entretien d’Alexandre Mensah avec Thierry Prat

Lyon, septembre 2000
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Le projet de Partage d’exotismes est-il formulé de longue date ?
Le mûrissement a été très long. On a travaillé quasiment deux ans et demi avec Jean-Hubert Martin et Thierry Raspail sur ce projet. A l’origine, Thierry Raspail et moi sommes directeurs artistiques des biennales de Lyon. Très vite, on a découvert que mener une biennale tout seuls, c’était bien mais qu’il fallait savoir ouvrir. On a fait la première biennale en 1991et dès celle de 1993, on a commencé a inviter d’autres personnes, soit un commissaire général qu’on a choisi et à qui on a donné le thème pour qu’il fasse son travail tout seul. Mais on n’aime pas trop. Avec Jean-Hubert Martin, on avait été les rares conservateurs de musée et organisateurs d’expos enthousiasmés par les Magiciens de la Terre en 1989, exposition qui avait été très polémique et très mal reçue par la critique, tant française qu’étrangère. Elle a quand même totalement changé la vision que ce font les gens de musée ou même les galeristes. L’art n’était plus qu’occidental, européano-américain, mais s’ouvrait au monde. On a même acheté des pièces à l’époque de Sunday Jack Akpan, d’artistes africains qui nous intéressaient, et il y a des artistes chinois dont on a eu des dépôts. Cela a toujours été pour nous l’idée nouvelle du XXème siècle : associer les autres cultures et dire qu’aujourd’hui, on fait tous de l’art contemporain. Il faut arrêter de penser en terme d’ethnocentrisme, que tout se passe en Occident et que les autres pays ne produisent que de l’art d’aéroport comme la plupart des conservateurs de musée le pensent. Notre première biennale (L’amour de l’art), en 1991, s’intéressait à l’art français. La deuxième (Et tous ils changent le monde) s’intéressait aux limites de la modernité, à partir de 1918, avec Malévitch, Schwitters et Duchamp. La troisième s’est intéressée aux nouvelles technologies. La quatrième s’appelait L’Autre et parlait de l’altérité. Il est évident que la cinquième devait s’ouvrir à l’art du monde, en arrivant au fait du millénaire. C’est un peu un symbole. Très vite, on a donc appelé Jean-Hubert Martin en lui disant qu’on aimerait monter une biennale avec lui qui s’intéressait aux artistes du monde entier. Un Magiciens de la terre bis, en essayant de contrecarrer les critiques qu’il y avait eu sur cette première exposition qui était en fait un manifeste. On s’est aperçu qu’en tant que manifeste, les Magiciens de la terre pouvait être une exposition « fourre-tout », c’est-à-dire assez libre, et où le fait de montrer un artiste cubain à coté d’un Béninois et d’un Américain suffisait à être compris. Là, il s’agissait de structurer un peu plus pour essayer de faire une expo d’un autre genre. L’anthropologie s’est imposée comme ce lien entre notre culture et les autres cultures. On s’est donc entourés d’un certains nombre anthropologues tels que Marc Augé, Alban Bensa, Philippe Peltier, Jacques Leenhardt et Carlo Severi. L’idée de catégories anthropologiques nous est venue en ce que l’on pouvait présenter dans un même espace des individus qui traitaient d’une thématique assez proche d’une de ces catégories. Mais les anthropologues nous ont ri au nez en disant que l’anthropologie, ce n’était plus ça et qu’aujourd’hui, ils s’intéressaient aux peuplades du métro, qu’on pouvait trouver des catégories très différentes. Du coup, ça s’est fait de manière complètement pragmatique. Il y avait un certain nombre d’artistes occidentaux qui nous intéressaient et que l’on connaît plutôt mieux, naturellement. Jean-Hubert connaissait très bien les artistes des autres cultures. On a alors cherché à voir comment on pouvait mettre ces artistes dans un même espace, sans les critères esthétiques occidentaux habituels. On est sans arrêt revenus sur ces catégories. Chaque projet d’artiste nous faisait revenir dessus. Par contre, il nous est venu l’idée qu’il fallait un parcours imposé avec un début et une fin. Par exemple, il fallait que la catégorie qu’on a appelée entre nous « exotiser l’un l’autre » introduise la chose et qu’après, petit à petit, le discours se construise de manière visuelle. C’est pour ça d’ailleurs que chaque catégorie est introduite par un objet-guide, un objet-blason qui est un symbole de ce que l’on a voulu montrer, même s’ils sont un peu abscons et difficiles à comprendre pour les gens. Car une idée force qui nous a rassemblés avec Jean-Hubert Martin, c’est l’idée que la pensée visuelle existait.
De quelle nature a été le regard porté pas l’équipe d’anthropologues sur les travaux artistiques contemporains ?
