« Je me sens redevable de mes poètes »

Entretien de François-Xavier Dubuisson avec Balufu Bakupa-Kanyinda à propos de Nous aussi avons marché sur la lune

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Nous aussi avons marché sur la lune se tourne vers un événement qui appartient à l’histoire universelle, auquel le recours à la fiction poétique fait subir quelques entorses. Pourquoi ce choix, comme contribution à une œuvre collective censée évoquer l’Afrique d’aujourd’hui ?

Aujourd’hui s’est construit hier. Le cadre du projet était celui du Festival Panafricain d’Alger 2009, la deuxième édition après quarante années. En 1969 ont eu lieu de nombreuses discussions sur la Négritude. Césaire, que je considère comme le plus grand poète de tous les temps, était au centre des débats. Cette même année, le poète congolais Tshiakatumba Matala Mukadi publiait chez Seghers son recueil Réveil dans un nid de flammes. J’avais là une conjonction d’éléments situés en 1969. Depuis longtemps, je connaissais l’histoire d’un homme qui, regardant la lune la nuit du 21 juillet 1969 en écoutant la radio, cherchait à y voir Apollo 11 s’y poser. Les lunettes de longue portée se sont d’ailleurs énormément vendues à cette période. Il y avait de par le monde un désir de voir ce qui se passait sur la lune, un désir commun à l’humanité : se projeter sur la lune pour accompagner cet événement. L’anecdote concernant cet homme a beaucoup circulé en Afrique. On a là le cadre constructif. Mais je souhaitais depuis le départ instaurer une conversation entre deux poètes, Césaire et Tshiakatumba, qui est son épigone. Entre ces deux poètes, je voulais aussi rendre hommage, à travers une galerie de portraits, à des personnages qui m’ont accompagné dans ma construction individuelle, populaire ou savante. Ces éléments étaient présents dès le départ et le scénario a été facile à écrire. Je l’ai écrit à New York où j’enseignais, peu avant l’élection d’Obama.
Le projet semble s’être rapidement concrétisé : l’appel a été lancé en octobre 2008, le tournage a eu lieu en mai et le film fut présenté à Alger en juillet 2009…
Une fois les problèmes de production surmontés, tout est allé très vite parce que nous avions le désir d’avancer. C’était la première fois que l’Afrique convoquait l’Afrique pour parler de l’imaginaire africain. En principe, je refuse les commandes car je n’ai pas l’habitude de dire des choses qui ne m’appartiennent pas. J’aime produire ma propre pensée, mon imaginaire et mon point de vue. L’argent du projet était africain, il provenait d’un pays que j’aime beaucoup, qui est aussi le pays de Lumumba et de Franz Fanon. Ce pays me parle et je pouvais le connecter avec le sol congolais. La conjonction avec l’Algérie était de mon côté, car je m’y retrouvais, avec intégrité et beaucoup de fierté.
C’est votre premier tournage au Congo. Etait-ce important pour le projet, ou fut-ce davantage une opportunité permise par la production ?
Je n’avais pas d’obligation de tourner dans un lieu donné. Nous avons beaucoup hésité, par rapport au budget alloué. On a obtenu un avenant et nous sommes devenus coproducteurs du film, en ajoutant un tiers au budget initial. N’ayant jamais tourné à Kinshasa, je ne connaissais pas les techniciens. J’ai pour habitude de travailler avec des gens qui savent exactement ce que je cherche et qui doivent faire beaucoup de sacrifices, car mes projets disposent de tout petits budgets. Cela aurait été plus simple de tourner à Dakar ou en Algérie où il y a tout, mais le désir de tourner à la maison a fini par prévaloir, malgré les difficultés matérielles. On savait par exemple qu’on ne trouverait jamais un HMI pour produire le faisceau lunaire. Une fois à Kinshasa, j’ai formé les techniciens à ma façon de faire du cinéma. On a regardé mes films ensemble. Une équipe de film, c’est un ensemble de co-narrateurs et pour travailler avec moi, je dois sentir les gens impliqués dans la vision du projet. Nous sommes sur un bateau et ils doivent savoir où l’on va.
Les acteurs vivent également au Congo. Comment s’est déroulée leur préparation ?
