A partir d’une photo publiée à la » Une » d’un quotidien sénégalais, Ibrahima Sarr montre à quel point l’éducation à l’image est fondamentale.
Imaginons cette scène : Jacques Chirac, élu au second tour de l’élection présidentielle de 2002 face à Jean-Marie Le Pen, se prosterne devant le Pape Jean-Paul II et lui demande de formuler des prières pour la prospérité de la France ! Voilà de quoi faire la » Une » de tous les quotidiens. Ce serait la photo de l’événement. Mais elle ferait désordre parce qu’elle n’appartient pas à la culture des Français. Cette image s’inscrirait ainsi dans un contexte où depuis la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, la séparation de l’Etat et de la religion est complète.
Reprenons la même scène dans un contexte différent, sénégalais en particulier, avec comme acteurs le vainqueur de l’élection présidentielle de l’an 2000, Abdoulaye Wade, et le Khalife des Mourides, Serigne Saliou. Le premier est venu remercier le second de ses prières. Cette image à la » Une » des quotidiens sénégalais a provoqué l’indignation des cercles intellectuels dakarois. Les défenseurs de la laïcité ont profité de l’occasion pour cogner à bras raccourcis sur le nouveau pouvoir. Ils ont vu à travers la photo Wade-Serigne Saliou une » République humiliée » ou une » République couchée » devant les marabouts qui ne sont, à leurs yeux, que des courtiers embourbés dans des relations clientélistes avec le pouvoir politique. Un signe que la photographie de presse laisse rarement son public indifférent. Mais son interprétation ou sa lecture exige une maturité de l’il et surtout une prise en compte de ses contextes de production et de réception. La photo Wade-Serigne Saliou, loin de traduire une soumission du temporel au spirituel, reflète l’imaginaire du pouvoir que la culture sénégalaise a produit, avec ses modes d’institutionnalisation dans les structures politiques et les codes sociaux, ses modes de légitimation. Elle fait ressortir l’économie symbolique des messages mass-médiatiques et des récits qu’ils inscrivent au sein d’une société. En d’autres termes, les médias permettent à des langages de faire partager à une société donnée des rituels, des normes et des valeurs.
Le jour même de la reconnaissance par Abdou Diouf de sa propre débâcle électorale, Abdoulaye Wade se rend à Touba, la » Mecque » des Mourides. Son voyage a été largement couvert par la presse quotidienne. A la » Une » de son édition du 21 mars 2000, Le Matin titre : » Serigne Saliou intronise Wade « . Au-delà de l’information, c’est surtout la photo qui suscite la curiosité des lecteurs. Nous y voyons Wade, assis à même le sol, discutant avec le Saint-Homme calé sur son fauteuil. Le cadrage montre bien que la photo est un instantané. Elle a été prise sur le vif pour immortaliser l’événement : la première fonction assignée à la photographie d’actualité n’est-elle pas d’installer son lecteur dans un » croire vrai » pour lui faire accepter » l’objectivité » de son discours, la preuve de l’existence des faits qu’elle rapporte ?
A considérer la posture des deux hommes, c’est le marabout qui détient bien l’autorité. Wade s’est rendu à Touba en tant que taalibe disciple pour remercier le marabout d’avoir contribué, par ses prières, à son succès électoral. Il faut préciser que dans la doctrine mouride, pour obtenir la grâce, le taalibe doit une obéissance totale, une soumission absolue à son marabout. Ce qui nous semble important, c’est la forte charge symbolique portée par cette photo. Depuis Barthes, nous savons que malgré son rapport au » réel « , la photographie est dotée d’une efficacité symbolique ; elle sert parfois de support aux mythes.
La charge symbolique de la photo Wade-Serigne Saliou est qu’elle renvoie au vestige d’une conception originelle de la royauté en Sénégambie. Le roi devait apporter la prospérité à son peuple. Selon le sociologue sénégalais, Abdoulaye Bara Diop, la fonction essentielle du souverain wolof était pacifique et protectrice. A cela se greffait une autre fonction d’ordre économique : le pays devait connaître l’abondance durant son règne (1). Abdoulaye Bara Diop soutient :
» Contrairement à la fonction pacifique et protectrice que le souverain avait les moyens de réaliser, moyens ne dépendant que de sa propre volonté, l’abondance, elle, ne s’obtenait que de manière magique. Les divinités devaient être favorables au souverain, sinon le pays connaîtrait la sécheresse et la destruction des récoltes par les sauterelles. Si ces calamités se prolongeaient- ce qui était un signe de défaveur divine le souverain, considéré comme un porte-malheur (aay gaaf), perdrait l’estime et le soutien des populations qui, alors, souhaitaient voire réclamaient sa destitution. Cette fonction d’abondance à réalisation magique est une survivance du pouvoir charismatique chez les Wolof » (2).