Il n’était pas toujours évident pour nous d’avoir des critères de comparaisons pour juger des dossiers d’artistes notamment africains, envoyés par nos correspondants. Les anthropologues étaient parfaitement à l’aise avec tout ce qui était autres cultures et assez mal à l’aise avec des artiste reconnus occidentaux. Ils étaient très importants pour nous parce qu’ils nous permettaient de ne pas faire de contresens : on allait être jugés par nos pairs là-dessus. Et, en même temps, ce sont des gens qui sont extrêmement curieux. Quand on les mettaient en contact avec des artistes occidentaux qui avaient une pratique un peu abstraite pour eux, il rigolaient un petit peu mais ils s’y intéressaient tout de suite et ce sont des gens qui voient très vite tout l’intérêt d’une œuvre. Ceci dit, Jacques Leenhardt connaît très bien l’art contemporain, ainsi que Carlo Severi. Notre grand regret à tous, ça a été de se recentrer sur des anthropologues français ou vivants en France. Parce qu’évidemment, l’idée aurait été d’avoir aussi un anthropologue africain, ou un asiatique qui aurait eu, par exemple, un regard sur la peinture africaine. Cela aurait été intéressant parce que ça aurait été un vrai partage d’exotismes. Mais on ne les connaît pas bien. Je ne sais pas d’ailleurs s’il y a beaucoup d’asiatiques qui s’intéressent à l’art africain. Certains nous ont reprochés d’avoir un regard non pas colonialiste mais de la métropole sur l’Afrique ou sur l’Asie. Et le problème s’est principalement posé en termes budgétaire pour avoir un suivi du travail, chaque mois, avec des anthropologues résidant dans d’autres continents.
Avez-vous pu constater une évolution dans le travail de certains artistes africains depuis l’exposition événementielle des Magiciens de la terre ?
Suite au travail effectué par J-H. Martin, il y a eu une réelle découverte du continent. L’information a pour nous été beaucoup plus importante que ce qu’il y avait au moment des Magiciens. On a souhaité dans cette exposition ne pas avoir d’artistes des Magiciens. C’est quelque chose que l’on s’est imposé. Il n’y a qu’une exception – évidemment, il y a toujours une exception – c’est Esther Mahlangu, l’artiste Kwandebele (Afrique du Sud) qu’on a associé là à Sol Lewitt. Ils ont peint sur le même mur. Pour elle, les Magiciens, c’était sa première exposition. Depuis, elle en a fait des dizaines et des dizaines. Les Magiciens ont apporté ça. Il y a un certain nombre d’artistes qui ont été reconnus immédiatement comme des artistes contemporains. Chéri Samba est l’un d’entre eux. Après, il y a effectivement , comme dans les Magiciens, des artistes qui sont plus dans une tradition « classique » mais qui vivent la même contemporanéité que la nôtre. Et il y a des artistes africains qui sont beaucoup plus branchés déjà sur un marché de l’art occidental. Je pense à Barthélemy Toguo ou Pascale Marthine Tayou, par exemple.
Qu’elle est la position des anthropologues face à une œuvre d’art africain contemporain en évolution ?
Sur un travail comme celui de Barthélemy Toguo, les anthropologues regardent son œuvre comme celle d’un artiste africain mais qui vit en Europe, donc lié à l’immigration. Ces regards croisés montrent des gens confrontés à une culture européenne, qui en prennent et en jettent parce qu’ils apportent aussi quelque chose de leur propre culture. C’est ça qui est intéressant. Ce n’est pas une vision néocolonialiste. A partir du moment où l’on parle sans arrêt de mondialisation, de globalisation, on ne peut pas continuer à penser que l’art ne se développe que chez nous ! L’artiste africain qui est dans son village, comme Kolouma Sovogui qui peint les maisons, fait une œuvre. Il n’y a pas à le nier. Après, ce qui serait peut-être plus intéressant, ce serait de montrer dans une exposition une hutte guinéenne avec ses dessins plutôt que de montrer ses dessins sur toiles. On n’a pas cherché non plus à faire une lecture anthropologique de l’art. On cherchait juste à ne pas faire de contresens et à ne pas heurter non plus les sensibilités liées aux cultures. Notre notion de parcours et de catégories, c’est plutôt un guide pour montrer aux gens combien des oeuvres peuvent cohabiter et traiter d’une même thématique. La catégorie tatouer s’est imposée très vite. Avec le revival qu’il y aujourd’hui chez les Maori, les motifs de Kolouma Sovogui qui servent pour les peintures de maisons mais aussi pour les scarifications et les tatouages dans sa tribu, avec les gens d’Art orienté objet, avec tout ce qui se passe sur la côte Ouest, les rockers et autres tatoués de tous les cotés, toutes les cultures utilisent le tatouage. C’est une espèce d’invariant culturel autour duquel ont a taché de structurer des oeuvres.
