[Extrait de FRICTIONS ]  L’Afrique passe son tour

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Là-bas, aucun discours présidentiel.
Pas de confinement. Pas de masques.
C’est à se demander si c’est nous, sur cette rive, qui sommes fous. 

Jeudi

Tout le quartier était à sa fenêtre. Comme chaque soir, nous étions tous souriants, applaudissant à tout rompre des gens que nous ne voyions pas mais que nous imaginions très bien, harassés par le manque de sommeil et le stress, mettant en jeu leur vie pour les nôtres. Des crépitements nourris de sifflements, de « bravo ! », de larmes. Puis les fenêtres se sont fermées et nous sommes rentrés chacun chez soi.

Samedi 

Il y a d’abord ma mère. Souriante, ma mère. Aussi naturelle qu’on puisse l’être quand on pose accroupie devant un bosquet. Puis, derrière elle, il y a le jardin. Les hibiscus, les becs de canard, le yuca, les roses et les rosiers nains, l’aloe vera, les anthuriums crèvent littéralement l’écran. Ceux que je vois et ceux que je devine. Tous refusent que leurs teintes chaleureuses et leur parfum capiteux soient mis en sourdine par une quelconque inquiétude. Je cherche une profondeur, une troisième dimension, en vain. Il faudra en rester là : un grand sourire et d’exquises fleurs tropicales. En ces temps inquiets, cette bulle d’insouciance acheminée par Whatsapp est parfaitement cynique et décalée, mais n’a aucune intention de s’en excuser.

Lundi

Cette insouciance, qui manifestement ne nous quitte jamais. Je ne sais pas pourquoi je dis « nous ». Moi, je suis paraît-il dans la catégorie des « Blancs », des gens pressés et stressés, trop sérieux, pas drôles. Cela dit, je reçois les GIF et vidéos humoristiques de ma mère avec un agacement d’autant plus grand qu’il est souvent précédé, je l’avoue, d’un demi-sourire. Il vaut mieux ces bêtises sur les maris qui ne peuvent plus voir leur maîtresse à cause du confinement, sur les filles qui prétendent être malades pour soutirer de l’argent aux gars, sur notre Président qui préfère aller se confiner en Suisse, plutôt que ces vidéos expliquant que le virus ne tue pas les Noirs…. 

Rions donc. Comme disent les Camerounais, vivons seulement. Le cliché du bon sauvage qui a la pêche et la banane envers et contre tout gagne en réalité, dans ces moments troubles.

Dimanche

Que cela soit bien clair, nous sommes le peuple élu. Qui subit depuis cinq siècles tous les outrages dont l’humanité est capable, mais le peuple élu quand même. J’admire la manière dont les vaincus se convainquent qu’ils ne sont pas si vaincus que ça et que, dans une autre dimension, invisible du commun des mortels, ce sont eux les vainqueurs, ce sont eux qui ont défait et humilié, et non pas qui ont été défaits et humiliés. Nous sommes esclaves, nous sommes pauvres, nous sommes méprisés de tous, nous sommes ignorés, nous sommes discriminés, nous sommes objectivés, mais ne vous y trompez pas : nous sommes des princes, nous sommes riches, nous sommes enviables et enviés, nous sommes respectés et craints, nous sommes déifiés, les vrais savent. Cette rhétorique permet de continuer à endurer les souffrances, générations après générations. On les retrouve, ces lexiques de fierté, de force, de puissance, de résilience, d’exceptionnel insoupçonné, chez toutes les minorités – les femmes en savent quelque chose, et en particulier les femmes noires avec ce concept du #blackgirlmagic, qui dit « vous êtes extraordinaires » et signifie « de toute façon, vous vous en sortez toujours, donc… ». Ces lexiques permettent de résister en faisant croire que l’on courbe l’échine. Ou de courber l’échine en faisant croire que l’on résiste. Nous sommes le peuple élu. Et votre virus ne nous peut rien. Enfermez-vous, mourez en masse, portez des masques, nous serons épargnés.

Mercredi 

Vendredi

J’ai fait un certificat d’hébergement pour ma mère, qui devrait venir cet été. Comme elle n’a trouvé personne qui voyagerait ces jours-ci et pourrait lui remettre le document, j’ai dû me résoudre à l’envoyer par Chronopost. Une heure et demie de queue devant le bureau de poste. Puis quinze minutes d’attente, le temps que la dame vérifie que les frontières camerounaises sont toujours ouvertes. Puis 61€.

Mardi

Mercredi

Jeudi 

Là-bas, aucun discours présidentiel, pas de confinement, pas de masques. C’est à se demander si c’est nous, sur cette rive, qui sommes fous. Si quelque chose nous a échappé.