Le cinéma que je fais ne se fait pas à Kinshasa. Chez moi, la mise en scène n’a pas lieu sur le plateau. Le plateau est une mise en image, où d’autres éléments entrent en ligne de compte. Pour la préparation des acteurs, nous avons disposé de dix jours, à raison de six heures de répétition par jour. J’aime transmettre, car lorsque l’on enseigne, on apprend. Mon frère Gilbert Balufu s’occupant de la production sur place, j’ai eu la possibilité de passer du temps avec les acteurs. Ceux-ci ont éprouvé des difficultés à comprendre mon écriture, qu’ils trouvaient très philosophique. J’ai découvert que les gens avaient des convictions religieuses qu’il ne fallait pas heurter. Pour que nous ayons la même vision, il a fallu explorer les choses en profondeur. Je ne prends pas les gens comme ça au pied levé, je dois les amener vers le projet, je dois leur voler des choses, des gestuelles, la couleur de la voix. Avant de tourner, j’ai besoin que les acteurs deviennent des personnages.
Comment avez-vous choisi ces acteurs ?
J’avais écrit pour deux hommes de spectacle avec qui j’aime être à Kinshasa : l’acteur de théâtre, Jean Shaka (l’artiste peintre), et le musicien Jean Goubald (le professeur Tanga). Les deux actrices (sœur Mwezi, dont le nom signifie la lune en swahili, et Nika, la gynécologue) travaillent dans la troupe de Jean Shaka. Dominique Mpundu (Monpère) écrit pour le théâtre. Le couple formé par Tanga et Nika figure le nom Tanganika. C’est l’Est du Congo, le vieux pays que l’on appelait « Unyamwezi« , le pays de la lune. Quant au peintre du film, il s’appelle Muntu-wa-Bantu : Muntu veut dire « être humain », et le pluriel, c’est « bantu » – littéralement donc, « l’être humain des êtres humains ». Comme je le dis dans Juju Factory, on n’est homme qu’à travers les autres hommes. Muntu-wa-Bantu configure pour moi le plus haut sommet de l’imaginaire artistique.
On assiste donc à une fusion des personnages et du pays…
Il y a une fusion avec le pays, mais aussi une ellipse de quarante années, entre le moment où Muntu marche sur la lune et son mariage. C’est le désir de la conviction : porter son rêve jusqu’à l’atteindre, même s’il faut quarante ans pour aller sur sa propre lune. Quand les gens se marient, on dit qu’ils sont sur la lune, puis ils partent en lune de miel. Tout le symbolisme de la lune se retrouve là-dedans. A la sortie de l’ellipse s’est posé le problème du vieillissement. La peau noire ne vieillit pas comme la peau blanche, elle ne tombe pas et ne se ride pas. Je connais une personne de 64 ans à qui l’on donnerait 40 ans. C’est une question esthétique qui a pris des tournures politiques : comment traiter le vieillissement ? Ce sont les symboles qui permettent de reconnaître que l’on est passé d’une époque à une autre, comme le drapeau congolais, le portrait de Joseph Kabila ou celui de Barack Obama.
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Ces portraits se retrouvent notamment au-dessus du tableau de la classe de Tanga, face aux élèves. Il a fallu préparer ces enfants. Comment cela s’est-il déroulé ?

Ces élèves, âgés de 12 à 15 ans, viennent d’une école publique pour fille, l’athénée de la gare, et d’un collège catholique pour garçon, situé à 200 mètres. J’ai travaillé trois jours avec les deux classes et cela a été une expérience unique. Si je devais enseigner, moi qui ai l’habitude d’enseigner aux adultes, je choisirais une classe de primaire. J’avais des appréhensions concernant ce pays où je ne vis pas mais qui est le mien. Ne lisant pas cette poésie, je craignais qu’ils n’arrivent pas à la réciter. J’ai fait avec eux le même travail qu’avec les acteurs, parce que ce sont des acteurs. Pendant trois après-midi, je leur ai parlé du rêve, de pouvoir tenir son rêve. Ils sont devant un tableau noir, qui est le lieu où naissent tous nos rêves ! Un tableau est un lieu magnifique, l’horizon le plus large qui nous est offert. J’ai travaillé avec eux de façon maïeutique, pour qu’ils puissent se connaître eux-mêmes avant de comprendre l’importance de cette poésie. Dès le moment où ils ont compris, ils ont aimé les poèmes. Ces enfants sont en attente du savoir.
Ces textes sont complexes. De quoi leur avez-vous parlé ?
