L’autre cinquantenaire : l’oubli de Maran (1887-1960)

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Le cinquantenaire de la mort de l’écrivain René Maran, ce « précurseur de la négritude » pour certains, s’est vu célébré de manière plus que discrète. Retour sur le contexte historique au sein duquel s’est façonnée l’œuvre littéraire de Maran.

« Mon cher Mongo, j’ai été invité à une conférence à Bordeaux pour parler du cinquantenaire des indépendances africaines. Mais, pourquoi ne parle t’on pas, de l’autre cinquantenaire: la mort de René Maran »
C’est, à peu près en ces termes, que le poète Gabriel Okoundji a attiré mon attention sur l’oubli de Maran. J’ai horreur des anniversaires. Et je suis littéralement déprimé à l’approche des fêtes de Noël. Mais de là, à ignorer René Maran …

Pour L. S Senghor « Après Batouala, on ne pourra plus faire vivre, travailler, aimer, pleurer, rire, parler les Nègres comme les Blancs. Il ne s’agira même plus de leur faire parler « petit nègre », mais wolof, malinké, ewondo en français ». Cette thèse, qui fait de René Maran le précurseur de la négritude est discutable. René Maran, appartient autant à la littérature coloniale qu’à la littérature nègre, si ce terme a un sens. Il n’empêche : on ne peut pas faire l’impasse sur le rôle de René Maran dans l’histoire littéraire africaine. Sans René Maran, il n’y a peut-être pas Senghor. En tout cas, le Senghor, que nous connaissons. C’est-à-dire, cet homme déchiré, tiraillé entre la France et l’Afrique, qui a su, à partir de son drame personnel, chanter la civilisation de l’universel.
Maran et Senghor
Comme Senghor, Maran est un homme de passages. Guyanais, mais né en mer sur le bateau. Tout un signe, parce que, la mer c’est la Relation. Tout au long de sa vie, René Maran a essayé d’être un trait d’union. Fonctionnaire français, marqué par les idéaux de la Révolution française, lecteur de Gide et Marc- Aurèle, il a servi en Afrique, terre de ses aïeux. Comme tous les Antillais de sa génération, René Maran, croyait à la sauvagerie des Nègres et pensait les libérer par la civilisation française, plus précisément par la colonisation. Mais il souhaitait que cette libération se réalise avec humanité. Ce qui témoignait d’une insoutenable naïveté. Quand on connaît ce qu’a été l’horreur des sociétés concessionnaires en Afrique centrale, particulièrement à Bangui, où il a servi (1). Cette petite note biographique explique l’ambiguïté de son roman, Batouala, censé dénoncer la face sombre de la colonisation. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce roman, par son contenu naturaliste et sa dimension ethnologique, renvoie à la littérature coloniale. En témoigne cette lettre de Maran à son ami, Gahitso. « Ma plus grande joie serait-lorsque tout sera au point, d’être assuré que tous ceux qui m’auront lu croiront connaître aussi bien que moi, les coutumes dont je parle et les pays que j’ai vus tels qu’ils sont malgré mon désenchantement. ».
Faire connaître le pays et ses coutumes. Voila le viatique de la littérature coloniale. Quoi qu’il en soit, Batouala est sur ce plan en deçà d’un simple récit comme Terre d’Ebène d’Albert Londres. Batouala n’est pas un roman de contestation. C’est un livre de constat. Batouala pour reprendrela belle expressionde Philippe Dewitte, n’est pas un acte de solidarité nègre, tout simplement parce que l’auteur du premier roman nègre écrit avec « une plume blanche ». Et René Maran lui-même n’est pas dupe. Après avoir écrit un roman ethnologique, il se débarrasse de son statut du romancier colonial pour celui de l’humaniste français, défenseur des droits de l’Homme en rédigeant cette préface féroce : « Montesquieu a raison, qui écrivait, en une page où, sous la plus froide ironie, vibre une indignation contenue : « Ils sont noirs des pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. » Après tout, s’ils crèvent de faim par milliers, comme des mouches, c’est que l’on met en valeur leurs pays. Ne disparaissent que ceux qui ne s’adaptent pas à la civilisation.
Civilisation, civilisation, orgueil des Européens, et leur charnier d’innocents, Rabindranath Tagore, le poète hindou, un jour à Tokyo, a dit ce que tu étais ! Tu bâtis ton royaume sur des cadavres. Quoi que tu veuilles, quoique tu fasses, tu meus dans le mensonge… »
