« Il est temps que les jeunes se réconcilient avec leur culture. »

Entretien d'Érika Nimis avec Fatou Laye Diop Fall

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J’ai fait la connaissance du travail de Fatou Laye Diop Fall via le petit écran. Un journal télévisé, à une heure de grande écoute le dimanche soir, rendait compte de l’exposition sur la mode féminine sénégalaise, Colin Dëmb (littéralement : La vêture d’avant), qu’elle présentait depuis le 8 juin 2012 au Monument de la renaissance africaine à Dakar. Cette jeune animatrice culturelle revient sur sa première expérience de commissariat d’exposition, en soulignant l’importance de valoriser le patrimoine culturel sénégalais auprès d’une jeunesse de plus en plus mondialisée.

Quel a été le déclic qui vous a conduit à mener ce projet ?
Toute petite, j’adorais regarder la boîte à souvenirs de ma mère, dans laquelle se trouvaient des portraits photos de ma grand-mère et de mes grand-tantes. Arrivée en troisième année à l’École nationale des arts (ENA), au moment de choisir un sujet de mémoire de fin d’études, ce sont ces photos qui m’ont inspirée. C’étaient de belles femmes avec des coiffures et des parures dont je n’arrivais pas à décrypter la signification. C’est pourquoi je me suis déplacée jusqu’à Saint-Louis, afin de rencontrer une conservatrice traditionnelle du nom de Mme Mame Sèye Diop. C’est elle qui m’a le plus aidée à comprendre ce que je voyais dans ces photos. Il existait aussi pas mal d’ouvrages également sur la question comme celui de Mme Fatou Niang Siga sur la coiffure traditionnelle (1). C’est ainsi que j’ai commencé à me familiariser avec ces photos.
Donc, l’idée de départ, c’était de comprendre ce que ces photos signifiaient.
Exactement, ce n’étaient pas des photos ordinaires. Elles avaient leur sens. Le mouchoir de tête, la coiffure, la parure, le port vestimentaire, le maquillage, les accessoires, les bijoux jusqu’aux chaussures, il fallait décrypter et comprendre tout cet « arsenal » pour pouvoir maîtriser en quelque sorte le sujet.
Au-delà de votre désir de décrypter ces photos, vous vous êtes emparée de ce sujet pour écrire un mémoire de fin d’études et organiser aussi une exposition. Quelles ont été vos motivations ?
En fait, j’ai suivi une formation d’animatrice culturelle. À la fin de mes études, en 2009, j’ai été affectée à la direction des Arts, service incontournable par où passent tous les dossiers ayant trait à la culture. J’ai vite fait l’analyse qu’au Sénégal, notre culture avait un sérieux problème de diffusion. On a un patrimoine immensément riche, mais on ne sait pas quelles sont les voies et moyens qu’il faut utiliser pour promouvoir notre culture. C’est alors que j’ai ressenti le besoin urgent d’organiser cette exposition pour mettre à jour ce patrimoine qui nous appartient. J’avais envie de montrer au monde notre patrimoine culturel féminin.
Pour montrer au monde ce patrimoine, vous avez mené une véritable enquête sur la mode féminine sénégalaise. Sur quoi portait exactement votre recherche ?
Ma recherche portait sur l’évolution du port vestimentaire traditionnel et des accessoires féminins au Sénégal de 1700 à 2008, c’est-à-dire des Signares (du portugais senhoras) aux femmes actuelles. 2008 correspond en fait à l’année d’obtention de mon diplôme. De par cette chronologie, j’ai pu montrer l’évolution de la mode traditionnelle féminine et des accessoires au Sénégal en partant des Signares (années 1700-1800), en passant par les « Gourmettes » (années 1800-1900), pour enfin m’attarder sur les tendances contemporaines (années 1900-2000).
Comment décrire ces différentes tendances ?
Elles se caractérisent d’abord par un mélange entre les cultures sénégalaise et occidentale. Vous savez que le Sénégal a très tôt été en contact avec le monde occidental, avec la présence sur ses côtes d’explorateurs européens dès le XVe siècle, portugais, hollandais, anglais, puis français. Et en 1895, Saint-Louis est devenue la première capitale de l’AOF (Afrique occidentale française). De par sa position géographique, c’est une zone très accessible. Les navires européens ne pouvaient circuler sans passer par Saint-Louis. C’est pourquoi on dit que Saint-Louis est la porte d’entrée de l’Occident. Très tôt donc, les Saint-Louisiens ont côtoyé les Européens qui venaient à bord de grands navires contenant toutes sortes de marchandises, notamment des étoffes et des bijoux. Et les femmes sénégalaises ont très vite intégré ces apports européens à la mode vestimentaire locale.