Je leur ai parlé de leur pays, du pays de Lumumba, du rêve brisé, et d’où nous venions. Les filles travaillaient Aimé Césaire, et je leur ai parlé de la conquête du rêve. Nos pays souffrent beaucoup du manque d’identité et d’un complexe d’infériorité. C’était important de leur faire comprendre qu' »aucune race n’a le monopole de la beauté », que moi, né à Kinshasa, je peux aller enseigner à New York. Je ne viens pourtant pas d’une famille hyper riche, mais d’une famille de notables, de gens instruits. Je leur ai parlé de mon expérience, je me suis situé dans une histoire par rapport à eux, et ils ont compris qu’ils pouvaient aussi atteindre un rêve. J’ai repris ces mots de Kennedy : « la lune sera la nouvelle frontière du rêve américain ». Dans l’engin qui est allé sur la lune, il y avait du minerai, le produit de la terre de nos ancêtres. Le Congo fait partie de la lune : nous sommes allés sur la lune ! Là, je leur ai fait écouter un peu de reggae et je leur ai parlé de Marcus Garvey. En créant la Black Star Line, qui est devenue le nom d’une de mes sociétés, il voulait ramener tous les Africains d’Amérique vers l’Afrique. Quand nous avons créé l’esprit de la Black Star, nous nous sommes dit que même si le corps ne rentrait pas, l’esprit devait rentrer. Je leur ai expliqué que nous allions aller sur la lune, que la lune était à leur portée, et que s’ils comprenaient, ils allaient pouvoir atteindre leur rêve. On ne peut devenir une grande personne que si l’on saisit l’imaginaire de son pays. Le jour du tournage avec les enfants, je suis sorti pour saluer les parents et les remercier. Une dame de ma génération, professeur de littérature, m’a demandé les textes. Ces parents ont découvert Tshiakatumba par leur fils, après que celui-ci a déclamé Manzambi devant sa mère qui lui servait de coach. Ces enfants étaient fiers de réciter ces poèmes à leurs parents, de déclamer « si je trahis cette terre, terre congolaise, terre africaine, que la foudre et le sang me pulvérisent les os » ! Ils ont porté un serment.
Si les Congolais ne connaissaient pas leurs poètes, quels textes enseigne-t-on ?
A sa sortie, le recueil de Tshiakatumba était interdit, et d’ailleurs il est quasi inconnu au Congo. Dans les programmes, il n’y a pas ce qu’il faut. Ils doivent lire des choses qui ne sont pas enrichissantes. On pourrait faire un programme nationaliste, idéologique, parce qu’éduquer un enfant, c’est lui donner une vision de sa place dans l’univers. Cette vision ne peut pas être belge, française ou américaine, elle ne peut être que congolaise. Le problème est qu’à Kinshasa, il n’y a ni librairie de grande envergure, ni bibliothèque. Depuis ce projet, avec quelques amis, nous réunissons des livres que l’on amène à Kinshasa par petits paquets pour créer une bibliothèque pour ces deux écoles.
Revenons aux portraits. Les personnages qui ont jalonné les cinquante dernières années de l’histoire africaine sont très présents dans l’imagerie actuelle. De nombreux jeunes se les réapproprient, comme de véritables icônes, quitte parfois à réinterpréter leur histoire de façon personnelle…
Oui mais pourquoi pas ? L’histoire a été falsifiée, dénudée, mal interprétée, mais l’histoire est là ! Si les jeunes s’approprient une figure historique comme icône, c’est un bon pas. Il reste à replacer l’histoire derrière cette image. Je dis dans Juju Factory que nous sommes dans le théâtre des ombres, et là se passe une vraie bataille. Chacun contribue à cette entreprise d’opinions et d’idéologies. Dans Juju, il y a une séquence où Congo Kongo rencontre un jeune en train de rapper dans la rue en citant Lumumba. J’avais l’intention d’y mettre l’un de ses poèmes, mais en regardant une chaîne de télévision belge, j’ai vu le jeune Abou Mehdi rapper sur Lumumba. J’ai voulu qu’il soit dans le film. Ce n’est pas sa famille qui lui a parlé de Lumumba, mais il l’a connu en lisant des livres. Les jeunes cherchent d’où ils viennent. On ne peut pas parler du Congo sans parler de Lumumba, c’est la grande figure, le phare.
D’où la nécessité pour vous de faire parler ces icônes, sans quoi elles seraient contraintes au mutisme…
Cela me rappelle l’intervention du reporter belge Jean Kestergat dans Lumumba : la mort du prophète de Raoul Peck. Il dit que les Noirs vont vite oublier Lumumba car les Africains aiment bien ce qui est vivant et que les mythes autour d’un héros mort ne marchent pas en Afrique ! C’est insultant et l’on est dans le cliché. Nous avons une mémoire, et la mémoire ne peut pas se faire sans image. Chaque mot produit une image. Les gens disent souvent que l’Afrique est orale, mais tout est oral : tout commence par les mots ! Il faut les prononcer avant de les mettre sur papier ou de les graver. Sans oralité, on est dans le mutisme.
La parole serait ce « tissu du monde », dont on parle en pays Dogon…
On ne peut tisser le monde sans parole. Cela crée parfois de la confusion chez les Africains. Tout dépend aussi du support sur lequel on couche la parole et les mots. Un livre, un journal ou un film : ce ne sont que des supports.
