Les Bantous :

Entre dispersion, unité et résistance

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Dans l’état actuel des connaissances, les universitaires sont loin d’avoir défriché toute l’histoire du continent africain. Tidiane N’Diaye, chercheur spécialisé dans l’histoire des civilisations africaines, propose une analyse approfondie de la dispersion des tribus bantouphones.

Le vocable de Bantou désigne un concept ethnique, s’appliquant de nos jours, à un groupe de populations qui parlent des langues assez proches. Ceci depuis le sud du Cameroun jusqu’à l’Afrique australe, couvrant au passage l’Afrique orientale et l’Afrique centrale. Les Bantous se sont divisés en deux branches linguistiques majeures : celle de l’est et celle de l’ouest. Les Bantous de l’est ont migré à travers les hauts plateaux, au Zimbabwe et au Mozambique, jusqu’en Afrique du Sud. Les Bantous de l’ouest se sont établis dans la forêt et la savane jusqu’en Angola, en Namibie et au Botswana. La terminologie de « langue bantoue », quant à elle, a subi des transformations, conséquences du long mouvement migratoire de ces nomades. Mais toutes ses dérivées présentent une telle parenté, que leur unité de civilisation est évidente. L’histoire de ce peuple est intimement liée à un gigantesque mouvement de populations, qui s’est opéré sur l’ensemble du continent noir. Un phénomène appelé La Grande dispersion des Bantous.

Ce mouvement s’est étalé, sur une très grande échelle d’espace et de temps, du fait de l’exubérante et l’impénétrable grande forêt équatoriale, qui constitue un obstacle des plus difficiles à franchir. La dispersion des Bantous aurait commencé au début de la formation du Sahara. À partir de 5 000 ans avant notre ère, le climat devenu aride au Nord du continent, a entraîné l’abaissement de la nappe phréatique et la détérioration subséquente du milieu. Ce changement modifia le modèle économique de la région, précédemment fondé sur l’exploitation des ressources naturelles, surtout aquatiques, comme la chasse, la pêche et la cueillette. Les ancêtres des Bantous y vivaient dans la partie du Haut-Nil, comprise entre les 17e et 21e parallèles. Ces lointains cousins des actuels Noirs soudanais, formaient même, une partie des populations des royaumes de Koush, de Napata et de Méroé vers le VIIe siècle avant notre ère. C’est après la perte de leurs terres fertiles, qu’ils exercèrent une pression progressive sur leurs voisins du sud, les contraignant à envisager à leur tour, un déménagement sur de longues distances. La paléontologie et l’anthropologie attestent en fait, que les Sahariens mésolithiques d’Asselar étaient des « Noirs de type bantou ». On trouve donc leurs traces, dans toutes les régions faisant tampon, entre le Nord du continent et l’Afrique subsaharienne. De nombreux objets dont des vases, ont été découverts dans l’Aouker préhistorique, une région située dans l’actuelle Mauritanie. Ils sont identiques en tout point, à ceux qui sont encore utilisés par les peuples bantous d’Afrique du Sud. Dans leurs premiers mouvements migratoires, la plupart des groupes bantouphones prirent d’abord la direction du sud-ouest et du sud-est du continent. D’autres, furent contraints d’affronter la forêt tropicale, pour se fixer plus loin. Le groupe qui occupe actuellement l’Afrique du Sud, se serait d’abord établi aux cours du Ve siècle avant notre ère, aux confins du Cameroun et du Nigeria. Puis durant leur longue progression, des populations originaires de la région comprise entre le sud de la Bénoué (Nigeria) et l’actuel Cameroun, auraient migré par étapes vers le reste de l’Afrique centrale et vers l’Afrique orientale et australe. Elles s’installèrent dans un premier temps, autour du bassin du fleuve Congo et plus à l’est près des Grands Lacs. Ces populations forment jusqu’à nos jours, les unes le « noyau bantou occidental » et les autres le « noyau bantou oriental ». C’est à partir du XIe siècle, qu’elles développèrent à l’Est, notamment au Kenya, l’élevage des bovins et de puissants royaumes.