Par exemple, les Signares pouvaient porter un mouchoir de tête, typiquement sénégalais, en même tant qu’une camisole (haut sans manche) à la mode de Paris. Elles prenaient ensuite un pagne qu’elles enroulaient autour de leur taille, créant un style unique, fait de ce mélange culturel. Sur ces portraits, vous voyez aussi la robe gonflante qui traîne, à la mode européenne.
Pour les femmes gourmettes, c’était la même chose, mais au lieu de porter des vêtements provenant par exemple du Portugal, elles faisaient appel aux tailleurs locaux qui s’inspiraient de modèles qu’ils voyaient. Car elles n’avaient pas les moyens de se payer des modèles de prêt-à-porter. Cependant leurs tenues, contrairement à celles des Signares, demeuraient beaucoup plus sobres, mais toujours avec une touche africaine en général, et sénégalaise en particulier. Comme les Signares, les femmes gourmettes restaient fidèles au mouchoir de tête. Elles conservaient par ailleurs leur teint naturel, portaient des colliers traditionnels et des robes gonflantes avec des volants qui descendent jusqu’en bas, inspirées de modèles européens.
Pourquoi les appelait-on « gourmettes » ?
C’est en rapport avec la religion chrétienne. Les femmes gourmettes, au contact des Européens, s’étaient converties au christianisme (2).
Comment avez-vous fait pour retrouver toutes ces photos ?
J’ai rencontré Mme Annette Mbaye d’Erneville, directrice du musée de la Femme Henriette-Bathily à Gorée (premier musée privé au Sénégal), grande dame de culture. Je lui ai expliqué mon projet et elle m’a mis en contact avec Mme Madeleine Devès Senghor, descendante directe de gourmette, qui m’a montré beaucoup de photographies de ses grands-parents, en m’expliquant dans les moindres détails d’où venaient ces tissus. Par ailleurs, j’ai complété ma recherche en visitant les archives du Centre de recherches et de documentation du Sénégal (CRDS) à Saint-Louis, les Archives nationales, le musée de la Femme Henriette-Bathily à Gorée, la mairie de Rufisque, pour collecter le maximum d’informations.
Est-ce que les fonds d’archives sont riches, est-ce qu’ils permettent de visualiser ces différentes tendances passées de la mode féminine au Sénégal ?
Si on suit la chronologie, c’est la mode des Signares qui a le plus fait parler d’elle et reste la plus visible dans les archives. Les Signares ont joué un rôle fondamental, surtout à Saint-Louis. Quand on parle de l’élégance, de la beauté de la femme sénégalaise, on doit une fière chandelle aux Signares. Elles étaient métisses, issues d’unions entre Sénégalaises et colons européens, portugais, anglais, puis français. Et de là, on a eu vu naître un nouveau type de Sénégalaises, à cheval sur deux cultures. Ce qui est étonnant, c’est qu’elles ont toujours revendiqué leur culture sénégalaise, c’est pourquoi très tôt, elles se sont démarquées en créant une identité qui leur est propre, à la croisée des cultures africaine et européenne et qu’elles mettaient un point d’honneur à valoriser à travers la mode vestimentaire, les bijoux. Lorsqu’elles défilaient dans les rues, c’était vraiment incroyable.
Et ça continue encore aujourd’hui à Saint-Louis où l’on organise chaque année le Fanal pour les célébrer.
Il n’y a pas une seule manifestation à Saint-Louis qui ne soit marquée par la présence d’une Signare : les inaugurations, les anniversaires, les visites touristiques, dans la publicité, partout.
Chaque année, durant la dernière semaine de décembre, la ville de Saint-Louis sous l’égide de Mme Marie Madeleine Diallo organise le Fanal qui rappelle le grand défilé annuel des Signares du temps jadis, où elles pouvaient rivaliser d’élégance devant une foule enthousiaste (comme le rapportent plusieurs écrits). Il s’agit en fait d’une véritable procession nocturne rythmée par les percussions et les chants, éclairée à la lumière de lampions, où sont notamment présentées des répliques miniatures de monuments saint-louisiens, de grands navires, décorés avec plein de lampions et de fleurs tout autour.
Qu’est-ce que la photographie vous a apporté dans cette recherche ?