Cette préface traduit la déchirure de Maran, celle d’une peau noire et masques blancs. Une déchirure analysée par Fanon dans son essai éponyme et dont l’autobiographie, L’homme pareil aux autres, ainsi que celui de Mayotte Capécia, Je suis martiniquaise, servent de support à l’argumentation du Docteur Fanon. Cette préface exprime surtout le dilemme de ces administrateurs antillais noirs mais ardemment français (La formule est du Général De Gaulle), dont le plus célèbre est le compatriote et ami de René Maran : le gaulliste de première heure, Felix Eboué. Contrairement à Félix Eboué, qui défendait le travail forcé, traquait les matswanistes qui le lui ont bien rendu en le surnommant, Félix le chat ; René Maran, lui, bien qu’administrateur colonial, ne pouvait pas ne pas, en sa qualité de poète, dénoncer la violence. Ce qui, naturellement, déplu à son Ministère de tutelle. D’où sa démission.
Maran et Tovalou
C’est dans ce que contexte, qu’il devint, entre les deux guerres, l’une des figures des Mouvements Nègres en France. Dès 1924, il collabore au bimensuel Continents, dont l’originalité réside selon Philippe Dewitte, dans les pages culturelles de bonne tenue. Inutile ici de préciser que Rene Maran les illumine de son érudition, de sa connaissance du jazz, de son savoir sur les cultures africaines, etc. Obnubilé par son succès, il s’emporte dans le numéro du 15 Octobre 1924 contre son ennemi intime, Blaise Ndiagne, recruteur officiel des tirailleurs sénégalais « Monsieur Clemenceau, matois comme toujours, s’empressa de faire savoir téléphoniquement à Monsieur Diagne qu’il lui serait accordé une certaine commission par soldat recruté »
Cette petite phrase, écrite sans doute dans un moment de rage, lui vaudra un procès en diffamation et sonna le glas de Continents. Traqué, humilié, Maran rejoint quelques années plus tard, l’équipe de La revue du Monde Noir des sœurs Nadal. Dans la préface qu’il signe à l’occasion de la réédition de cette revue aux éditions Jean Michel Place, Louis Thomas Achille (sans doute le dernier survivant de l’équipe) consacre des pages émouvantes à René Maran « Décernant en 1921 le Prix Goncourt au « véritable roman nègre », Batouala de René Maran, Antillais d’ascendance guyanaise devenu administrateur de la France d’Outre-mer. Le jury parisien consacrait la protestation vigoureuse contre l’œuvre déshumanisante de la colonisation. Ce n’était pas un regard « nègre » que portait ce haut fonctionnaire noir entièrement formé à la culture française, sur une entreprise qu’il était chargé de promouvoir. Son origine et sa couleur donnaient à sa mission quelque chose de paradoxal aux yeux d’autrui. C’est au nom de la logique propre de l’esprit français et de la mission « civilisatrice » de son pays qu’il voulait en appeler à l’opinion publique française. Lorsque, dix ans après La revue du Monde noir fut mise en chantier, l’émotion soulevée par cette violente dénonciation était retombée et René Maran, démis de ses responsabilités coloniales en devint l’ami sûr et le conseiller exigeant (bien au-delà du poème qu’il lui confia au troisième numéro) ».
Maran et Gide
Au fond, Maran était un moraliste. Nourri aux mamelles des Lumières, sans posséder hélas, ni l’ironie de Voltaire ni la légèreté de Diderot. En réalité, il était un disciple de Gide, à qui il consacra un article élogieux dans le cinquième numéro de la revue Présence Africaine. Cet article était dans une certaine mesure un autoportrait. En parlant de Gide, Maran parlait de lui-même. C’était pour lui, une façon de se situer dans le champ littéraire français, puisqu’il opposait la France de Gide à celle de Barrès. La France de Zola, défenseur de Dreyfus contre celle de Barrès. De ce point de vue, on ne peut que passablement adhérer à la thèse de Senghor, selon laquelle, Maran serait un précurseur de la Négritude. Ce qui ne nous empêche pas en revanche de saluer son rôle dans notre histoire littéraire. C’est le sens du travail de Charles Onana (2007). Ce qui ne nous empêche pas surtout, de célébrer le cinquantenaire de sa mort comme vient de le faire les éditions Dauphin (2).

1. D’ailleurs, il est à noter, que la Centrafrique, qui sert de décor à Batouala (1921) a inspiré Romain Gary dans Les racines du Ciel (1956) et Georges Conchon 1956 dans l’Etat sauvage. Tous ces textes sont de romans violents, qui d’ailleurs bénéficié d’une excellente réception. Tous les trois ont obtenu le prix Goncourt
2. Les éditions du Dauphin, viennent à cette occasion de rééditer la biographie que Maran avait consacrée en 1951 à Brazza
///Article N° : 9678

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