Dans votre travail, on a l’impression que vous cherchez à sauver le passé, tant dans vos films que lorsque vous les accompagnez lors des rencontres avec le public.
Une partie de mon travail consiste à interroger le passé. Je suis devenu cinéaste parce que je voulais raconter l’histoire de mon pays. Devenir cinéaste ne correspondait pas pour moi à la recherche d’un statut. J’ai grandi avec des narrateurs et j’écris depuis l’âge de quinze ans. Dans ma vie, je n’ai rien fait d’autre que de raconter des histoires, la narration est le point central de ma vie. Je vis sur une autre planète, qui se situe entre la réalité et l’imaginaire, et je n’ai pas beaucoup de prises sur le quotidien. Je sors d’ailleurs très peu et suis solitaire dans une foule.
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Vous avez présenté vos premiers films en Afrique au début des années 1990, ce qui fut aussi l’occasion pour vous de plonger au cœur de l’univers particulier du cinéma africain…

A Ouaga, lors de mon premier Fespaco en 1985, j’avais l’impression qu’à chaque coin de rue, on pouvait rencontrer Lumumba, Nkrumah, Samora Machel, Cabral, Malcolm X, Marcus Garvey ! Partant de Belgique, c’était la première fois que je voyais des films faits par des Africains en Afrique avec des salles pleines d’Africains ! Mon travail en sociologie portait sur l’altérité, sur l’image du Noir. C’est la raison pour laquelle la plupart des films que je voyais m’apparaissaient d’approche coloniale. Le cinéma c’est du rêve et de la liberté, et ce n’est pas la réalité, les histoires de pauvreté et d’enfants des rues. Comment faire aimer à ces enfants-là un cinéma qui transporte une réalité récurrente, clichetée et jugeante ? Il y a le piège du financement dans le cinéma africain. Très vite, je me suis élevé contre cela. J’ai réalisé l’un de mes premiers films pendant le Fespaco de 1991, Dix mille ans de cinéma. Il porte sur le constat que j’ai fait fais cette année-là à Ouaga. J’ai questionné Djibril Diop Mambety, Mansour Sora Wade, Mambaye Coulibaly, David Achkar, Idrissa Ouedraogo, Moussa Sene Absa et j’ai essayé de me confronter à eux pour voir quel cinéma ils transportaient. Allais-je faire fausse route où aurais-je des points d’entrée dans la communauté des cinéastes d’Afrique ? Je me sens par exemple très proche du cinéaste ghanéen John Akomfrah, qui vit à Londres. C’est en discutant notamment avec lui qu’est née l’idée que je réalise Sankara. En 1987, un documentaire du Ghanéen Kwate Nee-Owoo, contenant des images de Sankara, avait été déprogrammé du Fespaco, et il y avait urgence de faire un film pour qu’il ne soit pas oublié ! Dix mille ans de cinéma m’a permis de savoir quelle direction allaient prendre mes autres films. Intellectuellement, je savais que j’avais très peu de choses à attendre de la majorité des cinéastes africains. Moi je ne fais pas de cinéma africain. Le cinéma africain est un genre, comme le western. Un genre dans lequel le Français en premier, l’Occidental en général, retrouve les stéréotypes et les clichés qu’il a de l’Afrique. Chaque fois que je fais un film, on me dit que ce n’est pas un film africain ! Ce fut par exemple le cas du Damier. J’en suis conscient et très fier, parce que je ne fais pas partie de ce genre-là. Je produis un cinéma qui reste peut-être à qualifier, un cinéma qui provient de ma tête. On ne peut pas aller vers la production artistique de tout un continent avec de la singularité, et en même temps avec de la pluralité. C’est dire que l’Afrique est une allégorie en soi : c’est à la fois un continent et un ensemble de pays. L’Afrique commence à Alger et se termine à Cape Town. Il y a aussi une deuxième Afrique, qui est panafricaine, qui va au Brésil, en Amérique ou en France…
Se fonde-t-elle dans la Négritude ?
