Installée depuis 2002 à Dakar, la photographe martiniquaise Elise Fitte-Duval travaille depuis plusieurs années sur la représentation du corps et sur son langage dans la création chorégraphique. En prise avec l’environnement dans lequel elle évolue, ses derniers travaux témoignent des difficultés quotidiennes des dakarois vivant dans des quartiers touchés par les inondations récurrentes en saison des pluies. Après avoir exposé dans le cadre du Off de la dernière biennale de l’art africain contemporain en mai 2010, elle a présenté ses travaux au Théâtre Aimé Césaire en Martinique (du 12 au 21 juillet 2010) dans le cadre de
l’exposition » Vivre les pieds dans l’eau « .
Est-ce votre première participation à la biennale de Dakar ?
Non, j’ai exposé à plusieurs éditions. Dans le cadre de la biennale de 2008 j’ai participé à une exposition collective sur la danse. C’est un thème que je travaille régulièrement depuis 2002 : je suis les danseurs dans leurs créations. Mais jusqu’à présent, mes expositions se déroulaient toujours dans des endroits un peu éloignés du centre de la biennale. Cette année, j’ai décidé de chercher des lieux plus centraux, donc plus accessibles.
Vous présentez trois expositions abordant le thème des inondations et leurs conséquences sur le quotidien des habitants des quartiers inondés, mais vous les abordez de trois manières différentes qui semblent en adéquation avec les lieux d’exposition. Au Centre socio-culturel du Point E, les photos présentées témoignent d’un certain engagement, à la limite du militantisme. À la galerie Atiss, les photos sont très composées, jouant sur des jeux d’ombres et sur les reflets des couleurs dans l’eau. Enfin, dans le cadre du Festival Afropixel, vous présentez une photo de l’eau dans la rue qui sert de toile de fond à une animation numérique de moustiques réalisée par l’artiste dakarois Henri Sagna
C’est presque arrivé par hasard : Au Centre socio-culturel du Point E, j’ai pris la décision de montrer ces photos en regardant le travail du collectif » Impossible Sites » (1) qui travaillait avec des enfants des rues, qui ont eux-mêmes fait les photos. Je me suis rendue compte que ce travail allait de pair avec mes photos sur les inondations des quartiers défavorisés de Dakar.
Pour cette exposition au Centre socio-culturel, il manquait une coordination. Les autres travaux exposés au Centre allaient dans des sens très différents. Comme nous n’avons pas réussi à nous réunir pour en discuter, chacun a exposé sur l’espace qui lui a été désigné avec ses propres moyens.
À la galerie Atiss, les artistes étaient réunis sous le thème Corps et Âme et c’est la galerie qui a choisi des photos, non descriptives, assez symboliques et poétiques.
Je n’ai pas fait ces photos seulement pour la beauté, mais pour témoigner des conditions de vie que connaissent les habitants de ce quartier. Je me sens un devoir par rapport aux gens que j’ai photographiés. En me laissant les photographier, ils ont voulu que je montre leurs vies ! Si j’avais pu faire les choses comme j’en avais envie, j’aurais présenté ce travail au Centre socio-culturel de Pikine qui fait un travail important dans ce quartier. Ou bien, je les aurais accrochées sur de grandes bâches dans une rue chic de Dakar, où on oublie vite les inondations alors que les gens qui vivent dans les quartiers touchés y sont confrontés pratiquement toute l’année.
Pour le Festival Afropixel, nous avons coopéré en groupe avec le jeune artiste sénégalais Henri Sagna qui travaille sur les moustiques. Ses images de moustiques dessinés avaient besoin d’un peu plus de matière et j’avais les photos qui correspondaient. On s’est retrouvé par hasard dans le même groupe et on s’est rendu compte sur le coup que nos travaux se correspondaient.
Quelle était votre motivation en allant à Pikine photographier les inondations ?
En 2006, un artiste qui habite Guediawaye avait organisé une résidence d’artistes : il a eu un financement de la mairie pour faire des photos qui racontent la ville et on est parti avec une dizaine d’artistes à Guediawaye. C’était au mois de juin et même si j’en avais entendu parler par les médias, c’est lors de cette résidence que j’ai découvert dans quelles conditions les gens vivent dans ce bidonville installé dans une des zones les plus marécageuses de la ville. J’ai alors décidé de revenir en saison des pluies. En 2009 il a beaucoup plu et la situation est devenue très grave. L’actualité faisait qu’il fallait prendre des photos et j’ai passé tout le mois de septembre 2009 à en faire.
Il n’y a pas de voyeurisme dans vos photos où les postures des personnes photographiées sont très dignes
Mon but est de montrer comment les gens vivent. Le portrait implique toujours une relation très intense avec les personnes photographiées. Dans un portrait il y a un rapport au moi, il y a leur volonté qui s’exprime. Quand je suis allée voir les gens pour leur expliquer mon projet, ils ont dit : » montrez-nous, parlez aux autorités pour qu’ils voient dans quelles conditions nous vivons et qu’ils doivent agir ! « . Ils comprennent très bien le rôle du journaliste qui est de faire passer leur message.
Ces photos n’ont pas vraiment la vocation d’aller dans une galerie : pour l’exposition au Centre socio-culturel, nous avons pris le parti de les accrocher au mur sur du papier d’emballage, pour signifier que ce ne sont pas des photos qui se prêtent à la décoration des salons de familles aisées. Ce n’est pas leur but. Elles peuvent plutôt servir à une ONG pour accompagner ses actions.