La photographie rend mon travail crédible, parce que c’est une preuve. Si je ne disposais pas de ce fonds documentaire familial, une fois arrivée aux tendances contemporaines, je n’aurais pas pu mener à bien cette recherche. Concernant les périodes plus anciennes, je me suis appuyée sur des ouvrages comme ceux de Pruneau de Pommegorge Description de la Nigritie, 1789, de David Boilat Esquisses sénégalaises, 1853 ou du Colonel H. Frey Campagne dans le Haut-Sénégal et dans le Haut-Niger, 1885-1886 qui, avec leur plume, ont essayé de restituer fidèlement ce qu’ils voyaient. Il faut également souligner la bonne conservation de certains fonds photographiques privés. En résumé, ce genre de recherche ne peut se mener sans support photographique, sinon les potentiels lecteurs risquent de ne rien comprendre et surtout, ils ne vont pas saisir la quintessence de la thématique.
Sur combien d’images avez-vous basé votre travail de recherche ?
J’ai fait un tri en suivant fidèlement la chronologie. Par exemple, pour les tendances contemporaines, j’ai choisi une vingtaine de photos, parce que j’étais restreinte par les directives de l’École concernant mon mémoire qui ne devait pas excéder les 90 pages, images comprises. Tout en restant dans les normes, j’ai cependant essayé de décrire chaque photo avec un maximum de détails. Les professeurs lors de la soutenance m’ont d’ailleurs félicitée pour cet effort. Comme je ne pouvais pas tout faire, j’ai commencé à défricher ce terrain immense et laisse le reste aux générations à venir.
À part vous, est-ce que d’autres étudiant(e)s mènent ce type de recherche, en se basant sur des sources photographiques ?
Concernant ma filière, non, c’est la première fois qu’un animateur culturel présente ce genre de travail, mais je connais un artiste plasticien, Abdoulaye Guissé, qui a fait une recherche sur les Signares. Son mémoire, L’habillement des Signares de Gorée (2005), m’a beaucoup inspiré.
Après le mémoire, vous êtes passée à l’étape de l’exposition. Qu’avez-vous voulu faire avec l’exposition ?
Pour l’exposition, j’ai réduit la chronologie. Je me suis cantonnée aux tendances vestimentaires contemporaines de 1940 à 1980. En quarante ans, j’ai essayé de présenter la mode vestimentaire féminine au Sénégal, en me basant sur un choix de vingt-cinq photographies provenant du fonds maternel. J’ai essayé de restituer l’évolution de la mode vestimentaire traditionnelle féminine.
En fonction de quels critères avez-vous choisi vos photos ?
J’ai choisi mes photos en fonction des dates, en me tenant à la chronologie annoncée. Par ailleurs, ces quarante années ont été marquées par des événements historiques au Sénégal dont j’ai tenu compte. À une certaine époque, les femmes ont voulu manifester leur militantisme, notamment leur attachement à des partis politiques, comme la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière) de Lamine Guèye et le BDS (Bloc démocratique sénégalais). Les femmes adoptaient un certain style pour montrer leur appartenance politique. Jusqu’à présent, certaines modes sont restées dans les mémoires des gens comme le Xapeti, où les femmes laissent une épaule dénudée. Il existe aussi des coiffures qui rendent hommage à certaines personnalités politiques comme par exemple ce mouchoir de tête que les femmes érigeaient en hauteur appelé « Plume de Carpot ». Carpot (3) était un député qui a défendu la loi pour que toute personne née dans l’une des quatre communes [Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis, N.D.A.] puisse automatiquement bénéficier de la nationalité française.
Vous avez organisé cette exposition au Monument de la renaissance africaine. Pourquoi ?
Après la direction des Arts, j’ai été affectée au Monument de la renaissance africaine. J’ai travaillé là-bas pendant dix mois et me suis très vite imprégnée des réalités de ce lieu. Cette structure avait besoin de promotion, d’être animée culturellement. J’en ai alors parlé avec l’administrateur qui est mon directeur pour lui expliquer qu’on pouvait faire beaucoup de choses dans ce lieu. Je lui ai présenté mon mémoire et lui ai demandé de m’accompagner dans la réalisation de cette exposition, s’il était intéressé. Il a tout de suite validé le projet. J’ai rédigé la proposition et c’est ainsi que j’ai commencé les démarches. Ça n’a pas été facile.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Vous savez, ce genre de projet nécessite un véritable budget. Or j’ai dû faire face à pas mal d’imprévus. La direction du Monument m’a appuyée, mais pas en totalité, et j’ai dû réduire mon budget à trois reprises pour finalement me retrouver avec une somme dérisoire avec laquelle j’ai dû composer pour monter cette exposition.
Cette exposition n’a été accrochée que pendant six jours. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?