Nombre de groupes bantouphones avaient continué leur marche des siècles plus tôt, pour atteindre le territoire du Grand Zimbabwe. Cet ancien siège d’une importante formation économique et politique médiévale, fut bâti par le peuple « autochtone » shona, au cours d’une période se situant entre 400 avant notre ère et le XVe siècle. Zimbabwe (Dzimba dza mabwe) signifie « Grandes demeures de pierre » en langue shona, ou « Tombeaux de chefs » par extension. Des découvertes relativement récentes, nous apprennent que le Grand Zimbabwe connut son essor entre les IXe et le XVe siècle. Ses structures sont avec celles de l’Égypte et de la Nubie, les plus imposantes découvertes architecturales en Afrique. La cité trônait sur une montagne située au sud-est d’Harare. Le site classé Patrimoine mondial par l’Unesco, est un véritable Acropole africain, qui se compose de blocs de granit reliés les uns aux autres, ou raccordés par des murs formant de petits couloirs et de multiples enclos. Ses ruines dominent de quatre-vingts mètres la savane environnante. Elles sont entourées de collines sur lesquelles, d’autres constructions ressemblantes ont été bâties et se trouvent à une quinzaine de Km, au sud de la ville de Musvingo au Zimbabwe. Le capitaine de garnison portugaise Vicente Pegado, décrivait la cité en 1531 :
À proximité des mines d’or de l’intérieur, entre le Limpopo et le Zambèze, il existe une forteresse de pierre d’une taille extraordinaire, sans qu’il semble que du mortier ait été utilisé. Cette construction est entourée de collines, sur lesquelles se trouvent d’autres constructions similaires, n’utilisant pas de mortier, et l’une d’entre elles est une tour de plus de 12 brasses (22 mètres) de haut. Les habitants de la région appellent ces constructions Symbaoe, qui signifie en leur langage « cour ».

En fait tous ceux qui l’ont visitée, étaient impressionnés par les vestiges de la cité, témoignant qu’il existait au sein de ses bâtisseurs, l’équivalent d’astronomes avertis. L’édifice jouit d’une orientation précise. Leurs concepteurs avaient aussi des talents d’architectes doués, d’ingénieurs en construction en pierre et en génie civil. Et c’est le commerce de l’or, qui donna au Grand Zimbabwe les moyens de son développement et de sa puissance. Les origines de cette mystérieuse découverte au XIXe siècle, furent au centre de bien des polémiques. De nombreux chercheurs refusaient de croire, qu’une civilisation aussi avancée, pouvait être l’œoeuvre de populations négro-africaines. Les théories les plus fantaisistes furent formulées et avaient toutes un élément en commun : le Grand Zimbabwe n’était pas l’œuvre des Africains. Le naturaliste et géologue allemand Carl Mauch, un des premiers chercheurs européens à visiter le site, écrivait en 1871 :
La cité n’a pas été construite par des Africains, car le style de construction est trop élaboré ; c’est l’œuvre de colons phéniciens ou juifs.
Les Portugais quant à eux, après avoir supplanté les négociants arabes, firent le rapprochement entre ces ruines et les mentions bibliques des mines du Roi Salomon ou de l’antique royaume de la Reine de Sabah. Ceci inspira à un jeune officier colonial britannique, Henry Rider Haggard, un roman publié en 1895, sous le titre Les Mines du roi Salomon. Bien entendu, dans toutes ces spéculations, un peuple du Sud de l’Afrique était dépossédé de son héritage, au profit de « visiteurs inconnus. » Elles allaient cependant être balayées par le travail de Gertrud Caton-Thompson. Envoyée en 1931 par l’Association britannique archéologique, l’éclairage de cette grande spécialiste, permit d’attester, que la cité était bien l’œuvre d’une civilisation négro-africaine et non de « visiteurs inconnus. » Le Grand Zimbabwe s’était totalement désintégré à partir du XVe siècle. Le site fut progressivement abandonné à cause de la sécheresse et du tarissement des mines d’or de la région. C’est après cela, que la plupart des descendants d’immigrants bantouphones, reprit sa progression toujours vers le Sud, non sans avoir traversé les fleuves Zambèze et Limpopo. Il est communément admis, que le développement de la métallurgie et du fer, constitue le point de départ de toutes les civilisations avancées. Les peuples, bantouphones originaires du Nord connaissaient l’usage du fer depuis des siècles. Leurs ancêtres étaient des rois-forgerons, qui fabriquaient des outils, pour défricher les clairières. Agriculteurs et pasteurs, ils tiraient de l’usage du fer, une supériorité écrasante. Grâce à des outils et des armes forgés de ce métal, ils purent conquérir de nouvelles terres et dominer quantité de peuples sur leur chemin.
