Filmer en Afrique, filmer l’Afrique*

Défier les stéréotypes

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Filmer, c’est produire. Produire un film, c’est associer l’art et la technique de la narration filmée et les ficelles de la finance. Parler de production suppose, aussi, de donner des réponses adéquates aux questions qui sous-tendent le désir et les raisons de produire. Pourquoi produire ? Quoi produire ? Comment produire ? Objectives et subjectives à la fois, ces interrogations déterminent toute la vision ou la stratégie, culturelle ou commerciale, de production d’un film de télévision ou de cinéma.

Si vous êtes préoccupé par l’aliénation de l’Afrique, qui se saoule des images étrangères et étranges qu’elle ne produit pas, les questions de production ne se limitent pas aux seuls apports financiers, aux compétences techniques ou à la passion artistique. Ce ne sont pas seulement les chiffres, et la façon dont on entre et sort avec ces sommes au box-office ou à la banque, qui font l’essentiel de la production. La télévision et le cinéma sont les meilleurs canaux de transmission de la mémoire et de la  » culture  » populaires.
Produire un film en Afrique, c’est faire acte de résistance. Il s’agit, à la fois, de poser son regard et de donner son point de vue sur  » les histoires  » du monde, de  » capturer  » et d’interroger la mémoire collective, de séduire, de divertir et d’informer. C’est aussi amener les Africains à prendre conscience que le cinéma est un puissant outil de développement.
Quelles images pour quelle Afrique ?
Depuis l’invention du cinématographe, l’image de l’Afrique a été projetée à travers le monde selon un scénario de dévalorisation humaine qui a influencé les mentalités. Les Africains ont été les victimes d’une idéologie de falsification historique et culturelle, dont l’outil de propagande par excellence est le cinéma (et ses sous-produits TV). Sur tous les écrans, grands et petits, de l’Afrique, les films occidentaux triomphent. Le cinéma est admirablement subversif, sous ses belles lumières du divertissement.
L’Afrique, absente de son  » propre miroir « , ne sait plus qui elle est ; les héros de ses enfants ne sont ni Mandela, ni Biko, ni Lumumba, ni Nkrumah ni Sankara. Mais des femmes et des hommes blonds, aux yeux bleu vert. Pour Hollywood, même l’Égypte n’est pas située en Afrique ! Mais où sont donc les films africains pour que les Africains puissent s’y mirer ?
Nous produisons, bon an mal an, une dizaine de films. La question épineuse demeure celle de leur diffusion en Afrique. Pourquoi un paysan du Kasaï cultiverait-il des hectares d’un produit qui n’est pas consommé ? La plupart de télévisions africaines ne s’intéressent pas aux films africains ; quand ils daignent en diffuser, c’est souvent grâce à l’aide d’une institution occidentale.  » Mon chant, je ne sais pas à quoi il sert ; mais je peux l’enterrer « , chante le poète Xavier Ramilla.
Que racontent les films africains ? Est-ce une certaine Afrique paisiblement exotique, comiquement fataliste et auto dérisoire ? Un hors monde contemplatif cadré avec une sidérante beauté de l’esthétique du vide, où l’être humain africain est une ombre famélique ? Cette Afrique souvent filmée et racontée à travers des  » contes  » d’une nostalgie inopérante, ou celle du sida et de notre soi-disant pauvreté… Cette pauvreté africaine serait-elle vraiment absolue, jusque dans l’imaginaire ? Comme l’Histoire de l’Afrique paraît parfois si différente de celles des histoires de films africains. Durant ces deux dernières années, j’ai parcouru notre continent et visionné des centaines de films produits avec des moyens locaux, destinés aux publics locaux. J’ai discuté avec des producteurs, techniciens, acteurs, spectateurs, exploitants des salles, télédiffuseurs et affairistes du cinéma africain. Ces rencontres m’ont enrichi de multiples façons et ont éclairé mon approche de la production en Afrique.
 » Filmer en Afrique  » est une entreprise particulièrement politique contre laquelle butent les cinéastes, ces magnifiques masochistes. En 2002, on raconte fièrement qu’un Centrafricain a co-réalisé le  » premier film centrafricain  » après 42 ans d’indépendance… Rien ne semble venir de la Guinée Équatoriale, voisine du Gabon qui possède un dynamique centre de cinéma et qui aligne des coproductions africaines. L’Angola et le Congo-Kinshasa auraient dû tenir de grands rôles. Le premier s’est joué un mauvais film long d’un quart de siècle d’une guerre fratricide. Son voisin a dansé une soukous autodestructrice de quatre décennies. Dans les années 1970-80, le funeste  » Zaïre de Mobutu  » s’était pourtant doté d’une infrastructure complète de cinéma. Les dizaines de films qui y ont été produits n’ont qu’un seul sujet : l’omnipotent Mobutu et sa diabolique contre-révolution. Aujourd’hui, il n’en reste que des murs sans vie.