La fonction d’abondance apparaissait à travers le symbolisme des cérémonies d’investiture du roi wolof. Au Waalo, berceau des Wolof, le roi recevait des semences (3), prenait un bain rituel de purification et de sanctification, se mettait sous la protection des maîtres du culte magico-religieux. Il se retirait pendant plusieurs jours dans un bois sacré. C’est à l’issue de cette retraite qui avait pour but de le sacraliser qu’il entrait en fonction (4). Sous l’influence de l’Islam, ces rites vont être récupérés par les marabouts alliés au pouvoir monarchique.
Cette conception du pouvoir reste encore vivace au Sénégal. Elle a été » instrumentalisée » à la fin des années 80 par Sopi, le journal du Parti démocratique sénégalais (PDS) de Wade. Comme tous les coups sont permis dans le combat entre le pouvoir et l’opposition, les partisans de Wade avaient cherché à attirer l’attention de l’opinion sur la série de malheurs supposés s’être abattus sur le Sénégal afin de discréditer Abdou Diouf. Cet argument pouvait paraître imparable dans une société où l’irrationnel peut avoir plus de poids que le rationnel, où pour convoler en justes noces il faut consulter le charlatan du coin pour voir si la future mariée est née sous une bonne étoile, où également un homme congédié de son travail peut par exemple allègrement accabler son épouse sous prétexte qu’elle est un… » porte-malheur » ou à défaut prendre une seconde épouse conformément à la tradition et à l’islam pour rectifier le tir.
C’est ainsi qu’à la » Une » de son édition du 28 avril 1989, Sopi titrait : Aay Gaaf qui veut dire » porte-malheur » – pour caractériser Abdou Diouf. Dans le chapeau de l’article de » Une « , Sopi écrit : » On ne pouvait trouver meilleur qualificatif pour Abdou Diouf. Depuis qu’il est à la tête de notre pays, c’est la conjonction de tous malheurs sur le Sénégal « . Depuis 1981, avec l’arrivée d’Abdou Diouf au pouvoir, le Sénégal aurait connu une flopée de » malheurs « , comme l’exacerbation des revendications indépendantistes du Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC) ou la mort de nombreux militaires sénégalais au cours d’une intervention, en 1981 en Gambie, pour sauver le fauteuil du président Dawda Diawara. Il y eûtaussi les émeutes post-électorales de 1988 et l’instauration de l’état d’urgence, la radiation, en 1987, des policiers pour fait de grève, les pogroms sénégalo-mauritaniens d’avril 1989 avec son cortège de plus d’un millier de morts. On classerait ainsi dans le rayon des sinistres événements survenus sous Diouf, l’invasion des criquets, la grève des enseignants, l’invalidation de l’année scolaire et universitaire de 1988 pour cause de grève, les déchirements syndicaux, les tensions religieuses, la radiation du chef d’état-major général de l’armée nationale, le Général Tavarez de Souza, et d’officiers supérieurs suspectés de complot contre l’Etat. Enfin, avec les effets sociaux désastreux des politiques d’ajustement structurel, sous l’égide du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, les Sénégalais avaient le sentiment que le président Abdou Diouf était loin de leur apporter l’abondance, la prospérité. Bref, leur président était un » Aay Gaaf « , une sorte de mouton noir.
L’imaginaire du pouvoir lié à la prospérité explique la visite de Wade à Touba, sa quête de prières » afin de disposer des moyens physiques et intellectuels d’atteindre son objectif qui est le bien être des Sénégalais » (5). Nous sommes au cur du mythe de l’abondance. Dans une société fortement islamisée, les pratiques magico-religieuses font place aux prières du marabout considéré comme un Saint (Waliyu). Si l’on en croit Abdoulaye Bara Diop, les pouvoirs ésotériques des marabouts, leur érudition et leur piété sont, aux yeux des Wolof, les signes de leur élection divine (mayu yàlla). D’où l’importance des prières de Serigne Saliou à Wade. Nous sommes bien dans une cérémonie d’investiture avant l’heure. Ce qui donne du poids au titre de » Une » du Matin.
Interpréter une image à partir de ce que Roland Barthes appelle le sens dénoté premier ou littéral au détriment de son sens connoté symbolique peut conduire à des confusions très graves. Ce qui montre l’importance de l’introduction d’une éducation à l’image dans les programmes scolaires africains pour apprendre aux futurs citoyens à mieux décrypter les illustrations et à mieux appréhender les médias.
1. A. B. Diop, La société wolof : tradition et changement. Les systèmes d’inégalité et de domination. Paris : Karthala, 1981, p. 136.
2. Loc. cit.
3. B. Barry, Le royaume du Waalo, Paris : Maspero, 1972.
4. Ibid., p. 133.
5. Voir la » Une » du Matin du 21 mars 2000.///Article N° : 3328