La tragédie que vit en ce moment le peuple haïtien après le séisme qui dévasta le Sud d’Haïti le 12 janvier aura aussi été marquée par le passage d’un nouveau palier dans l’échelle de l’instrumentalisation des images. Exciter l’émotion plutôt que de susciter la réflexion et accompagner la compréhension n’est pas un procédé nouveau dans le jeu des grands médias audiovisuels internationaux. Mais jamais les chaînes télévisées n’avaient montré autant d’avidité à abreuver d’images de douleur vive, de violences et de désespoir. Cadavres qui jonchent les rues, hommes en armes, individus qui se ruent sur des vivres largués par hélicoptères, secouristes attaqués par des bandits. Il aura fallu une semaine pour qu’apparaissent les premières images montrant les actes de solidarité et la mobilisation de la population haïtienne. Pour que les Haïtiens cessent d’apparaître sur les écrans uniquement comme des victimes passives ou réduits à la violence pour survivre. Les gens avaient tout perdu, on les privait encore de la pudeur et de la dignité dans la souffrance et la peur du lendemain.
Intolérable est la misère d’Haïti qui a rendu possible un tel désastre. Inacceptables aussi sont les images dégradantes et les discours médiatiques qui répandent la rhétorique de la fatalité et de la faute. Haïti, » pays maudit « , sur lequel » le sort s’acharne « , » condamné au malheur « , victime d’une » malédiction « , pouvait-on lire dans les titres. Les professionnels de l’information ont répété en toute bonne conscience les sermons apocalyptiques des évangélistes qui imputent les malheurs du peuple haïtien à un pacte passé avec le malin, et ce depuis les » campagnes antisataniques » de l’époque de l’occupation américaine du début du XXe siècle qui rasaient les péristyles vaudous et persécutaient les vaudouisants, c’est-à-dire la quasi-totalité de la population haïtienne.
L’atrocité des images et l’indécence des commentaires ne sauraient occulter les raisons d’un tel désastre. L’extrême fragilité de ce pays ne doit rien au hasard ou à la fatalité. Haïti est l’histoire du peuple qui le premier s’est libéré de l’esclavage, en mettant en déroute l’armée napoléonienne, qui a été en retour isolée par l’Occident pour que sa révolution ne s’étende pas au-delà de ses frontières. Qui a dû rembourser à la France une dette impayable (150 millions francs or réclamés en 1825) pour prix de la reconnaissance de son indépendance. Qui a subi les dictatures les plus féroces, soutenues par la France et les États-Unis, quand les nations du Nord avaient décidé de briser les velléités de révolution socialiste, qui a été assujetti par les institutions financières internationales à des plans d’ajustement structurels qui ont miné les fondements de l’économie agricole et des services publics, poussant des millions d’Haïtiens vers les bidonvilles de la capitale et les usines de manufacture multinationales. Un peuple qui a finalement été mis sous perfusion d’aides financières dans le but d’endiguer les flux de migrants vers les côtes de la Floride et des Antilles françaises ; pays ignoré et méprisé, donc, qui n’a jamais compté que sur lui-même et la torrentielle énergie qui irrigue sa culture pour garder la tête haute dans cette lente descente aux enfers.
Car si, pendant que les yeux sont fugitivement fixés sur la première république noire de l’histoire, chacun aujourd’hui se demande par quelle malédiction Haïti s’est retrouvée dans cet état de délabrement, personne ne s’est demandé comment elle y a dignement survécu jusqu’à maintenant. Ainsi, plutôt que de la malédiction, l’esprit superstitieux pourrait y voir un miracle : celui d’un pays qui fait face depuis deux cents ans à l’oppression et la misère, qui résiste dans les conditions les plus difficiles du monde contemporain.