Les Bantous premiers colons d’Afrique du sud
Aussi, dès leur arrivée en Afrique du Sud, les Bantous ont bousculé les « autochtones » Khoïs et San, pour s’emparer de leurs pâturages. Cependant ni la tradition orale, ni l’archéologie ne signalent d’affrontements dévastateurs dans le pays avant le XVIIe siècle. Les ethnies vaincues, se réfugièrent dans les forêts ou migrèrent vers des régions plus arides. C’est la plus importante branche bantouphone, les N’Gunis, qui a poussé sa marche plus au sud, pour se sédentariser en Afrique du Sud. Elle comprend les Sothos, les Tswanas, les Ovambas et les Khosas. Ces derniers ont constitué l’avant-garde de la grande migration, ayant atteint la rivière Mtata. Beaucoup plus tard, sous l’apartheid, ils seront également à l’avant-garde de la lutte pour l’égalité. On y compte les principaux meneurs, dont [Nelson Mandela],  [Chris Hani],  [Oliver Tambo],  [Walter Sisulu] et  [Govan Mbeti] (père de l’ancien président Thabo Mbéki.) Les Khosas sont aujourd’hui encore nombreux dans les milieux dirigeants de ce pays. Arrivés au terme de leur longue migration, les Sothos et les Tswana ont occupé la majeure partie du plateau, depuis le désert du Kalahari jusqu’à la montagne du Khahlamba. En fait, depuis le IVe siècle, de plus en plus de populations bantouphones, se fixaient dans les espaces du plateau. Tandis que d’autres continuaient encore jusqu’au XVIIe siècle – et non au XVe, comme on l’a longtemps cru – leur progression par le couloir côtier longeant l’Océan indien, pour se fixer plus loin. Mais le peuplement de l’Afrique du Sud étant une histoire de migrations croisées, elles réalisèrent très vite qu’elles n’étaient pas seules dans ces espaces. Les Bantous furent par conséquent, obligés d’arrêter leur marche. L’histoire atteste que c’est à ce moment-là, qu’eut lieu la première grande rencontre entre les populations noires d’Afrique du Sud et d’étranges immigrants blancs, arrivés en ces lieux au XVIIe siècle. En fait des siècles avant l’arrivée de ces immigrants européens qui se qualifiaient de Boers (mot néerlandais qui signifie paysans), les descendants de migrants bantouphones évoluaient pacifiquement, entre voisins partageant une culture commune. Ils avaient conservé les valeurs de leur civilisation d’origine, tout en acquérant de nouvelles. Jusqu’à nos jours, des mythes et des légendes représentent leurs genèses dans le temps. Ils ont survécu par la tradition orale, qui joue un rôle primordial dans leur civilisation. Par cet antique média, ils les ont entretenues et transmises, de génération en génération. Leurs voisins blancs refusaient pendant longtemps, de croire qu’un tel vecteur puisse permettre comme l’écriture, une restitution exacte d’événements et l’établissement d’une chronologie fiable, au sens de la discipline historique universellement convenue aujourd’hui. Le passage à l’écrit, est indiscutablement une étape fabuleuse dans l’évolution de l’humanité.
Pour autant, les peuples ne sont pas nés avec l’écriture. Dans la civilisation bantoue, la parole est depuis toujours, à la fois connaissance, transmission de valeurs ancestrales, divertissement et science de la nature. Elle y reflète l’histoire, l’organisation économique, politique et le vécu socioculturel des peuples. L’homme y est en tout temps et en tout lieu engagé par « la parole donnée. » De nos jours la plupart des chercheurs africains arrivent, à croiser les apports ou « données exogènes », avec celles de leur tradition orale, pour pallier les carences de la documentation écrite. Aussi, place est de plus en plus faite, aux gardiens du patrimoine culturel des Bantous, qui sont leurs généalogistes, poètes, historiens et récitants (ou griots ailleurs), qui nous apprennent, que des siècles avant l’arrivée d’immigrants européens, leurs ancêtres s’étaient divisés en clans. Chaque clan occupait un emplacement particulier, sans se mêler aux autres. Un clan bantouphone constitué, comprenait plusieurs centaines de personnes. Il avait ses chefs politiques, spirituels, ses juges qui formaient un conseil et quelques spécificités culturelles. Le chef était la plus grande autorité morale chez les Bantous. Deux conseils l’assistaient dans ses fonctions, un conseil restreint et un conseil plus large (ou assemblée.) Le premier comprenait ses confidents, qui l’aidaient dans les tâches quotidiennes de gestion matérielle et culturelle de la chose publique. L’assemblée quant à elle, était composée de tous les notables subalternes, ayant néanmoins quelque importance. On y débattait des problèmes touchant à l’organisation de la vie du clan. Tout homme adulte y participait librement. Le chef pouvait être critiqué au cours de ces assises. Ce guide supervisait toutes les affaires religieuses, économiques, sociales et judiciaires. Il était considéré comme le symbole de l’unité, bien avant même les puissantes confédérations, qui verront le jour dans le pays. Car après avoir vécu dans une grande stabilité et sans conflits, tous ces clans n’auront plus d’autres choix que de s’affronter. Certains historiens coloniaux qualifient ces conflits de guerres d’extermination entre Noirs et qui avaient laissé la voie libre aux Boers.

