Séparer ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de la mémoire semble être le préalable à toute tentative d’exposer scientifiquement une histoire aussi complexe et douloureuse que celle de la Traite.
Contrairement à ce que l’on pense, au début du XXe siècle, à Nantes, l’évocation du grand développement maritime et commercial de la ville, deux siècles plus tôt, correspondait à un âge d’or, celui de la colonisation. Il n’y avait pas de problème, alors, pour exposer la participation de la ville à la traite atlantique et pour la rendre visible. Les collectionneurs locaux, comme les conservateurs, acquirent à cette époque, de nombreuses pièces et documents d’archives en relation avec ce thème, dont un exemplaire du Code noir, qui rejoignit les collections du musée d’histoire maritime dès 1931.
Jusqu’à la fin des années 1940, les Nantais purent ainsi voir, dans les salles du musée des Salorges, plusieurs vitrines dans lesquelles étaient exposés des objets du passé négrier nantais. Cela ne posait aucun problème. Après la seconde guerre mondiale, la situation changea radicalement : il y eut, alors, un déni de la participation de Nantes à la traite atlantique. Presque subitement, cette histoire devint honteuse et tomba dans l’oubli. Après les bombardements, la ville dut se reconstruire et elle en profita pour reconstruire, aussi, son image. Ville résistante et martyre, ville industrieuse, maritime et commerciale, elle écarta de ses institutions muséographiques, les objets jusqu’ici exposés de la traite et de l’esclavage, qui ne cadraient plus avec l’image qu’elle souhaitait se donner.
Mais ce sujet réapparut relativement dans les salles dans les années 1970. En effet, le conservateur de l’époque, Pierre Chaigneau, remit des objets de la traite dans le musée des Salorges dont les collections étaient abritées par le château des ducs de Bretagne et les Nantais virent à nouveau ces pièces de collections, jusqu’au milieu des années 1980, sans que cela soulève davantage de questions. Il y a donc eu des périodes d’oubli, de déni, et d’autres d’acceptation, plus ou moins conscientes et partagées. En effet, si les années 1970 s’accompagnèrent de la réapparition, en salles, d’objets liés à la traite, l’absence de discours historique pour accompagner ces objets est révélatrice. à la fois impressionnants et déroutants, les objets et documents témoignaient bien d’un système et d’une époque ; entraves, manilles, perles de traite étaient à la vue de tous, mais on n’en disait plus rien.
Aucun document d’accompagnement, aucun cartel ou texte didactique ne permettait au public de les comprendre. Aucune relation directe à l’histoire de la ville n’était, désormais, établie.
En 1985, une grande exposition sur le thème de la traite Atlantique fut annoncée à Nantes.
Initiée par des associations locales et des universitaires spécialisés dans ce domaine, elle fut annulée par la municipalité qui montra son hostilité à ce que tout discours historique et mémoriel soit tenu sur le sujet. Elle ne put, cependant, empêcher la réalisation du colloque, qui, prévu pour accompagner l’exposition d’origine, se tint tout de même.
En 1992, une autre grande exposition, Les Anneaux de la Mémoire, initiée par les historiens et les associations locales, bénéficiant d’un nouveau contexte politique depuis l’arrivée de
Jean-Marc Ayrault à la tête de la municipalité, ouvrit enfin ses portes. Elle a été fondamentale, posant pour de nombreuses années, les bases d’une nouvelle approche scientifique et muséographique au niveau local, et sans doute national, de ce sujet. Elle nourrit, en partie, la réflexion qui fut engagée dans les années 1990 et 2000 dans le cadre d’une rénovation complète du site du château des ducs de Bretagne et qui aboutit à la décision d’y réaliser un musée d’histoire de la ville.
En 2007, entièrement réécrit, celui-ci ouvrit. Son propos s’étend du Moyen Âge à nos jours et inclut, l’histoire de la traite nantaise. Mais il fallut, pour arriver à l’écriture d’un parcours historique cohérent, poser plusieurs préalables. Le premier d’entre eux réside dans l’acceptation du fait que le musée ne peut pas tout dire, tout raconter, tout évoquer. Il peut simplement nous permettre de fixer l’attention des visiteurs sur certains sujets, qu’il ne connaît, parfois, que de manière lacunaire. Le second : nous assumons, en tant qu’auteurs, les contenus de ces salles. Dans les périodes d’écriture, nous n’avons pas été accompagnés ou entourés d’associations. Nous avons pris seuls, avec les membres de notre conseil scientifique, nos partis pris et nos décisions. Le troisième préalable réside dans la définition des termes géographiques et chronologiques du sujet : le musée d’histoire de Nantes raconte l’histoire négrière de Nantes. Il ne raconte pas l’histoire mondiale ou internationale de l’esclavage et ne raconte pas l’esclavage ailleurs. Il n’en a ni la vocation, ni les moyens.