La Négritude, c’est un chapitre du panafricanisme, qui ne le définit pas dans sa globalité. Ce chapitre n’est pas clos parce que des égéries et de nouvelles voies se profilent. La Négritude est datée car elle répond aux besoins d’un moment et fonctionne comme un levier, mais comme dit Césaire, elle n’est pas figée dans le temps. Elle joue le rôle d’affirmation d’une existence, au sens sartrien : « je suis Nègre, donc je suis ». Je me sens bien dans le terme Nègre. Moi, je ne suis pas « black », et dans Juju Factory, je traduis le terme anglais black, par Noir. En France, les gens n’ont pas le courage de dire « Noir », ils disent « black ». Quand on est honnête, on ne doit pas exprimer les choses avec gêne. Quand j’exprime une opinion, je m’exprime parce que je me sens sincère. Le panafricanisme est une vision d’être ensemble, qui n’a rien à voir avec la couleur de la peau. J’ai des camarades qui sont Africains par la culture, et non par le sang ou par la descendance, et ils sont dans le monde entier, même au Japon ! Quand je suis avec eux, on parle de Sankara, de Lumumba, de Nkrumah. Le panafricanisme est une vision de la terre première : l’Afrique. C’est une vision du drame africain.
En référence aux travaux de Cheik Anta Diop ?
Cheik Anta Diop nous a portés. Sans lui, nous aurions les pieds en l’air. Il nous a dit où mettre les pieds. Et quand on a les pieds dessus, on se sent bien.
Vos films sont en français. Pourtant, l’utilisation des langues vernaculaires a longtemps été le cheval de bataille des cinéastes…
Au Congo, il y a quatre grandes langues. Vais-je faire un patchwork, ou sombrer dans la schizophrénie des téléfilms sud-africains de la SABC, où l’on parle zoulou, afrikaners et anglais ? Je suis dans une langue qui est la mienne. Quand je pense au français, c’est à Jacques Brel, à Rousseau où à Hugo.
C’est la langue de Césaire également…
Oui mais Césaire, il est unique… La langue française de Césaire, c’est ce que moi je cherche, c’est cette langue-là que j’ai envie de parler. « C’est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition ! » est la dernière phrase du Cahier d’un retour. La « verrition » est un mot césairien : Césaire a réinventé la langue ! (1) Quand je suis avec Césaire, j’entends Brel. C’est le plus grand poète musicien de tous les temps… Avec lui, les mots vivent. Prenez Orly : « Ils sont plus de deux mille, et je ne vois qu’eux deux » ! Dans chaque mot de Brel, je sens la sincérité, la douleur. A quel moment est-on parent de quelqu’un ? Ce n’est ni biologique, ni racial – c’est émotif, c’est de la raison pure, au-delà de tout ce qu’on peut en penser. Il est une place pour tous dans la diversité.
Votre cinéma est donc essentiellement une entreprise intime et personnelle…
Je n’ai demandé à personne d’être cinéaste. Les hommes et les femmes qui m’ont fait savent que je le suis, et à eux je dois ce serment de ne pas trahir la terre congolaise, la terre africaine. Je porte le serment de bien faire mon travail. La dernière fois que j’ai vu mon père, il m’a dit : tu veux être cinéaste, ne sois pas un petit. C’est le premier qui m’a dit que le cinéma est un outil de Blanc, qui nous a asservis, alors ne soit pas asservi par le cinéma. A Kinshasa, ma mère est venue lancer le moteur de Nous aussi avons marché sur la lune, et elle a passé toute une semaine à dire : « Silence, moteur, action ! ». La dernière image du film, en subliminal, c’est ma patronne. Dans cette grande galerie de portraits, c’est l’une de mes grandes héroïnes. C’est une jeune femme de 82 ans qui est d’une force incroyable. C’est quelqu’un que l’on craint beaucoup parce qu’elle a une opinion, et elle m’a transmis cela. Elle ne répète pas l’opinion des autres, elle a la sienne. Elle s’est mêlée de politique, parce qu’elle avait des choses à dire, sans être politicienne elle-même. Ma famille a toujours affronté la colonisation. J’ai un parent qui a voulu prouver par a+b que les missionnaires étaient les policiers de la colonisation. Il a tué un petit cochon, il est allé l’enterrer au cimetière et il est allé se confesser chez les curés en disant qu’il avait tué un petit Blanc. Le curé lui a dit qu’il allait chercher de l’eau bénite et il est allé appeler la police. Ils sont allés au cimetière, on a déterré le porcin, et on l’a déporté. Il y a eu tout un mouvement pour le libérer. Mon grand-père paternel, Beya Boni, s’est vu dédier une chanson qui disait qu’il avait volé le stylo des Blancs, parce qu’il écrivait ce que les Blancs écrivaient. J’ai derrière moi des gens comme eux, et quand on vient de gens comme ceux-là, on doit être digne. Dans Juju Factory, je reprends une phrase du Kasaï, que l’on entend dans le Kasala et que m’a transmis ma mère : « Dors affamé, mais ne dors pas avec la honte ». C’est cela qui tue le cinéma africain comme genre : c’est le ventre. Il ne faut pas que le ventre prenne la place du cerveau. Evidemment, ceux qui financent veulent toujours réduire l’Afrique, la niveler vers le bas. On ne peut réduire la création de tout un continent vers le bas, ce n’est pas possible ! On ne peut pas analyser le cinéma africain si on n’a pas lu l’Afrique : Sembene, Soyinka, Achebe, Ben Okri, Sony Labou Tansi, et d’autres… On survole et on amène des préjugés, et cela s’est vu aux Etats-Unis depuis l’élection d’Obama. L’establishment américain a compris qu’il avait une longueur d’avance parce qu’il a d’autres sources que les Blancs n’ont jamais voulu explorer. Aujourd’hui, Marcus Garvey est revenu dans l’actualité. W.E.B. Du Bois, Amiri Baraka, Fanon, Césaire, Malcolm X ou Luther King sont d’actualité ! Obama a vécu tout cela, il a étudié à Columbia et il habitait Harlem. On ne traverse pas Harlem impunément : on y reçoit des influences. Quand on analyse le discours d’Obama, on se rend compte que l’imaginaire qu’il apporte là, il faut aller le chercher ailleurs.
