Jean-Luc de Laguarigue, photographe martiniquais né en 1956, s’attache à portraiturer le pays de sa naissance avec des travaux tour à tour sensibles et pamphlétaires, interrogeant les effets de la mondialisation sur l’île.
Au cours de cet entretien, il revient notamment sur une expérience particulière et éminemment photographique, qui a donné lieu à l’ouvrage «
The rest
Parlez-nous de l’origine de votre dernier ouvrage «
The rest » (1), dont le titre est tiré de la fameuse formule de Kodak « You press the button, we do the rest « . Je crois savoir en outre que ce travail est né d’une conversation que vous avez eue avec l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau au sujet de ce qui fait l’essence de la photographie, thème très barthésien
En 2007 après une présentation de mes derniers travaux, Patrick Chamoiseau me pose la question suivante : » Qu’y a-t-il, pour toi, d’irréductible dans la photographie ? » Autrement dit : » Qu’est-ce qui te semble possible et propre à la photographie et qui ne peut l’être dans aucun autre moyen d’expression ? »
J’avoue que, sur le moment, la question m’embarrasse et je ne sais quoi formuler de probant. J’ai cependant la certitude que je ne pourrai lui répondre que par l’esthétique d’un projet. Depuis plusieurs mois, hanté par la question, je réfléchissais à une réponse possible, quand un jour, je suis retombé, par hasard, sur une vieille boîte à chaussures contenant des photographies d’amateur ayant appartenu à l’une de mes tantes, morte de la maladie d’Alzheimer.
Ces photos étaient très abîmées et vraiment sans intérêt pour un professionnel.
Cependant en observant l’une d’elles je m’aperçois que, mystérieusement, par une espèce de migration chimique autonome, l’image s’était copiée par transfert sur le dos (c’est-à-dire la surface vierge) de la photographie. J’avais donc en main une image et son double inversé qui, de plus, me rappelait fortement un travail que j’avais en cours sur la couleur et les empreintes de vie (marques, taches et traces de toutes sortes) laissées sur les murs.
Partant de cette découverte, j’ai re-photographié ces deux images et me suis mis à les retravailler avec les outils informatiques que permet, ce qu’il est convenu d’appeler, la numérisation.
Satisfait de ce premier résultat mais par lui-même insuffisant et pris à mon propre jeu, je suis revenu à ma boîte à chaussures. Pendant quatre mois, j’ai observé avec une grande attention chacune de ces photos d’amateur et je me suis mis à recomposer les images qui m’intéressaient.
Dans le même temps, il me semblait avoir trouvé ma réponse que je pouvais formuler à Patrick Chamoiseau en disant que ce qu’il y a d’irréductible à la spécificité de mon médium c’est la possibilité de faire converger en un même moment : le réel, le temps, le hasard et le regard.
De plus, j’étais intrigué par les informations que je lisais sur les vielles pochettes Kodak contenues dans la boîte à chaussures, à l’attention des amateurs du style – je cite de mémoire – : » See it for ever « , » Brilliant colors « , » Let us handle the processing » etc.
C’est alors qu’il m’est venu à l’idée de réutiliser » ces conseils Kodak » et de les réinjecter dans les nouvelles images que je fabriquais.
Puis, je me suis souvenu de la toute première publicité datant de la fin du 19ème siècle, à l’époque ou Kodak a lancé les premiers appareils faciles d’emploi destinés aux amateurs, et qui disait : » you press the button, we do the rest «
Il y avait là pour moi une espèce d’ironie du sort. En fait, par cette publicité, Kodak confisquait le mystère de la photographie au seul traitement du laboratoire, réduisant à néant le travail ou le regard du photographe, même amateur. Celui-ci, finalement considéré comme étantdénué de tout sens d’observation, n’avait qu’à bêtement appuyer sur un bouton.
Or là, j’étais moi-même précisément en train de faire le contraire, je composais un projet photographique, que je considère comme une création originale, à partir d’images témoins que je n’avais pas moi-même prises
Utilisant des résidus de sels d’argent déjà développés par le laboratoire traditionnel et les sublimant par la numérisation. D’où le titre «
The rest « .
