La crise du cinéma tunisien

Entretien d'Olivier Barlet avec Hassen Daldoul, producteur tunisien

Rabat-Salé, septembre 2004
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Après des dizaines d’années d’expérience de producteur tunisien, quel bilan ?
C’est désolant à dire, mais en Tunisie nous sommes entrés dans une crise qui va, à mon avis, s’amplifier, et qui s’étend à toute l’Afrique du Nord. Et cela alors même que les aides du ministère de la Culture financent maintenant jusqu’à 500 000 dinars et que la télévision participe pour 100 000 dinars, obligation de coproduction décidée par le Chef de l’Etat, soit un total de 600 000 dinars (420 000 euros), ce qui représente de 20% à 80% du budget d’un film. La crise tient au fait que des fenêtres en Europe se referment sur nos films du Sud. Ce n’est pas forcément le CNC français puisqu’il a fermé ses portes depuis longtemps avec la nouvelle législation Toubon défendant la langue française, mais les ministères français commencent à aider des cinéastes de l’Amérique du Sud, de l’Europe de l’Est, du Vietnam, etc., ce qui rétrécit l’aide au cinéma maghrébin et notamment tunisien.
L’Europe est-elle le seul partenaire possible ?
Il va falloir chercher ailleurs. La déliquescence de l’industrie tunisienne du cinéma nous oblige à aller achever nos films à l’étranger, en euros, donc à grands coûts. Cela nous pousse à trouver non des financements mais des interventions latérales. Avec « Parole d’hommes » de Moez Kamoun par exemple, je suis allé faire le mixage au Maroc. Alors que j’aurais payé 50 000 euros en Europe, cela ne me coûte que 15 000 euros au maximum. Cela m’ouvre aussi au marché marocain alors que le marché tunisien se ferme. Nous progressons et devrions bientôt pouvoir concurrencer l’Europe au niveau technologique. Cette entraide est essentielle. J’ai fait beaucoup de coproductions avec l’Europe mais vois à quel point il devient difficile de produire. Je ne sais si l’Etat tunisien va trouver des solutions. En tout cas, il nous faut développer notre industrie mais aussi penser la révolution numérique et nous y adapter.
Quel est l’obstacle principal ?
Nous sommes confrontés à des cinémas comme celui d’Hollywood qui regorgent de gens de talent et de bons comédiens alors que chez nous tout est limité. En France, on peut encore faire du cinéma mais en Tunisie, tous font de grands efforts pour que des films tunisiens existent mais n’arrivent pas à en vivre. La vie est devenue très chère à Tunis.
N’est-ce pas aussi le cas au Maroc qui pourtant produit beaucoup ?
Eux arrivent à trouver les moyens. En Tunisie, pour obtenir un petit fusil, il faut cinq ou six autorisations, et il faut payer, et payer d’avance ! J’ai eu ce problème sur « Les Siestes grenadines » de Mahmoud Ben Mahmoud, pour un fusil de l’armée.
Le numérique ouvre-t-il à plus d’autonomie ?
La simplification des moyens techniques entraîne d’autres questions : est-ce qu’on va toujours rester à faire des sujets de reportage ou filmer des personnages qui ne sont pas comédiens ?
Pour un vrai comédien, étudier un personnage signifie deux mois de travail avant de tourner, ainsi que des costumes. Donc, si vous voulez coller au cinéma (sans même parler de génie créateur – peut-être la chose la moins répandue au monde), en tous cas proposer une image de soi crédible et qui manifeste des points de vue et une réflexion, cela coûte des sommes de plus en plus difficiles à trouver.
Le producteur que vous êtes peut-il impulser des films, ou doit-il s’en tenir au seul rôle de financeur et gestionnaire de projets existants ?
J’ai produit une trentaine de films et j’ai vu tous les cas de figure. Cela pouvait partir du scénario que l’on m’a présenté et que j’ai fait travailler dix ou quinze fois. Ou bien d’une simple idée de film provenant, comme pour le dernier, « Parole d’hommes », d’un roman tunisien à succès : « Promosport ». J’en ai acquis les droits et ai demandé à Moez Kamoun de l’adapter librement. J’ai trouvé le premier script très insuffisant : on l’a retravaillé dans tous les sens puis j’ai pris un ami scénariste pour un travail en synergie jusqu’à ce que je considère le résultat suffisant. On s’est lancé à la recherche du financement et on a commencé à tourner avant de l’avoir entièrement.
Avec un cinéaste confirmé comme Nouri Bouzid dont vous avez produit « Poupées d’argile », vous battez-vous un peu ou bien prenez-vous son projet comme un produit fini ?
Bouzid est un grand cinéaste. Mon premier geste est de vouloir discuter mais je me heurte au silence : il a son idée et n’en démord pas. J’aurais tendance à le mener vers plus d’histoire pour ne pas désarçonner le spectateur. Mais cela reste son choix.
Est-ce vrai de tous les cinéastes ?
Non, non, ce n’est pas le cas de Mahmoud Ben Mahmoud par exemple. Il réagit évidemment sur les choses qu’il ne veut pas négocier, mais il est prêt à écouter, à améliorer, à changer, à être pragmatique, à partir du moment ou le sens même de son sujet n’est pas touché. Et il sait qu’il n’est pas parfait, même à son vingtième film, tout en voulant défendre les choses sur lesquelles il est intransigeant. J’avais aussi produit le premier film d’Arrabal : un fou, mais aussi un créateur ! Il savait faire avec les moyens qu’il avait, trouver les idées pour s’exprimer même si on avait pas les moyens de faire l’idée de départ.
Les cinéastes de la Nouvelle Vague n’avaient pas un rond mais ont fait des films fantastiques.