Pourtant, c’est précisément en ne jouant pas directement la carte ethnique que l’élection lui fut favorable… Le Noir américain n’est-il pas d’abord américain avant d’être africain ?
Il est africain et il est devenu américain. Son histoire est africaine, sa source est africaine, mais il a été formaté dans une économie et une culture politique américaine. C’est cela la force de la diversité. Quand je suis à New York, je me sens en partie chez moi ! Il est écrit sur la porte de ma classe : « It’s not Hollywood, it’s an African Experience », parce que j’enseigne le cinéma avec mon expérience. J’enseigne la narrative, la construction : ce que l’on met dans un film. Quand on sort de ma classe, on doit sortir avec une autre image de l’Afrique ! On voit un film et après on le décortique. En 2006, j’ai par exemple analysé Bye Bye Africa. Djibril Mambety, je l’enseigne à tous les coups, parce que son cinéma, c’est de la poésie pure. Je vois aussi des Sembene – Le Mandat est mon préféré.
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Revenons à la direction d’acteurs. Le spectateur reproche parfois aux fictions africaines un jeu d’acteur figé, voire un manque de naturel. Pierre Haffner avançait, il y a trente ans, que cela pouvait s’expliquer par le fait que les cinéastes africains vivaient loin du peuple, alors que, par exemple, le théâtre traditionnel s’inventait dans la rue…

Beaucoup de cinéastes sont trop dans la rue et je pense qu’ils feraient mieux de s’en détacher. Pour moi, la rue c’est la réalité et ils feraient mieux de se réfugier dans la dramaturgie plutôt que de chercher à reproduire la réalité. Le cinéma doit d’abord être conceptualisé, pour sortir d’une réalité et aller vers l’imaginaire. Dans mes films, il n’y a pas d’improvisation mais il y a de l’enrichissement. La méthode est toujours la même : deux semaines de travail à table avant le tournage, la recherche d’une vision, d’une compréhension et d’une destination communes. Une fois la vision comprise, les seules indications que je donne concernent la hauteur de l’intonation et quelle couleur il faut lui donner. Dans Juju Factory, je voulais que le texte porté par l’écrivain soit fatigué, pour qu’il y ait une sorte de malaise. Juju comme Le Damier ne sont pas des projets faciles car il fallait donner du mouvement à des choses figées. Dans Le Damier, les acteurs sont assis en train de jouer au jeu de dames, dans un espace de huis clos. Je ne fais pas des films d’action, mais de l’action psychologique : l’action est portée par le texte, c’est le texte qui donne du mouvement. Dans Juju, la proposition narrative était la suivante : comment filmer l’imaginaire d’un écrivain et comment donner de l’image au texte qui se crée, lui donner un corps, le rendre physique ? Le film s’inscrit dans une gravité et affronte des questions que personne n’avait eu le courage d’aborder, c’est-à-dire : où se trouve la liberté de l’imaginaire quand on dépend de l’argent des autres ? Kongo Congo aurait pu être un cinéaste, mais je le situe d’abord dans le verbe, dans le texte, parce que sans texte, il n’y a pas de cinéma. Je le situe presque au niveau du scénariste. C’est là que se situaient mes intentions, et on peut avoir trouvé cela figé. Avec les acteurs, je travaille sur des propositions. J’ai un background de philosophe et mes notes de préparation, c’est beaucoup de mathématiques. C’est de la construction, de la géométrie dans l’espace.