Dans l’histoire occidentale, la notion d’exotisme est connotée par la distance, la superficialité, les stéréotypes d’un regard porté sur ces autres cultures. Assumez-vous cette vision sur un art contemporain mondial ?
Le titre était à l’origine un petit peu provocateur. En même temps, il nous est venu assez naturellement lorsqu’on a rencontré quelqu’un comme Cai Guo Qiang, artiste chinois qui vit à New York. Il disait que la première fois qu’il était arrivé à New York, c’était extrêmement exotique pour lui. Evidemment lorsqu’il annonçait aux New-Yorkais qu’ils étaient exotiques, ils n’y croyaient pas une seconde. On est toujours l’exotique de l’autre. On est toujours porteur d’étrangeté pour l’autre. C’est vrai que pour un chinois, rentrer dans un Mac Donald, c’est vraiment exotique. C’est donc l’étrangeté de l’autre et la notion de partage un peu judéo-chrétien, dans l’esprit, qui nous paraissaient convenir. C’est ça que l’on recherche. Ce n’est pas le regard d’un Occidental sur le monde asiatique, africain ou océanien. C’est un réel partage car on partage au moins le même temps. Notre partage d’exotismes partait de l’idée d’une générosité. Cela a été mal compris, mal perçu. On peut toujours jouer avec la polysémie des mots. Beaucoup n’ont vu que le coté péjoratif qui, à mon avis n’est pas intrinsèque au terme. Quand Nedko Solakov fait la hutte du chef africain qui collectionne de l’art contemporain, c’est un bulgare qui porte un regard sur l’art africain et sur l’art occidental, c’est une vision multi-facette de l’exotisme.
Vous êtes à la direction du musée d’art contemporain de Lyon. Prolongez-vous ce choix multiculturel dans votre politique d’acquisition d’oeuvres pour le musée ?
C’était déjà le cas suite aux Magiciens de la Terre. Pour cette biennale, nous avons commandé un certain nombre de pièces à des artistes qui ont été en partie financées par le musée. Ce sont des pièces que l’on va récupérer à la fin de l’exposition. On a aussi des collectionneurs qui veulent acheter et d’autres qui veulent déposer au musée. Depuis les Magiciens de la Terre, je pense qu’il est impossible de continuer à créer des collections qui soient uniquement occidentales. Non pas que je cherche à recréer le cabinet de curiosité des musées du XIXème : des artistes d’ailleurs doivent simplement aussi avoir leur place.
Ce sujet est-il présent dans le dialogue que vous avez avec d’autres conservateurs de musées d’art contemporain en France?
On dialogue effectivement avec les rares autres musées d’art contemporain qui existent en France. On se rend compte que le milieu des conservateurs de musée reste ethnocentrique et a beaucoup de difficultés à s’ouvrir aux autres cultures. Je pensais que dix ans après les Magiciens, ont arriverait à dépassionner le débat. Mais quand je vois les articles de presse, je me dis que le débat n’est pas clos, loin de là. C’est petit à petit, expo après expo que les choses vont rentrer dans les moeurs. Avant les Magiciens, il n’y avait pas une seule galerie américaine qui avait un artiste sud-américain, voire africain dans son staff. Aujourd’hui, la plupart des artistes chinois, africains qui sont dans cette expo ont une galerie aux Etats-Unis. Pour être cynique, cela fait partie du marché où il faut sans cesse renouveler les artistes. Au bout d’un moment, on n’arrive plus à renouveler les artistes occidentaux donc l’ouverture au monde est fantastique et permet ce genre de choses. C’est peut-être un peu cynique, mais à mon avis, beaucoup se sont rendus compte qu’il n’était plus possible de vivre en autarcie, qu’il pouvait en résulter une richesse intellectuelle et que l’art reprenait du souffle. Je pense que nos collègues qui sont réticents vont petit à petit s’y mettre. Nous, on va continuer à faire ce que l’on a toujours fait. On montre les artistes que l’on a envie de montrer, qu’ils soient occidentaux ou pas.

Thierry Prat est directeur artistique, conservateur adjoint du Musée d’art contemporain de Lyon///Article N° : 1557

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Les images de l'article
Catégorie territoires, Barthélemy Toguo, artiste camerounais, Transit, installation, 1996-1999. Toguo s'inspire du rapport souvent houleux de l'immigré africain avec les administrations liées au voyage (douanes, contrôleurs, etc..), à partir d'expériences vécues, burlesques et provoquées. Il sculpte le bois et utilise la vidéo © A.Mensah
Calixte Dakpogan, La Paix © Blaise Adilon
Jean Goba, sans titre © Blaise Adilon





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