Oui, mais la différence est qu’ils avaient la liberté d’expression. Arrabal aussi. Ce n’est pas le cas ici : il y a énormément de sujets humains que nous ne pouvons pas traiter. Les cinéastes sont effrités. Les jeunes en veulent beaucoup aux vieux, les vieux n’ont plus confiance dans les jeunes, ils n’ont même pas confiance en eux-mêmes !
Mais dans un tel contexte, qu’est-ce qui empêche profondément la Tunisie d’accéder à une cinématographie originale comme l’Iran par exemple ?
La Tunisie ne fait pas partie de la force du mal, elle ne fait partie de nulle part, c’est un petit pays, une enclave, chez qui les gens vont de temps en temps chercher quelques moments de soleil agréable. Si l’Iran a pu développer son cinéma, c’est parce que le mode de vie est relativement moins pénétré par les besoins de l’Occident et par l’argent de l’Occident.
Pour qu’un film marche, il faut qu’il parle à un public en lui offrant un regard neuf sur son vécu, sur sa société, sur l’état des choses. Cela le dynamise, les gens ont envie de le voir, ils en parlent autour d’eux et les autres y vont. Est-ce que le producteur a la faculté d’impulser lui même cette démarche, cette analyse générale des choses ?
Le public a énormément changé, il est devenu un public de séries, de feuilletons. C’est devenu un problème pour le public de voir des femmes nues dans le cinéma tunisien, il est devenu intégriste dans sa pensée et se détourne des films qui nous semblent importants. Au début, je pensais que nos films devaient être contestataires, qu’ils devaient représenter intrinsèquement un moment de notre histoire sociologique ou politique. Ce grand public du Festival de Carthage, qui vient par curiosité à la faveur de l’événement, peut-être aussi parce qu’il pense que c’est l’occasion de voir les films sans interdiction, déserte les salles une fois le festival terminé. Les films tunisiens rapportent de moins en moins d’entrées. Il est vrai que les salles sont en mauvais état, qu’elles sont très mal desservies par les moyens de transports et qu’elles sont surtout dans un quartier où il est très difficile de se garer, mais je vois aussi le public tourner le dos à ce type de films.
Quel est le fond du problème ? Ce n’est donc pas seulement un problème d’infrastructures !
Les salles ne sont plus des lieux attractifs pour voir un film mais c’est aussi que la plupart des films passent sur les chaînes de télévision étrangères avant d’arriver en salle.
« Essaïda » de Mohamed Zran avait par exemple très bien marché.
Ou, il avait fait dans les deux cent cinquante mille entrées. « Halfaouine » de Ferid Boughedir avait fait six cent mille entrées, « Les Silences du Palais » de Moufida Tlatli trois cent mille. A l’époque, des films difficiles pouvaient trouver cent mille spectateurs sur Tunis. Aujourd’hui, avec « Les Siestes grenadines » de Mahmoud Ben Mahmoud, on a difficilement dépassé ce chiffre depuis sa sortie. « Satin rouge » de Raja Amari a fait trente cinq mille entrées alors que c’est un film virulent, provocateur. Peut-être est-ce une question de période : on a aussi connu ça en France, quand les chaînes de télévision ont commencé à prendre la place du cinéma. On a vu le même phénomène aux Etats-Unis. Mais dans ces pays, le public a fini par s’en désintéresser et est revenu au cinéma. Il faudrait une politique d’Etat qui réserve plus d’espace au cinéma, qui assure des projections de qualité : cela pourrait ramener du public.
On attaque souvent les coproductions avec le reproche que les films seraient déterminés par les Occidentaux. Qu’en pensez-vous ?
Cette critique est de mauvaise foi. Jamais en tant que producteur je ne me suis amusé à dire au réalisateur qu’il devait changer quoi que ce soit. Mais nous sommes confrontés à des incompréhensions. Je me souviens du premier film de Farida Benlyazid, « Une porte sur le ciel », qui raconte l’histoire du retour d’une fille marocaine vivant en Europe et de sa rencontre à Fez avec la tradition de l’islam. L’Europe ne comprend pas qu’elle veuille abandonner la liberté de l’Europe. C’est impensable, presque pornographique. En Europe, après la guerre, on a libéré le sexe et on a pensé la liberté – mais ce n’est pas ça la liberté, c’est autre chose.
Un deuxième exemple : « Les Siestes Grenadines ». On nous a dit en France que le personnage de la fille n’était pas crédible. Au fond, on nous reproche qu’elle a une vision dirigée vers le Sud et non vers le Nord.
Qui dit ça, les commissions d’attribution des aides ?
Oui. Je ne dirais pas que c’est une censure, mais on a donné l’argent à quelqu’un d’autre. Par contre, à aucun moment je n’ai entendu quelqu’un me demander de changer quelque chose.
On trouve en Tunisie des producteurs historiques, identifiés et confirmés alors que c’est beaucoup moins le cas dans d’autres pays du Maghreb. Pourquoi ?
A ce niveau, j’ai été un pionnier en Tunisie. Je poussais les gens à devenir producteur. Mais l’expérience de producteur est extrêmement difficile : comment établir une confiance avec des réalisateurs qui au fond ne savent pas ce que veut dire être producteur ? Au Maroc, la majeure partie des producteurs sont des réalisateurs et comme il y a une aide, il vont vivre sur cette aide. Peut être pourront-ils accumuler le capital de confiance qui leur permettra de produire un jour les films des autres. Cela demande la force de juger d’une manière désintéressée le sujet et de savoir vendre un projet qui n’est pas le leur. Cela s’acquiert et cela met du temps.

///Article N° : 3568

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