Lundi

… Se laver les mains à l’entrée et à la sortie à l’aide du savon et de l’eau chlorée à 0,5%, aux points d’eau installés à cet effet ou à l’aide d’une solution hydroalcoolique présente au niveau de l’accueil des différents locaux…

Le français du Cameroun, ce sont des mots qu’on n’entend que là-bas, ou que là-bas de cette manière. Certains existent dans le dictionnaire, d’autres non, et peu importe. C’est l’usage qui fait foi, qui fait loi. « Regarde tes bras ! va te oindre ! », « il a la dysenterie… », « pousse un peu les tables-bancs », « On se voit jeudi surprochain ».

On y aime aussi « le gros français », inaccessible au quidam mais qui de toute façon n’impressionne que celui qui l’emploie. Des « points d’eau » ? Aka, tu ne pouvais pas dire les robinets ? Tu es en France ! 

Et enfin, le français du Cameroun, ce sont aussi parfois ces mots, que même l’homme de la rue comprend parfaitement, mais qui ne correspondent à aucune réalité. On les entend, on en appréhende le sens, mais ce qu’on capte surtout, c’est leur vacuité, l’absurde copier-coller qui leur a donné naissance. On les plaint presque, ces mots transfuges : d’un monde où ils étaient quelqu’un, ils sont arrivés dans ce pays qui les ignore. Par exemple, « se laver les mains », dans un pays où la majeure partie de la population n’est pas raccordée à l’eau courante (essentiellement parce que le financement du projet n’est jamais arrivé là où il devait) et la minorité privilégiée subit des coupures tellement fréquentes et longues que chacun – enfin, ceux qui peuvent se permettre – a dans sa cour un forage. Pas besoin d’autorisation. Tu paies, on creuse. Et puis, au pire : tu paies, on te fait l’autorisation.

« Se laver les mains », donc. Mais aussi « tout contrevenant se verra interdire l’accès aux locaux ». Moi-même en recopiant cette phrase, je suis prise d’un fou rire. Qui va empêcher qui d’entrer à la mairie sans masque ? Remarque, ça dépend. Si c’est un « grand quelqu’un », ces gens qui ont des chauffeurs, le vigile le laisse évidemment passer : « bonjour, chef ! ». Si c’est un pauvre hère comme lui, bien sûr que oui. Une personne qui vit dans la classe sociale au-dessus… peut-être, qui sait ? Il n’y a que les gens qui ont des têtes d’intellectuels, grosses lunettes, petite poche, ou alors les mbenguistes comme moi, pour qui ils se prennent, d’abord ? Oui, avec ceux-là il fera probablement du zèle. « Vous connaissez le règlement, madame. C’est écrit ici, je pense que vous savez lire. Je vous dis que vous ne pouvez pas entrer sans masque ».

Vendredi

Ce sont encore les responsables d’ONG, encore des hommes et des femmes non africains, qui s’inquiètent de l’impact potentiel du virus en Afrique, qui publient des tribunes demandant l’ouverture des frontières au personnel soignant et au matériel médical. Nos gouvernements, eux, restent silencieux. Nous, on est 50 000 pour suivre les live de Lady Ponce sur Facebook. On s’envoie des photos de nos tenues parfaitement coordonnées, masques assortis à la robe ou à la chemise. « Si on t’explique le Cameroun et que tu comprends, c’est qu’on t’a mal expliqué ».

Samedi 

J’essaie de ne pas penser à ce que je sens se profiler : la grogne sociale, l’armée, les milliers de morts, les scènes de pillage. La question muette : des violences et de l’épidémie, qui tuera le plus ? Et l’autre question que nous, les gens de la diaspora, n’osons pas encore nous formuler consciemment : qu’allons-nous faire, nous qui avons l’obligation, mais aussi la chance, de rester cloîtrés chez nous, qu’allons-nous faire pour sauver les autres ? 

Nous sommes condamnés à regarder. Regarder l’Afrique réagir avec ses émotions, son vécu, sa réalité. Ses erreurs, peut-être, aussi. Et alors ? Nous sommes condamnés à la laisser être, et la laisser faire à son rythme. Et plus tard, vivre avec le fait de n’avoir rien pu faire.

Dimanche 

On est je ne sais plus quel jour, et rien n’éclate. Pourtant, un article du Monde disait qu’il y a 7 respirateurs pour 1000 personnes en France et… 0,3 en Afrique. Selon toute logique, Whatsapp devrait bruisser de nouvelles affreuses et de photos glauques, non ? 

Il y a les médias traditionnels qui constatent que « pour l’instant, l’Afrique est relativement épargnée par le virus », les articles afro-optimistes qui soulignent toutes les innovations en cours sur le continent, et les afro-militants qui rappellent la richesse de la pharmacopée traditionnelle africaine. Et il y a moi, qui ai ingurgité trop d’Africa-bashing en vivant ici, et suis incapable de croire en ce continent.

Lundi

On dit #restezchezvous mais quand même #soyonssolidaires. Prenez soin de vos voisins, de vos aînés. Et quid des proches qui sont loin ? Qui n’ont jamais été aussi loin.