En Afrique du Sud, les Blancs, qui ignorent le  » cinéma de Sembène Ousmane « , vivent avec Hollywood et l’Europe, qu’ils servent pour des films publicitaires ou de cinéma utilisant les beaux décors naturels sud-africains. Les  » films « , qu’ils veulent faire, transportent implicitement un atavisme de leur perception de leur  » compatriote  » noir. Du côté des cinéastes noirs Sud-Africains, malgré la mise en place de la National Film & Video Foundation, ainsi que l’émergence d’une jeune génération de cinéastes mieux formée, certains veulent tout simplement en découdre avec l’autre camp qu’ils accusent d’accaparer tous les moyens comme au temps de l’apartheid.  » Dans l’arc-en-ciel, il n’y a pas de couleur noire « , souligne Ramadan Suleman, cinéaste talentueux et  » entier  » (film Fools), qui peine à trouver sa place dans cet univers paranoïaque des rapports Blancs-Noirs en Afrique du Sud.
Lagoswood, ou le cinéma  » roman-photo « 
Les productions cinématographiques au Sénégal, au Mali et au Burkina Faso vont bien. Au Ghana et au Nigeria, les cinéastes sont réduits au silence par des marchands de noix de kola, qui se sont saisis de la caméra vidéo ( » click and go ! « ). Ils inondent les marchés avec des historiettes filmées en un clin d’œil, en ignorant tout des fondamentaux de la structure narrative du cinéma. Et les producteurs des  » video photo stories  » (en référence au  » journal roman-photo « ) se fichent de la médiocrité qui pimente la sauce de leurs histoires de sorcellerie, de fétichisme, de gangstérisme, de secte, etc. Et pourquoi pas ? Ils offrent à leur clientèle des émotions, du rire et du plaisir. À Lagos et Accra, un millier de ces  » video photo stories  » sont annuellement produits. Certains titres atteignent des ventes de 200 000 cassettes VHS (c’est  » Lagoswood  » comme  » Bollywood  » en Inde).
À Jos, au Nigeria, il existe des studios de cinéma, ayant tout l’équipement et un laboratoire. Mais rien n’y est produit. L’acte de filmer en Afrique s’inscrirait-il hors de l’histoire générale de l’art et de l’économie du cinéma ? Le sens de l’art du cinéma serait-il opposé à celui de l’Histoire tout court ? Si l’Histoire – politique et économique – s’est imposée à l’Afrique, durant ces cinq derniers siècles, comme une force étrangère sur laquelle elle n’a pas de prise réelle, l’histoire du cinéma africain est née de la liberté de l’Africain, de ses créations entièrement personnelles, de ses choix.
Et pourquoi le cinéaste n’allierait-il pas son art à la force marchande de ces producteurs des  » video photo stories  » ? Filmer en Afrique, c’est aussi se libérer des illusions de nos contradictions, ces confusions pseudo-élitistes. Certains cinéastes africains méprisent le film documentaire : ce n’est pas avec  » ça  » qu’ils fouleront le tapis rouge de Cannes, en rêvant de devenir le  » premier Nègre  » à obtenir la Palme d’Or ! Pourtant l’Afrique a aussi besoin des documentaires pour donner son propre point de vue sur l’Afrique. D’autres crachent sur tout ce qui n’est pas en format 35 mm ! Ce n’est pas du cinéma pour eux. C’est quoi un film africain ? Qui le définit et selon quels critères ? Les films, qui représentent parfois l’Afrique dans les prestigieux festivals, sont  » généreusement  » subventionnés par la France, l’Union européenne ou d’autres mécènes étrangers. Quant aux gouvernants africains, beaucoup ignorent les véritables enjeux économiques et culturels du cinéma. Les films d’Hollywood suffisent à leur bonheur !
Le numérique, une nouvelle ère pour le cinéma africain ?
En 2002, j’ai finalisé un film documentaire intitulé afro@digital. C’est un  » manifeste  » de l’esprit du numérique africain. Avec une petite caméra numérique, j’ai traversé l’Afrique : de Dakar, l’Île de Gorée, Ouagadougou, Bobo Dioulasso, Abidjan, Cotonou, Lagos, Johannesburg, Cape Town, à Robben Island. J’ai pris la mesure des promesses que la technologie numérique offrirait aux  » diseurs d’histoires filmées  » africains.  » Maintenant la question de l’inteleki est centrale pour nous, cinéastes Africains. L’inteleki est un vieux mot grec qui veut dire ‘comment insuffler de la vie dans une matière inanimée’. Vous prenez un os ; et vous savez qu’en l’utilisant d’une certaine manière, cet os peut devenir une arme « , déclare John Akomfrah, cinéaste ghanéen.
Avec le numérique, il devient possible de multiplier sa créativité, de produire davantage sans sacrifier la qualité, de réinterroger et d’enrichir la mémoire africaine. Un nouveau monde du film s’ouvre : celui de  » capturer  » et de redessiner l’image de l’Afrique, en faisant l’économie de certaines contraintes financières de la coûteuse technologie analogique. Mais il reste au cinéaste d’Afrique de savoir ce qu’il fait, et d’avoir une histoire à raconter. Pour ne pas étouffer son chant, sa part de l’histoire africaine.

Note
* Cet article est paru dans La Chronique ONU (http://www.un.org/french/pubs/chronique/).
Balufu Bakupa-Kanyinda, résidant à Kinshasa, en République démocratique du Congo, est l’auteur du documentaire Afro@digital sur la révolution numérique en Afrique, produit par l’UNESCO en 2002. Parmi ses meilleurs films figurent The Draughtsmen Clash et Article 15 bis, qui ont remporté un prix. Il est également poète, romancier, scénariste et producteur de films.///Article N° : 4121

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