J’ai quand même gagné beaucoup en expérience, car c’était la première fois que je montais un tel projet. J’aurais aimé que ça reste accroché au Monument beaucoup plus longtemps : un mois, deux mois. Mais bon, je ne pouvais faire autrement avec le budget qui était le mien. Par exemple, les panneaux, il fallait les louer quotidiennement, c’est de l’argent. Je me suis donc arrangée avec l’équipe de montage pour garder l’exposition accrochée six jours d’affilée. Et comme les frais étaient à ma charge, je n’ai pu aller au-delà.
Malgré ces difficultés, pensez-vous quand même avoir touché le public ?
Oui, car des visiteurs m’ont contactée pour voir les possibilités de faire circuler cette exposition.
L’autre aspect positif de ce projet à vocation patrimoniale, c’est votre jeunesse…
Oui, je vais avoir 30 ans. Je suis mariée depuis deux ans et demi, j’ai une petite fille. Vraiment, j’ai la chance d’avoir un mari qui me comprend, qui sait que j’aime mon métier et qui me pousse toujours à aller de l’avant. Je ne savais même pas que j’étais capable de faire tout ça et il a été toujours derrière à m’encourager. Je le remercie vraiment.
Que pourriez-vous dire aux jeunes générations pour les inciter à regarder leur passé ?
Nous sommes à l’heure de la mondialisation. Actuellement, l’Afrique, le Sénégal en particulier, pour s’imposer dans le monde, ne peut le faire qu’à travers sa culture, parce qu’elle n’est pas à la pointe des avancées technologiques. Donc la seule chose qu’elle peut mettre en valeur, c’est sa culture. Il est temps que les jeunes se réconcilient avec leur culture. On a une jeunesse qui est un peu perdue, partagée entre deux mondes, celui de la modernité avec le développement des nouvelles technologies, du coup ils laissent de côté leur culture, ils vont aller se faire phagocyter par d’autres cultures qui ne sont pas la leur. Et là, ils se perdent carrément, alors que nous avons une culture qui nous est propre. C’est un héritage, c’est un patrimoine qui nous appartient. On n’a pas besoin de l’emprunter, on n’a pas besoin de demander la permission pour l’utiliser. Je pense qu’il est temps que les jeunes se réconcilient avec leur culture. Cette exposition que vous voyez reflète des valeurs inhérentes à la culture africaine. Ces femmes, à travers la mode, ont mis en avant la décence. Elles étaient bien habillées, avec des tissus chers, et pourtant c’est la décence qui était mise en avant. Actuellement, avec les nouvelles modes, les jeunes gens ont tendance presque à se déshabiller, alors que c’est en contradiction avec leur culture. C’est pourquoi j’ai voulu leur lancer cet appel pour les ramener, si je puis me permettre, sur le droit chemin.
Un mot en guise de conclusion ?
Il est temps que les gens comprennent que la culture, ce ne sont pas seulement des chants, des danses et des acrobaties… Pour mener à bien ce projet qui contribue au développement de l’économie culturelle, il m’a fallu faire beaucoup de recherches et m’investir sur tous les plans. Il est temps que l’agente culturelle que je suis puisse vivre de son métier. Actuellement, on a une culture, on la valorise et cela devrait générer des retombées économiques qui vont de pair avec la valorisation de notre culture.

1. Fatou Niang Siga, Reflets de modes et Traditions saint-louisiennes, Dakar, Khoudia, 1990.
2. Lire à ce propos L’histoire des sociétés Signares et femmes gourmettes au Sénégal, roman de Marie-Angélique Guèye, paru aux éditions Maguilen (Dakar, 2008).
3. François Carpot (1862-1936), avocat métis originaire de Saint-Louis, fut député du Sénégal à l’Assemblée nationale française entre 1902 et 1914. Élu député en 1902, réélu de justesse en 1906, il est battu par Blaise Diagne en 1914, et à nouveau en 1919. Lorsque Ahmadou Bamba, le chef religieux fondateur de la Muridiyya, est arrêté et exilé par les Français, Carpot intervient à deux reprises auprès du gouvernement, en 1907 et en 1911, pour obtenir son retour (Source : Wikipédia).
Dakar, le 30 juin 2012///Article N° : 10955

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Les images de l'article
Portrait de Fatou Laye Diop Fall, Dakar, juin 2012 © Érika Nimis
Signare Aquarelle de l'abbé David Boilat, extraite de son ouvrage Esquisses sénégalaises, 1853
Gourmettes (carte postale) Ces femmes portent des vêtements confectionnés par les tailleurs locaux © Source : CRDS de Saint-Louis





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