La Fin de la pauvreté ?

De Philippe Diaz

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Les faits sont là. Au Brésil, 43 % des terres sont dans les mains de 2 % des propriétaires et 88 millions d’hectares restent inexploités. Les structures agraires de la colonisation sont encore en place un peu partout dans le monde. Puisant ses sources dans le colonialisme, la pauvreté atteint encore trois milliards de gens qui vivent avec moins de deux dollars par jour. Dès la seconde moitié du 19e siècle, la règle du jeu était en place : le capitalisme a besoin d’une force de travail gratuite. Les monocultures rendent des pays dépendants du cours des produits alimentaires tandis que leur dépendance politique conforte le fait qu’ils doivent importer de quoi se nourrir. Si bien que la malnutrition a doublé en vingt ans, passant de 400 à 842 millions de personnes. Comme l’explique Serge Latouche, c’est la destruction des structures politiques, sociales et artisanales qui entraîne les famines. L’écart de richesse Nord/Sud augmente chaque année, renforcé par la colonisation mentale et l’impérialisme culturel. En remboursant la dette (25 000 dollars par minute pour l’Afrique noire), le Sud finance le Nord : 200 milliards de dollars par an. Un tiers de la population mondiale n’a pas accès à de l’eau potable bon marché tandis que les dictatures entretiennent le statu quo et que la violence est liée à la mauvaise distribution des richesses d’un pays. Le Sud demande la justice et non la charité, et donc que le monde sorte de la religion de la croissance.
En juxtaposant l’énoncé des faits et des images choc de la pauvreté, par exemple le bidonville de Kibera, c’est-à-dire en montrant les gens qui souffrent d’un système analysé en parallèle, La Fin de la pauvreté ? table sur ce possible du cinéma de démontrer par l’image. CQFD. « Ils sont pauvres pour que nous puissions être riches », résumait Philippe Diaz au débat qui a suivi la projection du film à la Semaine de la Critique à Cannes en mai 2009, poursuivant : « C’est cette prise de conscience qui peut changer les choses ».
C’est la raison d’être du film. Dans le même débat, le président de l’Association pour l’annulation de la dette le présentait comme un outil d’éducation permanente et signalait que l’association avait ainsi porté des films comme Life and Debt, Le Cauchemar de Darwin et Bamako.
C’est mélanger un peu vite les torchons et les serviettes !
Certes, les faits sont là, indéniables. La démonstration est implacable. Les spécialistes sont convoqués, dont on ne retiendra que des phrases percutantes – comme dans la bande-annonce qui se termine en répétant par deux fois, en anglais dans le texte : « This is an absolute failure » (c’est un échec total). Tout le système mondial engendre le désastre actuel (qui n’est pas nouveau). Qui oserait dire le contraire, à la vue de cet amalgame d’images de pauvreté que nous répètent les dramatiques reportages de nos télévisions ?
Le monde est ainsi ramené à une dualité, infernale dichotomie entre les riches qui ne visent que leurs intérêts et les pauvres qui subissent leur joug. Les méchants et leurs victimes : comme si les choses étaient aussi simples que ça ! Mais la complexité, le film l’évacue car elle viendrait contredire cette dualité. Mettez vos réflexions au placard, vous n’avez pas à penser, le film le fait pour vous. Produit par Jean-Jacques Beineix, le problème de ce film, que nous avions déjà souligné à propos d’un précédent film de Philippe Diaz, Nouvel ordre mondial (quelque part en Afrique) [ critique n° 2004], est là : en faisant, sous prétexte d’être engagé, de la cruauté du monde un spectacle, il se détourne ce qui pourrait mobiliser le spectateur, jusqu’à lui proposer exactement ce qui ne fonctionne pas, le vieux discours des ONG, inscrit au générique final : « learn more, consume less and let it happen » (renseignez-vous, consommez moins et faites que ça change).
Je me souviens d’une vieille campagne du CCFD (Comité contre la faim et pour le développement) pour qu’on mange moins de viande car notre surconsommation de viande engendre la pauvreté au Sud. Parfaitement argumentée, elle était a priori efficace. A-t-elle eu un quelconque effet ? Peut-on encore croire qu’une majorité de gens vont se serrer la ceinture par solidarité ? En temps de crise absolue, sans doute, mais dans le quotidien ? Certes, on donne notre surplus au téléthon ou autre pour se donner bonne conscience, mais qu’on ne touche pas à notre consommation, et surtout pas à notre assiette ! Sinon, comment aurions-nous l’impression de progresser dans la vie ? La décroissance est un discours triste, et c’est pour cela qu’il n’a pas de succès, malgré toute la justesse de ses raisons. Il est heureusement remplacé aujourd’hui, à l’heure de Copenhague et de la soudaine prise de conscience de l’urgence non de lutter contre la pauvreté mais de sauver tous notre peau, par la promotion d’une croissance verte, respectueuse de l’environnement et de la santé de tous, à même de poser la question du déséquilibre mondial comme d’une cohérence globale. Ce discours ne passe pas par le catastrophisme mais par la mise en avant des bonnes pratiques, des modèles, des innovations, des avancées humaines.
Ce n’est pas en battant sa coulpe qu’on fait avancer quoi que ce soit, mais en documentant les alternatives, les espoirs concrets, les résistances qui partout existent, en mobilisant les utopies. En pensant la vie dans sa globalité, dans son inscription dans le monde. C’est à cela que s’adresse un cinéma qui regarde au niveau de l’humain, qui prend le temps de l’écoute. Mais ce cinéma de la démonstration, légendé d’une voix assurée, ce cinéma de dénonciation tous azimut sous prétexte de conscientisation, ce cinéma qui prône une solution évidente alors qu’elle est inatteignable, fige plus qu’il ne mobilise. Comme Le Cauchemar de Darwin, il sidère et désabuse car il attaque un système dans son entier, sur lequel nous n’avons pas de prise. Il fait plus reculer qu’avancer, et ne sert finalement que lui-même, son propre succès puisé dans les bas-fonds de notre culpabilité.

///Article N° : 9074

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