Pouvez-vous nous parler des différentes étapes de ce travail et de votre technique ? Au-delà de la technique, que cherchiez-vous à atteindre dans votre recherche ?
Il ne s’agit pas pour moi d’une espèce de prouesse technique. Pas plus que dans n’importe quel autre projet déjà réalisé ou à venir. C’est un projet purement et simplement photographique, c’est-à-dire qu’il est aussi une réflexion sur le regard et il doit être compris et perçu comme tel.
Depuis tout ce temps où je me consacre entièrement à la photographie, j’avais envie aussi de me poser la question de savoir où commence et où s’arrête le travail du photographe. En d’autres termes, peut-on prétendre être photographe sans être à l’origine de ce qu’il est convenu d’appeler la » prise de vue « .
C’est une vraie question et je ne crois pas être le seul à m’y intéresser. On voit de plus en plus naître des projets artistiques de photographes qui récupèrent des images » sur la toile « .
Il me semble que si ce projet est né d’une question de Patrick Chamoiseau, question qui en a été l’étincelle, il était depuis longtemps latent (mais non révélé) en moi. Le jeu de mot peut paraître facile mais il est juste.
Si «
The rest » est une » réponse possible » à l’irréductible de la photographie, le projet est tout à la fois un écho à la photographie elle-même, une esthétique du regard et une poétique de la mémoire. C’est cela qui me paraît important.
On ne peut pas être photographe sans penser la photographie, sans essayer de la définir. C’est aussi le travail d’une vie.
Plus récemment, vous avez présenté un travail à la Grande Halle de la Villette dans le cadre de l’exposition Kréyol Factory (2) : qu’est-ce que vous vous attachez à photographier de la Martinique ?
Le travail présenté à Kréyol Factory était une commande de la Villette et je lui ai donné un titre volontairement provocateur : Martinique LTD. Cette exposition a aussi donné lieu à la publication d’un ouvrage au titre éponyme (3).
Le propos est de montrer un pays vu comme une simple valeur marchande dans le contexte de la mondialisation et de ce qu’il est convenu d’appeler le grand libéralisme.
On y voit donc la présentation de projets architecturaux non pensés pour les problématiques d’une île. Projets qui ont sans doute une utilité immédiate et qui répondent à l’urgence, mais ils n’en restent pas moins, à mes yeux, absurdes : avec ce qu’ils entraînent comme conséquences immédiates et irréversibles, sociologiques et culturelles. Néfastes, ils défigurent le paysage et induisent des changements de comportement.
Il y a exactement dix ans, j’avais publié un ouvrage accompagné d’un conte de Patrick Chamoiseau : Tracées de mélancolies.
J’y présentais, dans ses petits métiers et traditions profondes, une Martinique fragile déjà considérablement ébranlée par » la Modernité « . Dix ans plus tard Martinique Ltd s’inscrit dans la continuité. Un simple constat s’impose : Il ne reste plus rien des lieux photographiés dix ans auparavant.
Dans un texte très émouvant publié sur votre blog, intitulé « Ma découverte de Césaire », que vous avez également lu à la semaine de la Martinique à Oxford en mai 2008, vous revenez sur votre histoire familiale et sur votre rapport à l’île de votre naissance. Comment êtes-vous arrivé à la photographie, alors que rien ne semblait vous prédestiner à cette activité ?
Non rien, sauf que la passion et la nécessité étaient là, indéfectibles.
J’ai eu la chance de découvrir la photographie très tôt. À l’âge de huit ans, elle est devenue un loisir, à quatorze ans, j’avais une salle dédiée pour mon laboratoire : j’y développais mes films et y faisais mes propres tirages en noir et blanc.
Au départ, il y a eu probablement l’admiration d’un fils pour son père qui s’y adonnait en amateur, mais avec du matériel ultra professionnel (Hasselblab, Chambre Linhof, Leica). Mon père prenait grand soin de son matériel photographique, qu’il sortait régulièrement de grandes boîtes étanches. Parfois sans les utiliser, juste pour jouer avec et en admirer la mécanique.