Alors que des facteurs sociodémographiques bien identifiés depuis, sont à l’origine de ces « bouleversements. » En fait les populations augmentaient rapidement et les pâturages devenaient rares entre les montagnes et l’océan. La précocité des mariages et la polygamie, engendraient un fort taux de natalité. Cette croissance démographique était entretenue par un faible taux de mortalité. Des méthodes de médecine traditionnelle de plus en plus efficaces, permettaient de guérir de nombreuses maladies de l’époque, participant ainsi à l’allongement de l’espérance de vie. C’est ainsi que sans méthodes de régulation efficaces des naissances, les clans finiront par se disputer la terre, pour nourrir des populations à croissance exponentielle. Au début, ces conflits étaient peu nombreux et relativement peu meurtriers. Dans la tradition des Bantous, ils se réduisaient souvent, en un combat singulier et ritualisé, entre les deux hommes les plus forts de chaque clan. Quelques fois ils opposaient deux groupes d’hommes forts, comme pour symboliser chacun, une armée. Mais l’affrontement cessait, dès que l’un des deux camps reconnaissait sa défaite. L’issue de ces conflits décidait des rapports d’allégeances entre chefs de clans, l’occupation d’espace vital et de terres cultivables. Ils allaient cependant commencer à s’intensifier dès les années 1780. Chaque clan perfectionnait de plus en plus ses moyens et méthodes de combat. Puis de simples conflits ritualisés, on passa à la guerre. Très vite quelques grandes figures ont émergé de cette mêlée. Elles fondèrent de véritables puissances guerrières. Les Swazis du chef Sobhuza, les Ndwandés de Zwidé et les Abatetwas du roi Dinguiswayo, s’imposèrent comme principales forces dans la région. Zwidé ne pouvant tolérer la concurrence, réussira à battre et à chasser Sobhuza, qui ira se replier dans une autre région d’Afrique australe. Celle-ci portera à sa mort en 1838, le nom de son fils Swazi. Cet État reconnu par les traités internationaux est resté depuis, le Swaziland. Les deux puissances qui allaient donc s’organiser, pour s’installer durablement, étaient les Abatetwas et les Ndwandés, avec un léger avantage pour les premiers. Elles mirent sur pied des structures fortes et très centralisées. Dans un esprit d’unification, elles rassemblèrent autour d’elles, en une confédération économique, politique et guerrière, les clans les plus faibles, pour leur offrir assistance et protection. Au début du XIXe siècle, la plupart des clans bantouphones localisés aux abords immédiats du fleuve Mfolozi Mhlophé, étaient ainsi placés sous la protection de Dinguiswayo, chef de la confédération des Abatetwas ou de celle de Zwidé, roi des Ndwandés. Les autres royaumes évoluaient dans une anarchie indescriptible. Les Abatetwas étaient un peuple de guerriers. Tandis que leurs voisins sédentaires, comme les Ifénilenjas, monopolisaient dans la région, le commerce du tabac et du bois sculpté. Ce clan constituait l’une des entités les plus faibles de la région. Pendant longtemps son nom était à peine connu. Seuls quelques commerçants nomades s’aventuraient sur son territoire. Les Ifénilenjas étaient dirigés par le roi Senza N’Gakona, père de Chaka, futur conquérant et bâtisseur de nation. Né en août 1790, dès son jeune âge dit-on, Chaka avait l’étoffe d’un héros. Mais sans l’éducation et la chance de se réaliser, que le souverain abatetwa, Dinguiswayo, lui donnera par la suite, personne n’aurait sans doute jamais entendu parler de lui. C’est sous la direction personnelle du souverain abatetwa, que Chaka fit son initiation, puis une carrière guerrière, avant de devenir son plus brillant général. C’est donc sans surprise, qu’il fut désigné, pour assurer la succession de Dinguiswayo, tué au combat en 1816. Chaka était de ces hommes charismatiques qui au XIXe siècle, avaient décidé de dire non à l’occupation coloniale de leurs pays. Ils refusaient toute forme d’oppression et ce qu’ils considéraient comme une tentative d’aliénation culturelle.