C’est justement ce que les caméras n’ont pas su capter : malgré la violence, la misère et la destruction, les habitants résistent au chaos par des gestes de solidarité et d’inventivité auxquels ils ont toujours eu recours. Au cur de la tourmente et de l’incertitude, un nombre important de gens s’est immédiatement mis à porter secours aux autres, à essayer de s’en sortir collectivement. Les gens s’entraidaient, pour déblayer les corps, sortir les survivants, pour permettre aux gens de communiquer avec leurs proches, de recharger les téléphones portables sur des batteries de voiture. Des comités de quartier se sont organisés pour gérer les ressources collectives, essence, eau, nourriture et génératrices. Infirmiers et guérisseurs traditionnels se sont retrouvés au chevet des blessés. Beaucoup des étrangers travaillant en Haïti, attachés à la population haïtienne, ont refusé d’être rapatriés, et sont restés pour participer à l’aide d’urgence.
Dans plusieurs villes du sud de l’île, qui ont subi autant de dommage que la capitale et sont restées plusieurs jours coupés de l’extérieur, les habitants se sont organisés pour porter secours aux blessés, enterrer les morts, distribuer équitablement les vivres et les soins malgré l’urgence. Comme à Jacmel, située à quarante kilomètres de Port au Prince, où la population a réagi collectivement à la catastrophe, alors que les premiers secours ont mis plus de six jours à arriver. Une école de cinéma, qui a vu le jour en 2008 dans la municipalité, s’est improvisée comme centre de communication. En dépit des dommages matériels et humains subis, les étudiants depuis le jour du drame ont récupéré le matériel audiovisuel en état de marche et sont à pied d’uvre pour filmer les images et transmettre les informations qui permettent de garder contact avec l’extérieur (1). Les reportages qu’ils diffusent montrent une toute autre réalité que celle dépeinte par les chaînes de télévision internationales. Ils témoignent d’un tissu de solidarité sociale, et de l’engagement sans faille des jeunes haïtiens pour faire face au drame, pour peu qu’ils disposent de quelques moyens et de formation.
Tout visiteur qui s’aventure en Haïti est frappé par cela : l’énergie qui anime si puissamment ses habitants et donne à toute chose dans ce pays une mystérieuse intensité. Haïti a des millions de gens qui l’expriment dans des gestes du quotidien, il a des poètes, des peintres, des écrivains pour le raconter. Sait-on que ce petit croissant d’île plissé dans l’échancrure de la Caraïbe, en dépit de l’analphabétisme écrasant, est le foyer de production de littérature francophone le plus dynamique en dehors de la France ? Que la poésie y a une place de choix dans les programmes scolaires ? Que dans les bidonvilles, la peinture est aussi populaire que le football ? L’on y peint ses rêves, comme on rêve d’un autre avenir.
» Quand tout tombe, il reste la culture, témoignait l’écrivain Danny Laferrière après la catastrophe. Et la culture, c’est la seule chose que Haïti a produite. Ça va rester. Ce n’est pas une catastrophe qui va empêcher Haïti d’avancer sur le chemin de la culture. Et ce qui sauve cette ville, c’est le peuple. C’est lui qui fait la vie dans la rue, qui crée cette vie » (2).
Il y a tout à refaire, mais les Haïtiens savent le faire, recommencer. Ils y ont été contraints tout au long de leur histoire. Ils ont montré ces jours-ci encore qu’ils ont en eux ce qu’il faut, le courage et l’obstination. C’est dans cette culture, de solidarité et de créativité, que se trouveront aussi sans aucun doute les ferments de la reconstruction, et peut-être d’un avenir plus radieux que le passé pour le peuple haïtien.
1.Site de l’école du film de Jacmel Cinélekol : www.cineinstitute.com
2. http://www.cyberpresse.ca/international/amerique-latine/seisme-en-haiti/201001/13/01-938869-le-message-de-dany-laferriere.php. Dany Laferrière a été récompensé du prix Médicis en 2009 pour son livre « L’énigme du retour », publié aux éditions Grasset.///Article N° : 9276