Il y a chez vous une priorité accordée au texte d’auteur, davantage qu’à la parole spontanée…
Le voyage de la parole est limité, alors que celui du texte est illimité. La destination de la parole est de finir dans un texte, et quand la parole devient texte, elle ne peut le devenir que parce que le texte est devenu un tapis volant. Il y a une grande différence entre le tissu et l’étoffe. Dans mon cinéma, j’ai un désir de marquer le texte car quelque part, je me sens redevable de mes poètes et je suis à leur service.
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C’est souvent en vain qu’on cherche une parenté entre le cinéma africain et la tradition orale. Dans vos films, vous mobilisez le kasala de l’oralité bantoue, ce qui donne sens à certaines figures cinématographiques – les visages en surimpression pouvant évoquer, par exemple, le « surgissement » de figures historiques dans des moments inattendus du chant des Luba du Kasaï. Rares sont les cinéastes africains qui affirment de tels choix esthétiques.

Dans les textes que j’aime et qui sont à la base de mon inspiration, il y a Don Quichotte de la Mancha de Cervantes, Ulysse de Joyce et le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire. Le lien qu’il y a entre ces trois titres, c’est que ce sont des livres oraux. Leur structure est orale : à l’intérieur, vous devez trouver votre propre rythme et votre respiration. Ce que je cherchais dans Dix Mille ans de cinéma, c’est à trouver une structure narrative proche de ma culture d’origine. Chez moi, c’est le kasala qui est le tissu. Quand on dit kwela kasala, c’est presque « pleurer le kasala » : on est dans la gravité. Et quand on dit kwimba kasala, c’est « déclamer, chanter le kasala » : on est alors dans la magnificence. Tshidibi Mossa, le grand chanteur de kasala, (2) arrête parfois son chant et dit : « qui dira mon kasala quand je serai mort ? ». Il dit ensuite : « je vais d’abord me chanter moi-même » ! Il raconte alors d’où il vient, parle de sa lignée, et il se présente en faisant une narration, avant de revenir au chant. Pour amener son public à le suivre, il s’arrête et fait une rébellion : « je prends mon kasala, je le mets dans la poche et je m’en vais ! ». Et le public le supplie : « Tshibidi Mossa, Tshidibi Mossa, revient ! ». On lui propose même des présents, des cadeaux. Et il revient. Quand il parle de sa lignée, il en dit le bien et il en dit le mal. On est complètement dans la narration, proche par exemple de la déstructuration de Derrida ! Le monde a un fond universel, et l’on a essayé de le parcelliser en mettant des frontières. Ce que je retrouve dans le kasala, je le retrouve chez Nietzsche ! C’est un philosophe littéraire. Dans Zarathoustra, je retrouve la scansion du kasala et cela me parle parce que j’ai l’impression que c’est oral ! Quand je lis Rousseau, j’ai l’impression que ce n’est pas écrit ! Est-ce ma proximité avec tout cela, ou une confusion qui se crée en moi, toujours est-il que je me sens bien dans cela. « Kasala » peut se traduire comme un diminutif de « la plume », et quand on vaccine, on dit « kusala » car l’aiguille est comme une plume. Le kasala est donc quelque chose de léger, une petite plume qui volette…
On est au cœur d’une allégorie…
Le kasala ne fonctionne que par allégorie : il ne dit pas ce que les mots disent. Chaque fois que l’on écoute un mwimbi wa kasala (un diseur de kasala), celui qui l’écoute doit produire le sens. Ce que dit le chantre n’est pas ce que l’on entend, mais ce que l’on comprend. Il peut vous dire que cette femme porte un tissu rouge, alors que le tissu est vert. Mais vous allez découvrir pourquoi il vous parle du rouge. Au départ, l’expérience du kasala est émotive.
Vous parliez tout à l’heure de votre grand-père paternel, Beya Boni, à qui une chanson est dédiée pour l’exploit accompli d’avoir « volé le stylo des Blancs »…
Dans ma famille, Beya Boni est déjà un personnage important. Si je suis devant un mwimbi wa kasala, il ne me voit pas moi d’abord, mais il voit Beya Boni. Il voit mon grand-père, ma mère, mes oncles et il ne peut interroger mon histoire qu’avec ces gens-là. Quand il arrivera à moi, il va me poser la question : qu’est-ce que tu as fait avec tout ça ? Voilà ton héritage : il y a eu des braves et il y a eu des lâches, il y a eu des batailles gagnées et des batailles perdues. Et toi, Wa-Ba-Balufu – littéralement « le frère de Balufu », mon prénom véritable -, qu’as-tu fait ? Le chantre ne sait peut-être pas ce que je fais, mais les gens dans l’assistance vont lui lancer : lui est cinéaste, il est mwenji wa bindidibi, le « faiseur des ombres ». Il va alors trouver une parenté avec moi, et va m’interroger : es-tu capable de mettre les bindidibi, les images, sur ce que je te dis là ? Est-ce que tu me vois ? Pas comme tout le monde me voit, mais est-ce que tu me vois dans tes ombres ? Nous allons engager un dialogue, mais moi je ne peux pas parler, je ne peux que le congratuler, par des exclamations, des félicitations.