L’unité bantoue par la dialectique de la sagaie
D’une manière générale, ces résistants africains, étaient d’une trempe exceptionnelle. Ils étaient souvent religieux mystiques, grands seigneurs en mal d’aventures ou bâtisseurs d’empires comme Chaka. En recoupant toutes les descriptions faites par la plupart de ceux qui l’ont approché, se dégage une image précise de l’homme. Il avait la peau fine et d’un brun foncé. Il se tenait toujours droit, le port élancé et d’une grande prestance. De constitution robuste, sa force physique était impressionnante. Il pouvait diriger des exercices militaires ou des danses collectives durant des heures, sans aucune trace de fatigue. Chaka était réputé avoir mauvais caractère. Le regard perçant, il était précis, rigide et doué d’un remarquable sens de l’analyse et de l’organisation. Sa vivacité d’esprit était peu commune et son intelligence riche et claire. Les ordres que ce souverain charismatique donnait à ses conseillers civils et aux chefs commandant ses troupes, ainsi que les objectifs qu’il leur fixait, étaient sans aucune ambiguïté. Dès le début de ses campagnes, Chaka savait avec précision, ce qu’il voulait et par quels moyens l’obtenir. Après avoir pris le pouvoir en 1816, il décida dès l’année suivante, d’agrandir les structures civiles et guerrières de la confédération, dont il avait hérité. Les projets du jeune chef, adepte de la méthode martiale, étaient d’aboutir à réaliser un ensemble beaucoup plus vaste et plus puissant encore, que celui mis sur pied par Dinguiswayo. Les Anglais avaient déjà pris pied dans le pays, avec une puissante force militaire coloniale. Au cours de cette époque selon l’analyse de l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo :
Face aux visées colonialistes européennes du XIXe siècle, beaucoup de géants africains ont échoué, faute de n’avoir pu opposer une riposte efficace. Parce que ces résistants évoluaient dans des structures affaiblies par l’absence de frontières naturelles, une grande hétérogénéité des populations et des conflits internes.
L’histoire retient que Chaka quant à lui, avait d’abord compris le danger d’anarchie, de tribalisme, d’éclatement et tenté de l’éviter. Ceci en menant d’abord, de vastes campagnes d’unification des peuples bantouphones. Du point de vue stratégique, le terrain accidenté de la région, lui permit de s’engager une guerre d’usure contre beaucoup de clans bantouphones restés indépendants jusqu’alors. Il réussira à battre, intégrer ou à écraser sans pitié, nombre de mini-royaumes qui évoluaient dans une anarchie indescriptible. D’autres mieux organisés lui ont échappé, en s’enfonçant dans les forêts et les grottes, qui parsèment le pays. Cependant, il réduira avant de soumettre définitivement, tous les clans qui composaient la grande confédération de Zwidé. On était en plein M’fécane (ou Difecane), qui signifie en langue sotho, « le grand broyage. » Ce vocable désigne aussi dans la mémoire zouloue : Le temps lointain où la sagaie tuait les hommes et la famine meurtrissait la terre. Durant cette période, la vague déferlante des combattants de Chaka, instaurait un climat de terreur et d’insécurité dans le pays. De vastes portions de territoires situées entre la rivière Umzimvubu et le lac Nyassa au Nord, l’Océan indien à l’Est et le désert du Kalahari à l’Ouest, ont subi au cours du M’fécane des ravages ayant pratiquement dépeuplé toute la zone. Le décor de l’Afrique du Sud était celui d’un pays aux villages brûlés, aux récoltes détruites, aux terribles carnages avec des têtes d’ennemis fichées sur des pieux. Les survivants qui échappaient au conquérant sud-africain, s’enfuyaient en pillant et en détruisant à leur tour, d’autres clans sur leur passage. Les famines et les épidémies, conséquences de ces actions, furent aussi meurtrières que les campagnes guerrières elles-mêmes. Ainsi, de nombreux clans qui avaient refusé à tort ou à raison, d’épouser les objectifs du jeune conquérant bantou, ont disparu. La mémoire africaine a aujourd’hui oublié jusqu’à leurs noms.