Il m’a passé cela sans doute et aujourd’hui encore j’utilise les mêmes boîtiers.
Mais enfin, apprendre à huit ans à regarder dans le viseur d’un Hasselblad (image inversée) et apprendre à déclencher un tel appareil (escamotage du volet, armement de l’obturateur) ne doit pas être une expérience courante pour un enfant.
Par la suite, j’ai dû prendre des chemins de traverse et finalement je suis arrivé à la photographie en tant que professionnel bien tard, puisque j’avais trente-sept ans quand j’ai pris la décision d’abandonner une carrière de cadre d’entreprise (dans la photographie, gestion de magasins et mini-lab) pour m’y adonner à plein-temps.
Il me faudrait beaucoup de temps pour dire mon rapport extrêmement fort, passionnel et complexe à la Martinique par la Photographie, ou à la Photographie par la Martinique. Mais pour faire simple, je vous dirais que ce sont deux pays imaginaires qui sont devenus Un. Autrement dit, il y a eu, à partir de mon retour en 1984 sur l’île, la (re-)découverte de l’un par l’autre et réciproquement.
Cela a été un long cheminement de deux amours parallèles qui ont fusionné. Deux interdits devenus possibles.
Quand, à l’âge de quatorze ans, j’ai dit à mon père que je voulais être photographe, sa réponse a été : » la photographie ne peut être qu’un loisir, ce n’est pas un métier. Si c’est un métier, c’est celui que l’on fait quand on a tout raté « . Ce jour-là, quelque chose s’est écroulé en moi. En grandissant, je prenais aussi conscience que la Martinique également m’était, d’une certaine manière, interdite. Je n’avais du pays qu’une vision parcellaire et cette vision était tronquée
Comme vue à travers une vitre. La vitre d’une caste ou d’un milieu social, comme vous voudrez. De plus, les différences raciales et sociales se faisaient plus fortes. Je ne pouvais les comprendre pas plus que je ne comprenais la réponse de mon père.
J’ai donc mené dans mes premières années de photographe martiniquais une véritable quête esthétique et historique pour appréhender et comprendre ma place dans ce pays.
Je dois dire que la poésie d’Aimé Césaire, la littérature de Glissant (Le discours antillais), puis celle de Chamoiseau m’ont été d’un grand secours pour ne pas dire capital et indispensable.
Aujourd’hui je suis content d’avoir fait ce retour et ce cheminement, car il s’en est fallu de peu pour que je rate à jamais la Martinique et la photographie.
Quels sont vos prochains projets ?
Un travail dédié à la couleur et commencé depuis de nombreuses années.
Ce qu’il y a de curieux et dont je suis certain, c’est que si ce travail n’avait pas été amorcé depuis longtemps, je n’aurais jamais fait «
The rest « .
La boîte à chaussures serait restée sédentaire dans son tiroir et j’aurais manqué les photos devenues nomades par leur échange chimique naturel.
(1) Jean-Luc de Laguarigue, «
The rest », TRACES HSE, 2009 (postface de Guillaume Pigeard de Gurbert), 104 pages, texte en français / anglais, Format 30 X 22,5, imprimé sur papier écologique Freelife Aroma 215 gr., prix : 49 euros.
Cet ouvrage peut être commandé à partir du blog de Jean-Luc de Laguarigue :
http://gensdepays.blogspot.com
Le projet «
The rest » a été soutenu par la DRAC Martinique, dans le cadre d’une aide à la création.
(2) L’exposition Kréyol Factory s’est tenue à la Grande Halle de La Villette, du 7 avril au 5 juillet 2009
(3) Jean-Luc de Laguarigue, Martinique LTD, TRACES HSE, 2009 (préface de Guillaume Pigeard de Gurbert).
Format 23 X 21, 48 pages, 36 photographies, livre imprimé selon les normes écologiques FSC, prix 20 euros.///Article N° : 9193