C’est donc un chant de louange ?
Pas seulement de louange, mais aussi de mémoire. Le mwimbi wa kasala va essayer de me situer dans mes responsabilités. Il va me dire : Wa-Ba-Balufu, tu es maintenant le faiseur d’images, tu es mon frère, et tu dois donc mettre les images sur ce que je dis. Qu’est-ce que tu fais de cela ? S’il apprend que j’ai fait quelque chose qui est mauvais, il va le dire et je dois corriger ! Les gens ont peur d’être devant le mwimbi wa kasala. C’est comme un rat de maison qui vous ronge la peau et qui vous souffle dessus. En Afrique, nous avons la chance de pouvoir amener rumeurs et préjugés dans le kasala, et les tuer. Quand on transpose cela dans une narration, il s’agit d’amener quelque chose d’extérieur à l’histoire. Dans Juju Factory, j’amène le personnage Kinshasa qui achète des chaussures à 500 euros. Quand il arrive à la gare, on ne sait pas qui il est. Comme Kongo Congo a une femme qui paraît plus jeune que lui, on peut penser que c’est un amant. C’est cela le kasala : on donne du grain – ici, du grain empoisonné -, que l’on récupère en tuant la première proposition. Le spectateur a d’abord pu penser qu’elle avait rencontré un jeune homme. Mais je ne construis jamais des couples narcissiques. Dans tous mes films, les couples sont toujours décalés, elle est petite, lui est grand, elle est belle, et vice versa.
Tanga et Nika sont pourtant bien assortis…
Oui, parce que là je rentre à la maison ! Je célèbre la beauté des choses. Là, je suis à la fin du kasala. J’ai déjà chanté tout le kasala et je dois conclure, pour me présenter sous une lumière belle, neuve. Dans Nous aussi avons marché sur la lune, je célèbre la bravoure du rêve, la bravoure de ceux qui nous ont précédés, de ceux qui pensent que nous pouvons aller sur la lune. Mais si je me coupe du kasala, ma source tarit et je meurs. C’est ma culture première, ce que mes ancêtres m’ont légué, mon papyrus. Ce film est une nouvelle étape dans mon travail.
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Sur le mur de la chambre de Kongo Congo, on trouvait une photographie de Mukishi, une image censée précisément mener à la maison et aux ancêtres…

Elle s’appelle Mukishi Wa Pwo : mukishi veut dire « l’esprit », pwo veut dire « premier ». C’est comme Eve, « l’esprit de la première femme ». Dans ma cosmogonie, Dieu est une femme et un homme. L’idée de Dieu, c’est l’homme et la femme qui s’accouplent et créent un nouvel être humain. Dieu existe comme quand on dit d’un homme qu’il a trouvé sa moitié. Mukishi Wa Pwo, c’est le commencement de tout, c’est Dieu androgyne qui s’est divisé en deux. L’homme n’a pas de sein, il est derrière la femme mais dans la femme il y a l’homme ! Et les deux séparés font un dans l’accouplement. En mai 1982, j’ai fait partie du comité d’organisation de l’exposition Visages et Racines du Zaïre qui s’est tenue au Louvre. La couverture du catalogue reproduisait cette pièce maîtresse. Cette œuvre est d’une qualité énorme. Devant une telle œuvre, on essaye de s’imaginer le sculpteur, et c’est là que l’art nous parle, quand on essaye de s’imaginer le travail fait par l’artiste, quand on essaye de trouver à quel moment sa main est passée à cet endroit, à quel moment sa main a sculpté ce bois patiné. Cette œuvre parle au monde entier, c’est l’être premier, c’est vers là où nous voulons tendre : vers l’amour et la beauté…

1. Cf. la contribution de Balufu Bakupa-Kanyinda : « De quoi’verrition’ est-il l’essence ? » dans l’ouvrage collectif Aimé Césaire, le legs / « … nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre« , dirigé par Annick Thébia-Melsan, préface de Wole Soyinka, Paris, Argol éditions, 2009, pp. 77-84.
2. Cf. Patrice Mufuta (textes édités et commentés par), Le Chant kasala des Luba, Paris, Julliard, 1968.
Bruxelles, le 26 octobre 2009.///Article N° : 9073

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