Nous avons accepté le principe que nous ne pouvions pas être toutes les « voix ». Et nous avons laissé de l’espace aux « voix des autres », notamment aux descendants des esclaves, comme à des historiens africains, dont certains évoquent le rôle des négriers de leur continent.
Enfin, pour écrire ces salles, nous avons donné une place très importante aux documents d’archives. Ils nous semblent être le meilleur moyen de lutter contre les préjugés et les idées fausses ; ils sont le matériau de la recherche.
Afin de ne pas réduire la traite nantaise à une période courte, celle du XVIIIe siècle, nous abordons la traite comme un fil rouge dans l’ensemble du parcours. Montrer et faire comprendre quels furent les enjeux de la traite, essayer de ne pas réduire la traite à une période d’un siècle ou d’un siècle-et-demi était pour nous quelque chose d’essentiel. Il est très important de comprendre comment le système se mit en place, de ne pas simplifier le débat. Il est dit, généralement, que la ville de Nantes s’est lancée dans la traite après 1733 du fait d’avoir perdu, le privilège d’être un comptoir de vente de la Compagnie des Indes. Nous avons voulu montrer au public qu’il existe des campagnes de traite nantaise bien antérieures.
Nous avons essayé de dire quelle était sa réalité globale, économique, commerciale et technique pour permettre au public de comprendre pourquoi elle avait existé, pourquoi elle s’était développée ici particulièrement. La muséographie est moderne, contemporaine, assez lisse, dans l’ensemble du musée. à la treizième salle du parcours, le public arrive tout à coup dans un univers différent ; il entre dans la salle qui est consacrée aux expéditions de traite nantaise. Nous avons choisi de rompre avec la scénographie générale de l’institution dans cette salle afin que le public comprenne physiquement, psychologiquement, que ce n’est pas une histoire comme une autre. Nous avons retenu une scénographie allusive, ni dans la reconstitution ni dans l’immersion mais dans l’évocation, celle de l’entrepont d’un navire négrier. Il y a une atmosphère plus pesante dans cette salle que dans le reste du musée. Les bruits sont étouffés par la présence très importante du bois qui camoufle les murs. Le séquençage de la salle est celui d’une campagne de traite nantaise. Le grand absent est évidemment le captif puis l’esclave. Sur un mur, une entrave est mise en lumière ; c’est une entrave de cou qui date du XVIIIe siècle. Cet objet est « hors-vitrine » : le public peut la toucher. Nous espérons, en donnant sa place au captif, puis à l’esclave d’une manière qui soit à la fois intellectuelle et sensible, inscrire ce passé dans une réalité pour visiteur, créer un passage entre hier et aujourd’hui. Quand le public sort de cette salle, il a des difficultés à comprendre que nous continuons à parler de la traite nantaise dans le parcours historique, notamment lorsque nous parlons de la traite illégale. Bien que Nantes ait été le premier port français de traite illégale, le public, ne l’identifie pas dans le parcours. Pour les gens, la traite n’existe pas au XIXe siècle.
Cette Marie (photo ci-contre) est la figure de proue d’un navire nantais, le Régina-Coeli, qui quitta Saint-Nazaire, en août 1857, pour l’île de la Réunion, en passant par les côtes africaines. Cet objet témoigne de l’histoire des « engagés », recrutés sur les côtes d’Afrique, auxquels les capitaines faisaient signer des contrats de travail dont les conditions étaient proches de l’esclavage. Cependant, le public passe « à côté » de cette histoire, simplement parce que pour lui, à cette date, il n’est plus envisageable que nous parlions de ces sujets. Il perçoit la sculpture comme un simple objet maritime, nous obligeant à réfléchir à l’inscription d’une signalétique ; l’histoire de la traite négrière nantaise ne s’achève pas, malheureusement, à la Révolution française, ni tout à fait complètement au milieu du XIXe siècle.
Enfin, nous avons décidé de parler aussi, dans le musée, de la question de la mémoire de la traite. Lors du cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage, des associations nantaises inaugurèrent, sur le quai de la Fosse, une sculpture de Liza Marcault-Derouard. (p. 79)
Deux jours après avoir été installée, cette uvre fut vandalisée. En 2007, lorsque le nouveau musée fut ouvert, elle fut présentée dans les salles du parcours où nous avions choisi d’aborder la traite illégale et les aspects mémoriels de la traite nantaise. Or, la force qui se dégage de cette pièce absorbe l’attention du public et le captive à tel point que tout discours historique, dans son environnement, passe inaperçu. Il nous fallut, de ce fait, la déplacer. à certains endroits nous avons donc été contraints de séparer histoire et mémoire, constatant qu’aux côtés des objets mémoriels, les documents d’histoire deviennent mineurs, et parfois, presque invisibles.
À Nantes, le mémorial à l’abolition de l’esclavage inauguré en 2012, est un monument ambitieux et le pendant de ce que le musée a cherché à être. Même à l’échelle de la ville, il convient de séparer histoire et mémoire en deux endroits, pour que chacun trouve sa place et que chacune des fonctions soit remplie.
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