Impitoyable et déterminé, Chaka volait de conquêtes en conquêtes, pour étendre sa puissance, sur une grande partie de la région, en modifiant durablement la carte de l’Afrique australe. Si avant lui les conflits entre clans étaient grandement motivés par des nécessités d’espace vital et de terres cultivables, Chaka, dans un esprit d’unification des peuples, avait conquis en quatre années de campagne, un territoire plus vaste que la France. La conception que cet homme avait de la vitesse – comme il l’avouera plus tard – est qu’elle est une synthèse instinctive de toute force en mouvement. Aussi, il avait agi avec une rapidité phénoménale, pour éviter de laisser se reformer dans le pays, les entités réactionnaires, qui avaient tant paralysé les Bantous. Ensuite, l’administrateur s’emploiera à recomposer les débris de tous ces peuples survivants, en quête de refuge et d’habitat, pour les intégrer dans un grand ensemble moderne et homogène, comme il n’en existait pas en Afrique du Sud avant lui. Ce battant avait toujours pensé que N’Gunis, Khosas, Tswanas, Sothos, Ovambas etc. étaient des noms laids et affligeants, pour peuples conquérants. Pendant qu’il parlait à son état-major, un grondement de tonnerre venu des montagnes du Sud, couvrit sa voix. Il leva les yeux vers le ciel et dit :
Je regarde les peuples et ils tremblent. Voilà pourquoi je ressemble à ce grand nuage où gronde le tonnerre. Alors mon peuple qui me ressemble et s’identifie à moi s’appellera Zoulou, c’est-à-dire les fils du ciel.
C’est par ces phrases, que Chaka proclama officiellement en novembre 1820, la naissance de la nation zouloue. Ses sujets décideront de s’appeler entre eux Ama Zoulous, qui veut dire les célestes (ou ceux du ciel.) Quant à leur souverain, il s’était longuement confié à son visiteur favori, le marchand, ethnologue occasionnel et grand voyageur britannique, Henry Francis Fynn :
Dans ce pays disait-il, les clans étaient à la recherche d’unité, d’idéal et de véritables guides, face aux menaces venues de l’extérieur. Ils faisaient du surplace et s’interrogeaient depuis trop longtemps sur leur avenir.
C’est par le cyclone infernal, que l’impitoyable conquérant bantou a fait souffler sur son passage, qu’il aura bâti un immense empire fort et homogène, en intégrant la plupart de ces peuples. Il avait réussi à les fédérer durablement en une alliance objective – par la dialectique de la sagaie certes – autour d’un idéal commun. Puis l’organisation socio-économique et militaire qu’il mit en place, gommait les différences, en favorisant l’esprit de corps et la loyauté envers la nation zouloue et son souverain. Par le creuset d’une société disciplinée, les hommes étaient tous astreints à l’Amabutho. Cette obligation nationale impliquait l’incorporation, la formation civique et guerrière de toutes les classes d’âge, pour forger leur intégration sociale et identitaire. Avant Chaka Zoulou, les mobilisations étaient épisodiques chez les Bantous. Lorsqu’ils passèrent d’affrontements rituels pour la possession de terres cultivables à de véritables guerres, les différents clans constituaient certes des unités combattantes. Mais leurs chefs constamment engagés dans ces conflits fratricides, démobilisaient les troupes après chaque campagne. Avec Chaka ces unités mieux formées et professionnalisées, seront maintenues en permanence au service de l’empire. Sous son commandement les armées zouloues disposaient de plusieurs divisions, dans lesquelles étaient réparties des Impis (régiments.) Chacun d’eux comptait trois ou quatre bataillons, composés de cinq compagnies ou plus et placé sous le commandement de l’équivalent d’un général (Indouna.) quant aux bataillons et compagnies, il revenait à des chefs nommés par les Indounas l’honneur de les commander. Une cinquantaine de guerriers étaient affectés à chaque compagnie. Une autre innovation de taille est que, dans ces sociétés de vieilles traditions matriarcales, Chaka formera des Impis, d’un millier de guerriers des deux sexes. Les Impis uniquement composés de jeunes filles, avaient pour mission, de prendre en charge la logistique des forces de l’empire. Elles s’occupaient de l’approvisionnement des troupes, de la cuisine et du transport du bétail. Ces jeunes filles devaient nourrir les combattants avec de la viande, des céréales et du lait. Leurs Impis étaient logés dans un Séraglio (caserne féminine) qui pouvait accueillir, jusqu’à 5 000 enrôlées. Il était interdit aux hommes d’y pénétrer sous peine de mort. Quant aux guerriers mâles, leurs casernements étaient bâtis comme des « villages militaires » où vivaient environ 40 000 hommes. L’empereur zoulou demandera à chaque Impi, de cultiver sa spécificité par des chants, des signes distinctifs, des tenues de guerre, des bandeaux, la couleur des boucliers et des plumes d’animaux fixées aux cheveux. Ceci permettait au souverain, de manœuvrer aisément sur le terrain, en distinguant les différentes formations. Pour gagner du temps, Chaka décida de supprimer les cérémonies traditionnelles de circoncision. Ses campagnes devenant de plus en plus fréquentes, elles ne pouvaient qu’affaiblir une force de combat à un moment critique.
