Quelque fois qualifiée de littérature d’exil, la littérature haïtienne rassemble des écrivains dispersés entre les Etats-Unis, le Québec, la France, l’Afrique et Haïti. Trois romans récemment publiés illustrent la diversité des territoires : Edwige Danticat réside à New York et Dany Laferrière à Miami, après 14 ans à Montréal. Jean-Claude Fignolé, lui, a choisi de rester à Haïti. Pourtant, dans aucun de ces trois romans, il n’est question d’exil.
uvre de mémoire, le deuxième roman d’Edwige Danticat plante le décor sur l’île d’Hispaniola, partagée en deux en cette année 1937 : Saint-Domingue et les fils des colons, Haïti et les fils des esclaves. En 1937, le dictateur Trujillo, qui règne sur la partie hispanophone de l’île, orchestre le massacre de 20 000 Haïtiens, coupeurs de canne et domestiques, installés du mauvais côté du fleuve au nom funeste : le Massacre.
Pour conter cet épisode sanglant de l’histoire de l’île, Danticat donne la parole à Amabelle, servante haïtienne chez une jeune bourgeoise dominicaine avec qui elle a grandi, partageant jeux et secrets. Peut-être est-ce à cause de ces souvenirs d’enfance qu’elle se croit en sécurité ? Elle survivra en prenant la fuite et traversera le fleuve fatidique, mais tant d’autres y perdront la vie, y compris Sébastien, l’amant de la jeune Haïtienne.
Est-il possible de survivre au massacre sans oublier ? Comment continuer à vivre quand les jours semblent effacer toujours un peu plus les images des êtres défunts ? Amabelle ne peut se débarrasser de l’incertitude qui plane sur la mort de Sébastien et ne cesse d’en rechercher des preuves, incapable d’entreprendre une nouvelle vie.
Les rêves et les souvenirs viennent troubler le récit linéaire de Danticat. Ils occupent une place importante, rendant possible une brève échappée du réel. C’est aussi dans ces passages que la langue de Danticat atteint son apogée : lyrique et lumineuse même dans les pires cauchemars. A trente ans, elle est considérée comme l’un des écrivains les plus talentueux des Etats-Unis.
Si Danticat use d’une narration relativement classique, Jean-Claude Fignolé opte pour un récit complexe. Partagé en trois parties nommées selon les trois protagonistes du roman, La dernière goutte d’homme multiplie narrateurs, ellipses et parenthèses. Le roman prend la forme d’une tragédie triangulaire, mettant en scène Roger, jeune peintre et amant d’Yvan, puis de Monica, la mère de ce dernier et écrivain amateur. Les souvenirs ont leur place ici aussi : Monica y fouille pour retracer son histoire et celle du père d’Yvan, parti faire fortune ailleurs.
Partisan du spiralisme, ce mouvement littéraire créé avec Frankétienne et René Philoctète et qualifié par Philippe Bernard » d’état d’esprits » (Notre Librairie n.132), Jean-Claude Fignolé publie avec La dernière goutte d’homme son quatrième roman. Avec ses phrases extrêmement courtes, clichés de la vie intérieure des personnages, le livre plonge tout de suite dans une ambiance étrange, faite de folie, de dédoublements et de passion-possession. Le récit, exigeant à la lecture, tourne et retourne sur les mêmes événements, contés par des voix multiples auxquelles se mêle le texte de Monica.
Tel un roman policier, le récit ne se dénoue que sur les dernières pages, tout en restant fidèle à sa multiplicité. Au lecteur de décider quelle version des faits lui convient.
Le premier roman de Dany Laferrière est réédité en poche. Un titre provocateur à souhait : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer reprend joyeusement le cliché du » nègre grand baiseur « . Dany Laferrière y explore la hiérarchie Blanc-Blanche-Nègre (désolé, pas de place pour la Négresse), cette machine à fantasmes qui donne matière à réflexion et à expériences au narrateur. Y passent Miz Littérature, Miz Sophisticated Lady, Miz Snob, Miz Après-midi
La nuit, dans son appartement crade de Montréal, il rêve de devenir écrivain et de raconter l’histoire » d’un Nègre qui vit avec un copain qui passe son temps couché sur un divan à ne rien faire sinon à méditer, à lire le Coran, à écouter du jazz et à baiser quand ça vient « . Tout à l’image de compère Bouba, qui n’interrompt son sommeil que pour quelques sessions de philosophie orientale avec Miz Suicide ou Parker et Coltrane, particulièrement appréciés par Bouba-Bouddha.
Sarcasme et situations hilarantes sont garantis dans ce premier roman où l’auteur envoie allégrement balader préjugés et clichés raciaux. Malgré l’intrigue un peu décousue, on apprécie.
La Récolte douce des larmes, d’Edwige Danticat. Traduit de l’américain par Jacques Chabert. Ed. Grasset, 1999, 334 p., 135 FF.
La dernière goutte d’homme, de Jean-Claude Fignolé. Ed. Regain et Ed. CIDIHCA, Coll. Bibliothèque haïtienne, 1999, 178 p.
Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, de Dany Laferrière, 1999, Coll. Motifs, Ed. Le Serpent à Plumes, 176 p., 39 FF.///Article N° : 1145