Depuis 2009, le FIFDA propose au début septembre à Paris des films de la diaspora africaine, souvent en première française, avec des débats et des réceptions. Ce sera donc du 6 au 8 septembre un programme chargé dont nous explorons ici la diversité.
En fictions, une panoplie de démarches
Le cinéma populaire n’est pas à mépriser. Qu’il soit sous forme de série ou d’œuvre unique, il s’attache à des personnages très typés qui vont poser des problèmes moraux que tout un chacun peut rencontrer dans sa vie, et le fait au-delà des normes, ce qui invite chaque spectateur à se positionner. Il ne manquera pas de le faire avec ses amis en sortie de salle ou à la moindre occasion. Le cinéma populaire agit ainsi comme facteur d’éducation citoyenne. S’il n’est pas trop idéologiquement marqué, il n’impose pas forcément une attitude ou une solution mais met en exergue les questions que chacun peut se poser à la faveur d’un récit mobilisant suspens, quiproquos, coups de théâtre et une bonne dose d’humour aussi bien dans les dialogues que dans l’évolution des situations. Le spectateur est invité non à s’identifier mais à se lier d’affection avec des personnages qui sauront se débrouiller dans la complexité de la vie.
Tout à fait réussi, Taane, d’Alioune Ifra Ndiaye (qui dirige le théâtre Blonba à Bamako) est de cette veine et n’hésite pas à puiser dans l’expérience du koteba. Sa foison de clins d’œil culturels, qu’ils soient dérision ou respect de la tradition selon les cas, n’empêche pas de suivre une intrigue simple : un père s’obstine à refuser la main de sa fille à l’homme qu’elle aime, sous prétexte qu’il est bossu. Ces références posent les caractères, donnent de la couleur au récit et sont l’occasion de multiples suggestions pour le faire avancer. Le début du film pose Taane comme une femme forte, qui sait se faire respecter. Fidèle à ses trois maris, elle s’affirme à la fois chrétienne, musulmane et animiste (aux funérailles, on rajoutera même agnostique !). En somme un sommet de la tolérance qui devrait régir la société. Face à l’adversité, en femme émancipée, elle improvise et ne lâche rien.
Elle peut se le permettre : le film ne se déroule pas en milieu défavorisé si bien que la dimension sociale n’est jamais un obstacle, même pour amener par avion toute la famille voir un proche à Abidjan. « Elle est belle, elle est claire, elle est instruite » : Fousseyne répète à tous vents les qualités de sa fiancée, sans que personne ne remette jamais en cause cette magnification de la peau claire qui mène à la catastrophe des dépigmentations. Quant à Taane, elle défend doctement lors de sa tontine une conception rousseauiste de la démocratie « qui ne saurait être le pouvoir de tous » puisque résultante d’un contrat social passé aux élections. En dépit de ces limites et du fait que le problème ne sera pas résolu par la conversion du père « aigri » à la tolérance, Taane marie brillamment distraction et implication.
En première française, Doubles de Ian Harnarine (Trinidad & Tobago/Canada, 72′), qui développe ici en long son court métrage de 2021 Doubles With Slight Pepper, reprend l’histoire cent fois vue d’un jeune sans nouvelles de son père émigré et qui va renouer contact. Il la renouvelle cependant, sans doute grâce au fait qu’il l’a lui-même vécue. Cette implication lui permet d’y ménager des scènes dont l’émotion découle simplement de cette sincérité. Mais il fallait aussi pour cela la qualité du jeu d’Errol Sitahal dans le rôle de Ragbir, le père de Dhani. Alors que Sanjiv Boodhu incarne la raideur d’un fils frustré de l’absence de son père, cette relation brisée va peu à peu retrouver vie, dans un dialogue salvateur certes mais aussi et surtout dans des échanges de sensibilité. Si le récit déjoue les logiques lacrymogènes habituelles, c’est aussi par sa dimension sociale, en intégrant les réalités de l’immigration de travail.
Il est en outre rare de partager ainsi la vie d’une famille indo-caribéenne, semblable à celle dont est issue le réalisateur. Les musiques et la thématique culinaire font le reste, sachant qu’Anita (Rashaana Cumberbatch) va également jouer un rôle central, si bien que l’harmonie culturelle n’y est plus une volonté mais un fait. Quant au titre, il faut juste savoir que les doubles sont des sortes de snacks très prisés dans les Caraïbes. Le reste est à découvrir.