Chaka zoulou ou le génie militaire africain
C’est ainsi que ces rites traditionnels d’initiation furent transformés en préparation militaire pour les adolescents zoulous. L’espace de temps ainsi dégagé, permit de constituer des classes d’âges, qui se transformaient en unités de combat, chaque fois que cela était nécessaire. Au temps qui correspondait à la période de la circoncision, dès qu’il y avait un nombre suffisant de jeunes gens âgés de 16 ans, ils étaient convoqués au commandement des forces de l’empire. L’état-major du souverain et ses principaux collaborateurs civils choisissaient un nom, pour constituer un nouvel Impi. Ensuite, ils nommaient un Indouna à la tête de chaque nouvel Impi. Les autorités militaires veillaient à éviter tout contact au début, entre les jeunes enrôlés et les anciens. Chaque Impi nouvellement constitué se voyait bâtir une caserne sur un emplacement désigné. Ces novices étaient ensuite soumis à une discipline de fer, en même temps qu’un entraînement intense et permanent. On leur apprenait à marcher et à courir sans sandales. Pour cela, les chefs militaires les obligeaient à danser pieds nus sur des branches d’épines. C’est seulement au bout de quelques mois, d’un entraînement aussi éprouvant, qu’ils étaient initiés au maniement des armes et aux techniques de combat. Au début de l’empire, Chaka a conçu et enseigné à ses hommes l’art des danses guerrières. Selon la tradition zouloue, un soir de pleine lune il entraîna ses Impis sur les champs d’épines. Ensuite, il se mit à danser levant très haut les jambes, et frappant du talon la terre rouge de toutes ses forces. Il dit à ses guerriers :
Dansez avec moi. Frappez très fort le sol pour endurcir vos pieds. Ainsi vous pourrez évoluer au-devant de vos ennemis. Jusqu’au dernier, vous les battrez. À la prochaine pleine lune nous danserons à nouveau tous ensemble.
Durant tout son règne, Chaka a veillé personnellement, à ce que les guerriers zoulous ne restent jamais sans rien faire. Les unités de combats effectuaient en permanence de longues marches et de grandes manœuvres guerrières. Ces activités très pénibles, pour les combattants mâles comme pour les jeunes filles qui suivaient pour assurer la logistique, étaient toujours coupées de danses collectives. Dans l’organisation zouloue, les sujets mobilisés étaient soumis à une période de service militaire pouvant durer une vingtaine d’années et dans un célibat total. Le mariage n’était autorisé qu’aux seuls combattants, qui faisaient leurs preuves au service de la nation et après 15 ans d’active. Les jeunes filles échappaient à la règle. Lorsque l’une d’elle acceptait d’épouser un des combattants, elle était automatiquement démobilisée, pour rejoindre le clan familial du mari. Ceci a permis au souverain zoulou, d’opérer plus facilement une véritable militarisation des structures sociales de la nation.

C’est ainsi que Chaka fit d’une armée de métier, le principal pivot de la société zouloue, révolutionnant les anciennes structures, qui traditionnellement, avaient toujours privilégié chez les Bantous, les activités d’élevage et de cultures vivrières. L’objectif était de s’appuyer sur cette force militaire, comme principal ciment d’un empire, afin de souder des clans différents et longtemps tiraillés, autour de valeurs morales, culturelles et un idéal commun, pour l’épanouissement et la défense de leur civilisation assiégée. Une telle organisation a engendré chez les Zoulous, une mémoire collective faite de nationalisme exacerbé, de conquêtes et de domination, au détriment de toute forme de particularité ethnique. Cette puissante force sud-africaine, avait contraint pendant des décennies, les colons britanniques à rester l’arme au pied et forgé l’admiration de nombre d’observateurs européens. Cependant au regard du résultat, le prix payé par les peuples bantous à ce projet d’unification, a été démesuré. C’est l’une des raisons pour lesquelles, les appréciations sur l’oeœuvre de Chaka Zoulou, sont aussi tranchées. Pourtant en y regardant de plus près, dans l’histoire des conquêtes et sur tous les continents, on croirait assister à la répétition d’une pièce déjà vue. Seul le décor et les motivations changent. Beaucoup de conquérants et grands meneurs d’hommes de la trempe de Chaka Zoulou, ont prétendu agir dans un intérêt collectif, en y mettant les moyens. Aussi, selon les camps ou les intérêts historiques, ils sont qualifiés de héros par les uns ou de monstres par les autres, notamment les victimes. Ils restent cependant, invariablement