Mercredi 

Au Cameroun, un deuil est avant tout un défi logistique. Des centaines de personnes – commander à manger, éviter les intrus, s’assurer que personne ne vole de chaises ou de bouteille de bière. La douleur d’avoir perdu quelqu’un qu’on aime doit se faufiler entre les coups de fil, les réunions de planification, les prévisions budgétaires. C’est en tout cas comme ça que j’ai vu ma mère vivre la perte de sa propre mère, il y a dix ans.

Depuis, je me prépare à devoir gérer ça moi aussi, un jour, quand mon téléphone sonnera pour ça. D’abord la logistique, amplifiée par mon statut de repat qui ne connaît pas les codes, et seulement après, violente comme un boomerang, la douleur. Mais si ça devait arriver aujourd’hui, dans ce contexte, pas de voyage, pas de repas, pas de bouteilles de bières. Pas de logistique. Rien pour ancrer la réalité dans le corps et dans l’esprit.

Lundi 

Dans sa troisième allocution, le Président français a évoqué l’Afrique. Qu’est-ce que j’étais touchée ! Comme un fan qui écoute une chanson et se dit « ce passage-ci, on l’a écrit pour moi ! ». Comme quand je lis un article qui emploie l’écriture inclusive. 

Au milieu de mes tribulations internes de citoyenne du monde, dit-on, écartelée entre un monde qui gagne et un monde qui perd, le premier souvent au détriment du second, le fait que le gagnant, qui incarne tous mes privilèges, ait une pensée, de la considération peut-être, en tout cas une mention, pour le sort du perdant, qui incarne mon enfance et beaucoup d’êtres chers, me réchauffe le cœur. Ça n’empêchera pas Trump de suspendre la contribution des Etats-Unis au budget de l’OMS. Ni le G20 de se faire prier pour accorder un moratoire sur la dette des pays africains. Et je devrai encore me débrouiller avec le fait que, bon gré malgré, je suis du côté des gagnants. Toujours cette impression de trahir quelqu’un.

Donc oui, je m’accroche aux propos présidentiels parce que je veux croire que, même écrits par des plumes plus stratèges que sincères, ils m’ôtent un peu de culpabilité et de souci. La France pense à l’Afrique, donc la France va peut-être « faire quelque chose ». Je pourrai me reposer un peu sur l’idée que les autres miens, là-bas, ne sont pas totalement abandonnés puisque la France, certes pas moi, « fait quelque chose ».

Jeudi 

Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

Centre d’Analyse, de Prévision et de Stratégie

NDI-2020-0161812 (cercle ouvert)

Le 24/03/2020

Note diplomatique – pour destinataires in fine

Objet : Note du CAPS : « L’effet pangolin » : la tempête qui vient en Afrique ?

Résumé : La crise du Covid-19 peut être le révélateur des limites de capacité des Etats, incapables de protéger leur population. En Afrique notamment, ce pourrait être « la crise de trop » qui déstabilise durablement, voire qui mette à bas des régimes fragiles (Sahel) ou en bout de course (Afrique centrale). Vu d’Afrique, le Covid-19 se présente sous la forme d’un chronogramme politique qui va amplifier les facteurs de crise des sociétés et des Etats. Face au discrédit des élites politiques, il convient de trouver d’autres interlocuteurs africains pour affronter cette crise aux conséquences politiques.

Samedi

On est bien, n’est-ce pas, dans le pays hôte ? On gagne sa vie en euros, on aide la famille restée là-bas, on est fiers de dire qu’on est médecin (oui, oui, je soigne les Blancs !), mais quand surgit le virus, on se découvre prisonnier, ligoté ici contre son gré (je dois soigner les Blancs jusqu’à quand ?). Aller au paradis oui, mais pas mourir. Surtout pas.

Lundi

Mercredi

Le silence. 

Il y a en France ce silence. Dans les rues, dans les cours d’immeubles, dans mon appartement. La vie ne s’est pas arrêtée – il y a les rires d’enfants, les jeunes qui traînent, les applaudissements à vingt heures, la queue devant les pharmacies, les éboueurs. Ce qui s’est arrêté, c’est la course effrénée des pays dits développés, le ballet perpétuel et insensé des choses et des gens pour produire et consommer toujours plus. J’entends les oiseaux chanter, j’entends mes enfants apprendre, j’entends mon cœur battre, j’entends la vie se déployer chez mes voisins, j’entends le silence et j’entends l’espoir d’une renaissance prochaine.

Il y a, venant du Cameroun, du silence aussi. Mais un autre silence. Dans un pays où le Président ne s’est toujours pas exprimé et les rumeurs courent qu’il serait mort, c’est un silence pour moi terrifiant, un silence de bombe à retardement. Tous les jours je me réveille en pensant : « tiens, toujours rien… », sans parvenir à être soulagée ou reconnaissante pour autant.

Le silence.

J’attends ce que je n’espère pas.

La suite de cette nouvelle, et l’intégralité de la série « Reste loin si tu m’aimes » à lire sur le nouveau magazine en ligne Frictions : https://frictions.co/ . Pour en savoir plus retrouvez l’interview des fondateurs : http://africultures.com/frictions-nouveau-magazine-litteraire-digital/

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