Il est permis de rêver. C’est ce que fait la coproduction canado-kenyane The Wall Street Boy, Kipkemboi de Charles Uwagbai : ce jeune villageois est non seulement un génie des mathématiques mais il crée un algorithme financier révolutionnaire qui le rend extrêmement riche. Cela ne passe pas inaperçu et voilà Kipkemboi poursuivi par les gens de son village, les intérêts financiers américains et la police kenyane. Heureusement, des femmes sont là pour le soutenir : sa copine Chepchirchir et une activiste révolutionnaire. Heureusement, les médias sont bienveillants, qui rendent public son harcèlement. Et heureusement, il émeut le peuple qui se mobilise pour le libérer. Effectivement, on peut rêver, et n’est-ce pas une des fonctions du cinéma ? Le film en première française s’adresse à un public jeune, est dynamique et peu importe sa crédibilité, il fait rêver !
Se pose quand même : de quoi rêvons-nous ? « Sans argent, pas de choix et sans choix, pas de liberté » déclare l’activiste qui propose à Kipkemboi un mantra : « Tant que la pauvreté persiste, il ne peut y avoir de liberté« . En somme, devenez riche si vous voulez être libre. Certes, Marx l’a abondamment montré, la misère ne favorise pas l’émancipation, mais ce raccourci ne sert-il pas l’idéal de l’argent roi ? Heureusement, Kipkemboi saura s’en détacher, happy end !
Avec Citoyen Kwame, le Rwandais Yuhi Amuli poursuit sa voie de réalisateur-producteur indépendant avec un entre-deux films. Le FIFDA avait montré en 2020 et 2021 son premier long métrage chargé d’ironie, l’excellent Un morceau de notre terre (A Taste of our Land), un polar social et critique sur le néo-colonialisme (cf. critique dans l’article n°15167). On le retrouve à nouveau dans cette programmation. Un nouveau long est annoncé pour 2025, un film ambitieux au nom chargé, Exodus, mais en attendant de pouvoir le boucler, Yuhi Amuli nous propose un récit en noir et blanc, minimaliste bien qu’englobant de larges questionnements développant le précédent, où il interprète un homme coincé dans la maison de son père et qui ne peut en sortir sans obtenir un visa ! Là aussi, une ironie décapante : cet homme découvre sa condition héritée du colonialisme, dont il ne peut sortir qu’en reniant son appartenance, comme tant d’autres habitants du Sud global à qui l’on dénie la facilité de circulation de ceux du Nord. Un insert en début de film indique que le film est inspiré de sa propre histoire et espère « révéler la vérité que masque la réalité ». Les réflexions de ses personnages, blancs comme noirs, sont issues du quotidien : on les entend souvent. Et pourtant, elles sont effectivement révélatrices des préjugés et des contradictions, voire des compromis de tout un chacun.
Un Suisse désespéré par ses échecs tente de se suicider en pleine forêt. Cependant, une Tunisienne et sa jeune fille Emna y sont lâchées par un passeur qui prend peur devant les gardes-frontière. On s’en doute, il y aura rencontre de ces êtres plongés dans l’entre-deux. Elle ne vient que très lentement, doucement, pour tenter de faire sentir les obstacles (la langue : arabe / schweizerich), les craintes (les policiers rôdent), l’importance des objets que l’on recolle en même temps que l’on s’apprivoise. Le couteau suisse sert de lien, la façon de couper le pain sera le signe d’un apprentissage dans les deux sens… La mise en image privilégie les clairs-obscurs pour respecter ces ressentis et la mise en scène ne brusque rien, au risque de rester à distance. Emna de Bouslama Chamakh est ainsi une fragile tentative de rencontre interculturelle sur un pied d’égalité dans un no mans’land aussi psychologique que géographique.
Présenté en première française, Les Mules invisibles de Christophe Agelan aborde le milieu de la drogue en Martinique avec un thriller qui serait haletant si la mise en récit suivait. C’est une affaire de femmes, même si les hommes croient tirer les ficelles : Joshua, le trafiquant de cocaïne qui prend peu à peu le pouvoir à son retour d’Amérique du Sud, Tikou qui voudrait se retirer pour se marier et le chimiste Karl qui a lui aussi ses ambitions. Les femmes sont décidées : la journaliste Karine qui enquête sur le trafic de drogue, Enélia qui ramène des mules comme son amie Morgane… Tout ce monde interagit dramatiquement tandis que les troubles amnésiques de Paul, le compagnon de Karine et père d’Enélia que Galiam Bruno Henry interprète comme toujours avec souveraineté, devraient restaurer du lien mais sans succès. On sent que le film voudrait tourner autour des aspirations bloquées (sociales, justice, argent facile) et la responsabilité pour chacune de se choisir un destin mais peine à y parvenir dans la confusion d’une intrigue qui prend le dessus sur les personnages.