Presque toutes les photos représentent des femmes…
Ce n’est pas un choix délibéré. Pour la série de 2006 je me suis intéressée au travail des femmes, les petits commerces qu’elles tiennent, les ventes qu’elles font devant leurs maisons. En 2009 j’ai travaillé avec les gens qui voulaient bien être montrés. Peut-être est-ce parce que je suis une femme que les femmes ont été plus réactives, mais c’est aussi simplement parce que c’était elles que je trouvais dans les maisons. Globalement, sans généraliser, les hommes vont à Dakar ou ailleurs pour travailler et les femmes restent à la maison. Je suis allée un samedi à Guediawaye et je me suis présentée au chef du village. Il a désigné un garçon pour me guider. C’est lui qui demandait au chef de famille, quand il était présent, si on pouvait faire des photos et le chef de famille demandait aux membres de sa famille de poser.
Ce garçon a joué un rôle important, car je ne parle pas wolof et cela pose souvent un problème pour communiquer avec les femmes. C’est beaucoup plus fréquent de trouver des hommes qui sont allés à l’école et qui parlent français que des femmes. Le fait est qu’au Sénégal j’ai du mal à aborder les femmes de façon plus intime. C’est un problème de langue, mais c’est aussi que, souvent, leur sphère de rayonnement est à l’intérieur de la maison qui est plus difficile à pénétrer pour une étrangère.
Comment avez-vous perçu le » Off » de la biennale cette année ?
Les grands spots du Off m’ont semblé présenter beaucoup de travaux tournés vers le marché, et j’ai eu du mal à trouver des uvres qui me parlaient.
En dehors de ça, j’ai vu quelques manifestations très intéressantes qui ont cherché le contact avec les habitants de Dakar. Notamment les danseurs de Scénographies urbaines, qui ont fait un défilé de tableaux touchant au théâtre et à la danse. Ils parlaient avec les personnes dans les rues, ils leur montraient les photos : c’est important ! Très peu de locaux participent à la biennale qui se déroule principalement dans les galeries, les lieux » chics « . S’il y avait plus d’événements organisés dans les quartiers, les habitants pourraient y participer. Il faut un lien qui popularise l’événement pour les inciter à venir. Et encore, pour des raisons de transports, les habitants des quartiers plus éloignés ne peuvent pas participer.
Quel impact la biennale a t-elle eu sur votre travail ?
Je crois que j’ai bien choisi les lieux où j’ai exposé. Mes photos ont été vues et c’était un objectif important pour moi. Par contre, les échanges avec les professionnels ont été moins fréquents et moins fructueux que lors des biennales précédentes. Artistiquement, les expositions de photos que j’ai vues ne m’ont pas inspirée davantage. Certaines manquaient simplement de qualité. D’autres mal exposées ou mal tirées montraient l’absence de post-production.
Comment avez-vous perçu le soutien que la ville de Dakar et les entreprises privées ont accordé à la biennale ?
Beaucoup de lieux se sont ouverts pour accueillir des expositions. Mais souvent, les entreprises accordent une place à une exposition dans leurs locaux, sans que l’espace soit repensé pour l’occasion. Les uvres se mélangent avec les produits en vente. Il serait intéressant qu’à l’occasion de la biennale une entreprise agisse comme un mécène en demandant à l’artiste d’intervenir dans l’espace ou sur un produit…
Il y a très peu d’endroits où cet espace a vraiment été accordé aux uvres. Un exemple est l’exposition collective organisée par Aïssa Dione, la directrice de la galerie Atiss, dans sa maison privée. L’espace est fait pour exposer et les uvres sont vraiment mises en valeur. Tandis qu’il y a des endroits comme les commerces, où les uvres sont accrochées là où il reste de la place. Ce n’est pas intéressant pour l’artiste. Ces expositions sont visitées pendant les premiers jours de la biennale par le public averti. Quant aux clients, ils ne se rendent pas forcément compte qu’il s’agit d’une exposition qui entoure les marchandises.
Quelles sont, selon vous, les perspectives de la biennale ?
Il faut que l’État se re-motive pour le Dak’art. Cette biennale a toujours reposé sur la volonté politique de l’État sénégalais. Mais en ce moment, la politique culturelle du Sénégal poursuit d’autres buts et il ne reste qu’à espérer qu’une fois ce but atteint, il va se re-engager pour la biennale. Les artistes et la société ont besoin de ce soutien.
Quel regard portez-vous sur les priorités de la politique culturelle du pays ?
L’État travaille sur un projet plus grandiose que la biennale qui est le Fesman III. Quoique la tenue du Festival mondial des arts nègres ait été reportée plusieurs fois, ils n’abandonnent pas le projet. Est-ce pour faire revivre les grandes idées des indépendances cinquante ans après ? Le festival avait lieu dans une époque de réaffirmation de soi face à la dévalorisation économique et culturelle exercée par la colonisation. La biennale est venue quarante ans après pour permettre aux artistes d’Afrique de se positionner comme faisant partie d’un pôle culturel. Pour moi, la question de la renaissance africaine ne se pose plus, mais il est question de savoir si cinquante ans après, on a repris pied et repris nos destins en mains. L’Afrique n’a pas besoin de renaître. Elle est là, elle vit !
1. http://isdanslaruefr.wordpress.com/Dakar, mai 2010///Article N° : 9596


