Pour sa douzième édition, du 15 au 19 septembre 2016, le Festival des Arts de la scène de Tanger, adossé au colloque « The Narrative Turn in Contemporary Theater », organisé par le centre international des études de spectacle, a invité treize compagnies, trois réalisateurs et deux performeurs venus de tout le monde arabe, pour autant de spectacles et projections, répartis dans quatre salles à Tanger. Retour sur un festival indépendant et politique.
Le pari est audacieux : réunir quatre jours durant des universitaires et des artistes (troupes de théâtre, curateurs, chorégraphes, danseurs, metteurs en scène, auteurs, cinéastes, acrobates) du Maroc et du monde entier pour les faire confronter leurs esthétiques et leurs travaux de recherche, et proposer tous les soirs des spectacles accessibles au public. Le festival s’accompagnait de la présentation de trois workshops, dirigés par Rachid Amahjour (Maroc), Fadel Soudani (Irak) et le Lalish Theatrelabor de Vienne avec les compagnies Dah Wassa et Aphrodite (Maroc). Le thème du festival était articulé avec celui du colloque qui portait sur l’acte narratif dans le théâtre contemporain. Au centre de cette problématique, la capacité de la narrativisation contemporaine par le déploiement des technologies numériques, à abolir les frontières, en tissant des liens entre histoire personnelle et collective, entre privé et public, entre esthétique et politique. Un rapprochement qui, comme le souligne le Professeur Erika Fischer-Lichte qui réalisait un master class, s’accompagne d’une « dissolution des frontières entre art et non-art « .
Parmi les temps forts de cet éclectique festival, Je suis une femme, moi de la compagnie française La Cité’s compagnie, qui fait du théâtre de proximité et anime des ateliers dans l’agglomération de Bordeaux. Dans ce monologue qu’elle a également écrit, la comédienne Loubna Edno-Boufar donne vie à Khadija, une maman maghrébine des cités, dépressive, qui s’adresse à un psychologue imaginaire, pour évoquer son passé avec beaucoup d’humour. Ce spectacle a obtenu le premier prix de texte et d’interprétation du festival d’Agadir en 2016. Il aborde avec subtilité les thèmes de l’immigration, de l’exil, du féminisme et du couple, mais aussi de la dépression, tabou dans la société maghrébine.
Dans la même veine, mais avec une dimension plus historique, Prise de parole du dramaturge et professeur en arts du spectacle Issam El Yousfi (que l’on retrouvera également à la dramaturgie pour Blasmia, autre spectacle du festival) mis en scène par Mahmoud Chahdi, ancien étudiant de l’ISADAC (Institut Supérieur d’Art Dramatique et d’Animation Culturelle de Rabat), aborde les terribles « années de plomb » du Maroc, qui s’étendirent des années soixante à la fin des années quatre-vingt-dix. Ces décennies sont racontées par une journaliste, d’une cinquantaine d’années, qui se retrouve dans l’appartement de sa mère, à la mort de celle-ci. Prise de parole est une expérience rétrospective, qui selon son auteur se présente comme « un album de famille trouvé dans un coin de la mémoire que le personnage feuillette en déterrant des souvenirs cocasses et dramatiques« . Durant une heure en effet la journaliste, interprétée par Ilham Loulidi, se raconte, confronte ses souvenirs à des documents d’archives et se filme, pour mieux observer les marques du temps qui passe. Jouée dans l’espace de l’association Tabadoul (l’échange en arabe classique) Prise de parole est également un pont entre deux générations et le dévoilement d’une femme qui déplore le nombre croissant des gardiens de la morale, particulièrement à l’encontre du « deuxième sexe ».
Pour Khalid Amine, le leader charismatique et investi du Festival de Tanger, programmer Prise de Parole est éminemment politique. Lui qui considère que le théâtre doit « faire entendre les voix que l’on a rendues muettes« . Dans cette démarche, les jeunes artistes et les étudiants sont libres d’assister aux différents panels du colloque et d’intégrer les différents workshops du festival. Cet engagement pour une diversité des voix passe aussi par la projection du film documentaire de Marwa Mahdi, We are not Numbers : Stories of Women Refugees from Syria, dans lequel cette Égyptienne installée à Berlin, montre le fruit de son travail artistique avec des Syriennes (à défaut d’avoir pu faire venir ses comédiennes, celles-ci n’ayant pas le droit de quitter l’Allemagne) qu’elle a aidé à écrire leur histoire pour essayer de briser quelques préjugés.
Dans un autre registre, Blasmia (Anonyme) de la compagnie Dah Wassa (« Ici et Maintenant » en amazigh) présenté en avant-première, fut également l’un des temps forts du festival. En remontant le temps qu’ils explorent à travers la danse, ils s’inspirent notamment des chorégraphies des derviches tourneurs dans une époustouflante performance finale. Fruit d’un travail de sept mois de recherche, ce spectacle traverse, parfois non sans humour, différentes étapes de l’histoire de l’espèce humaine et ses représentations. Refusant tout élitisme, Dah Wassa est constituée de jeunes acteurs et metteurs en scène marocains. Elle réussit le pari de faire un spectacle exigeant et populaire, élégant et sans prétention, dans lequel la création de musique électronique et de dispositifs vidéo accompagne la danse. Exploration dans « l’ici et maintenant » des voyages corporels et vocaux des comédiens, Blasmia renvoie l’homme à ses origines pour mieux le confronter à son présent.
Le retour au récit passe aussi par la réécriture des classiques. Avec L’Incendie, la compagnie Douze Tmasrah, basée en France et constituée de l’Irakien Muhamed Seif et du Marocain Abdeljabar Khoumrane, donne à voir une superbe et politique réécriture du Roi Lear par l’Irakien Kassem Muhamad. Réduite à deux personnages, la pièce s’ouvre sur l’incendie et la destruction du royaume de Lear, abandonné dans une sorte de désert, qui cherche à comprendre auprès de son fou comment il a pu en arriver là. En racontant à Lear son histoire, le Fou interprète à de nombreuses reprises le personnage de Cordélia avec une distance étrange, comme habité par son fantôme, que le roi déchu accueille de façon poignante. Ce spectacle en arabe, dont la mise en scène épurée évoque les no man’s land beckettiens, est porté par ses acteurs virtuoses: Muhamed Seif (Lear) et Abdeljabar Khoumrane (Le fou) dont le travail sur le corps est remarquable. D’autre part, la réflexion sur le pouvoir et les échos entre la déchéance de Lear et celles de nombreux chefs d’état contemporains sont percutants pour le spectateur d’orient ou d’occident.
Un festival qui utilise le retour à la fable, à travers différentes formes artistiques, pour aborder des problématiques politiques. Une édition encore une fois autonome. Une position assumée qui laisse les organisateurs libres de programmer ce qu’ils veulent. Khalid Amine souligne qu’un artiste comme Nabyl Lahlou, dont la pièce Ophélie n’est pas morte est une critique acerbe de la (non) politique culturelle du Royaume du Maroc pour le théâtre, ne serait pas convié dans un festival national. Mais cette autonomie a un coût : les financements habituels ne sont pas attribués par le Royaume (qui y apporte tout de même une contribution, modeste à l’égard des moyens déployés, via le Ministère de la Culture). Et c’est grâce aux précieux partenariats mis en place par des universitaires travaillant sur ce projet bénévolement, dont Khalid Amine, que ce dernier a encore pu, cette année, mettre en uvre ce festival, temps fort de la vie culturelle tangéroise.
Le public marocain était là et, semble-t-il, ravi des spectacles joués.
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