L’Histoire pour mettre en perspective le présent
Nadia Farès avait un père égyptien mais la famille de sa mère suisse a œuvré pour qu’il se fasse expulser… Elle grandira sans lui et ce film veut lui rendre hommage. Mais s’intéressant à sa position sur le patriarcat, c’est en fait aux femmes qu’elle rend hommage. Big Little Women, comme son nom l’indique, en suit trois générations qui défient les normes patriarcales à travers 75 ans d’histoire en Égypte et en Suisse. Alors que les femmes égyptiennes votent depuis 1956, les Suissesses attendront 1971. Mais les ambitions laïques de la politique nassériennes sont de lointains souvenirs après sa mort : le repli conservateur sadatien va faire régresser à nouveau la condition féminine. Née en 1931, l’intellectuelle féministe Nawal El Saadawi s’est enthousiasmée pour la liberté nassérienne. Elle ne cessera par la suite de combattre, ce qui la conduira à la prison et l’exil, mais laisse une abondante littérature à sa mort en mars 2021. Son extraordinaire vitalité traverse le film, tout comme celle des trois jeunes femmes qui lui rendent visite et lui font part de leurs doutes. Elles vont en vélo livrer des plats chauds aux femmes des banlieues pauvres, des femmes fortes qui leur font comprendre qu’elles ne les ont pas attendues pour éduquer leurs filles à résister au patriarcat, mais qui revendiquent de le faire dans le respect de la tradition (voile et excision)… Après avoir été saluées sur la place Tahrir, les femmes furent finalement violemment réduites au silence. Ces trois jeunes femmes développent avec d’autres une nouvelle manière de lutter, légère, pragmatique et efficace. Une nouvelle génération.
Il faut lire la biographie de Mario Delatour, à l’image d’un pays bouleversé par son Histoire ! Cela permet de voir Kafe Negro: Cuba et la révolution haïtienne (une histoire de migrations) avec un autre oeil et de dépasser la norme télévisuelle du 52 minutes (format permettant de remplir une plage horaire d’une heure avec déduction des publicités ou autres annonces) d’un commentaire explicatif sur des images illustratives. Ce qui nous est raconté là est l’histoire d’un peuple en migration, les Haïtiens qui durent d’abord suivre les colons français qui s’installèrent à Cuba pour échapper aux troubles de la révolution de 1791-1804 (comme le fameux Prudencio Casamayor), puis y émigrèrent par vagues pour y trouver du travail. Ils y apportèrent leur savoir-faire dans la culture du café et bien sûr leur force de travail à bas coût, sachant qu’ils y étaient aussi méprisés, mais non sans former peu à peu une diaspora encore active aujourd’hui : un million de Cubains sont de descendance haïtienne, et font vivre le créole ainsi que le vaudou. C’est ce vécu rapporté par de nombreux chercheurs et témoins qui soude ce film passionnant.
Présenter l’Histoire d’un pays en images d’archives est d’une grande richesse. C’est ce que fait aussi Tessa Leuwsha avec son portrait d’une colonie en marche vers l’indépendance, Mother Suriname (Mama Sranan). Mais ce flux d’images souvent colorisées ne serait pas aussi fascinant si ne s’y greffait le devenir de Fansi, la grand-mère de la réalisatrice, une blanchisseuse. Nous l’entendons en voix off nous raconter son histoire, qui est aussi celle de son pays entre l’abolition de l’esclavage en 1863 à son indépendance en 1975. Sa mère blanche et son père noir la font adopter en tant qu’esclave domestique. Lorsqu’elle tombe enceinte à un jeune âge, elle est quittée par son mari et elle déménage à Paramaribo pour offrir à ses enfants un avenir meilleur. Cette dimension personnelle apporte incontestablement au film une émotion et une beauté. Mais pas seulement : elle corrige par le témoignage vivant ce que les images coloniales ne disent pas, elles qui ne sont ni neutres ni objectives. A travers l’histoire de Fansi, ce ne sont pas seulement les traces du passé que nous découvrons mais combien nous élucidons notre rapport à ce passé à partir de notre vécu présent. Au-delà du Suriname jusque là fort méconnu, cette façon de présenter l’Histoire à travers la petite histoire d’une famille restaure les douleurs et les espoirs ô combien actuels d’un peuple travailleur et silencieux au service des puissants.
Mother Suriname Trailer from ArtMattan Productions on Vimeo.
Autour des Black Panthers
En 1971, les gardiens de sa prison de San Quentin à San Francisco découvrent une arme sur le militant Black Panthers George Jackson, connu pour ses dénonciations des conditions épouvantables réservées aux prisonniers noirs. S’en suit une tragique fusillade où trois gardiens sont tués, ainsi que deux prisonniers et Jackson lui-même, à qui Bob Dylan consacrera une célèbre chanson reprenant son nom. On accuse son avocat, l’activiste Stephen Bingham, de lui avoir fourni le revolver. Le déchaînement médiatique et la répression féroce et mortifère de cette période envers les activistes lui laissent peu de chances de démontrer son innocence : il s’enfuit. Poursuivi par le FBI, il change d’identité, s’éloigne en Europe, demeure une longue période en France et reste en exil durant 13 ans. Il revient cependant se livrer à la justice. Son procès dure deux ans. Ce sont tous ces moments que ses soutiens et lui-même racontent à la caméra de Catherine Masud dans A Double life (85′, 2023). Les archives décrivent une époque troublée et l’intimité peu à peu établie avec ceux qui l’on soutenu, à commencer par celle qui deviendra sa femme, permettent au film d’être à la fois édifiant et touchant. Laissant à chacun le temps de s’exprimer, il ne souffre pas trop de la logique américaine du découpage pédagogique des interviews. On découvre un homme attachant, engagé, courageux, qui n’a jamais rien lâché, même confronté à des situations dramatiques. Le suspens du jugement judiciaire captive encore davantage et tout cela donne un passionnant documentaire qui nous fait avancer d’un pas dans notre compréhension des luttes dans l’Amérique des années 70-80 et au-delà. On peut regretter cependant que le film ne choisit pas de creuser l’origine de la présence de l’arme dans la prison, possiblement liée aux conspirations pour détruire le mouvement des Black Panthers et celui des droits civiques. Il est vrai que cette question étant complexe, cela l’aurait détourné de cette biographie de Stephen Bingham. C’est ainsi sans doute davantage la double vie qu’il dût mener qui intéresse la réalisatrice, celle d’un homme qui dût mentir à tous ses proches pour ne pas les mettre en danger.
ADL Trailer_June 2021.mp4 from Catherine Masud on Vimeo.
En première française, Walter Rodney: what they don’t want you to know (ce qu’il ne veulent pas que vous sachiez), réalisé par Arlen Harris et Daniyal Harris-Vajda, son fils, est ce type de documentaire très fouillé qui dresse à la fois la biographie d’un personnage célèbre (documents et interviews de sa famille ou experts) et le contexte de son activité (archives de l’époque). Il fragmente tout le matériel ainsi rassemblé pour dessiner une démonstration argumentée, point de vue affirmé des réalisateurs au détriment de toute contradiction. Il en résulte un flot de paroles interrompu, la créativité se plaçant principalement dans le montage. Ce type de formatage audiovisuel à l’américaine proche d’une page wikipédia se fait au détriment des émotions que pourraient susciter le temps laissé au témoignage intime et la perception des contrastes qui font la vie car la beauté des hommes se loge souvent dans leurs faiblesses. Cela n’empêche pas ce film sur la vie du Guyanien Walter Rodney de dévoiler bien des choses et de nous faire découvrir un activiste trop méconnu et l’importance de ses écrits. Né en 1942 et assassiné en 1980 à Georgetown, militant de la cause noire, historien, universitaire et homme politique, il s’est engagé à fond pour la justice et représente une des figures majeures de la lutte pour les droits civiques, comme le confirme dans le film Angela Davis. Il fut victime dès l’âge de 19 ans de la surveillance et de la violente mise à l’index qui furent systématisées dans les colonies et en néo-colonie, ceux qui les exercèrent se retrouvant à leur retour au Royaume-Uni à les utiliser en Irlande-du-Nord.
Le film est essentiellement rythmé par le témoignage touchant de sa femme qui narre les exclusions politiques qu’ils vécurent avec leurs enfants, les forçant à se réfugier par deux fois en Tanzanie où se retrouvaient nombre de Black Panthers indésirables ailleurs, accueillis par le gouvernement anticolonialiste de Julius Nyerere. Mais de l’homme, nous ne saurons pas grand chose, le film privilégiant le récit, certes édifiant, de ses combats et de ses fuites. Cela nous renvoie au passé d’une lutte qui trouve ses prolongements dans le présent avec Black Lives Matter mais qui s’y serait davantage inscrit si sa femme avait pu rendre compte des hésitations, des craintes et des débats qu’ils ont pu avoir ensemble dans cette vie commune ballotée entre différents pays. Car c’est dans les contradictions du temps présent qu’il nous faut trouver aujourd’hui l’énergie de l’action.