des surhommes aux yeux de leurs camps respectifs. Pour les Sud-Africains, Chaka représente encore, celui qui a forgé l’âme de la résistance à l’invasion étrangère. Mythe ou réalité, il est même devenu, à tort ou à raison, le symbole de la grandeur, voire d’une certaine fierté des peuples noirs. Une des mystifications de l’histoire humaine est que les peuples ont toujours perçu leurs meneurs comme des êtres d’une supériorité qui les placent au-dessus de tout. Alors que ce concept de surhommes développé par Nietzsche, relève plus de la fiction grammaticale que d’une quelconque réalité. Ces grandes figures, dont l’œuvre passe souvent pour être d’une dimension hors du commun, n’en demeurent pas moins l’image ou le reflet de l’homme ordinaire. Le souverain zoulou n’était pas que ce héros, bâtisseur de nation et révolutionnaire sociale. Il était aussi l’homme ordinaire poussé à ses extrêmes et qui a révélé tout ce qu’il avait de bestialité inspirée et de démesure. S’il fut incontestablement un génie militaire, visionnaire et un grand rassembleur, l’homme n’en demeurait pas moins, un impitoyable cavalier nègre de l’apocalypse et ce, quels qu’aient été ses objectifs. Chaka a associé son nom, à ceux qui peuvent évoquer carnages et brutalité. À la tête de ses armées, il n’a eu recours qu’à la force. Par celle-ci, comme moyen ou comme fin, il a piétiné des peuples. Sa route est jalonnée de cadavres. Aussi, exposée au jugement de l’histoire, sa sanglante épopée devait inévitablement servir à nombre de témoins partisans, pour justifier la colonisation britannique, qui aurait selon eux rallumé la flamme de la civilisation, qu’avait éteinte le souffle des hordes barbares zouloues.
Ce commentaire de Georges Mac Call Theal, dans son History of South Africa, est du même cru : La question qui était posée était très simple : qui, dans ce pays, de la barbarie ou de la civilisation, allait l’emporter ? Et Bernard Lugan, grand spécialiste de l’histoire africaine, d’enfoncer le clou : Génial politique et fou sanguinaire, Chaka accumule les crimes les plus révoltants (…). Le génocide est donc total. Le crime est parfait. La mémoire zouloue quant à elle, retient que l’objectif de Chaka, au cours du M’fécane n’était pas que destructions, morts et chaos. Ce mouvement apocalyptique était presque inévitable. Tous les clans concernés par le phénomène, avaient vécu pendant trop longtemps sclérosés et repliés sur eux-mêmes dans des structures archaïques. Ils n’en sortaient que pour s’entre-tuer. Les Bantous de cette époque hésitaient énormément sur leur avenir. L’intervention d’un homme dans l’événement historique, était venue apporter la réponse à des sociétés figées dans une stérile incertitude. L’organisation qu’il mit en place, aura permis aux peuples bantous, de résister des décennies durant à l’occupation coloniale de leur pays. En outre, Chaka n’était pas le seul acteur, voire même l’unique responsable des calamités du M’fécane. Cette série de guerres remonte à la fin du XVIIe siècle.

C’est à ce moment-là, que les Boers avaient provoqué de sanglantes bousculades ethniques, pour occuper les terres de clans bantouphones vaincus. Ils avaient ainsi inauguré les tueries. Puis ils profitèrent des conséquences des ravages provoqués par les campagnes de Chaka Zoulou et qui avaient créé un grand désordre dans plusieurs régions, notamment sur les hauts plateaux. Ceci y a considérablement facilité leur établissement. À partir de ces bastions, ils tissèrent leur toile, pour occuper d’autres espaces. À l’image des Zoulous les Boers ont également assis leur entreprise d’implantation par la force. Et selon d’autres historiens plus nationalistes voire extrémistes, Chaka n’avait pas dégagé assez de temps nécessaire, pour surveiller, voire empêcher la sanglante progression de ses voisins boers. Il aurait selon eux, sous-estimé leurs mouvements de populations. Et quand ses successeurs ont été réellement prêts à s’en occuper, il était déjà trop tard pour stopper leur avance. En clair regrettent-ils presque, que Chaka n’eut pas mis assez de moyens, pour les « liquider. » Alors que les préoccupations du souverain zoulou étaient visiblement à mille lieux de cela. Il avait longtemps espionné les Boers et les Britanniques, tout en étant bien informé par Fynn. Chaka Zoulou avait confié à ce dernier, qu’il n’ignorait rien de l’histoire de ses voisins blancs, comme celle de son propre peuple. Il admettait que les Boersétaient tout aussi immigrants que les Bantous et auraient pu être majoritaires dans ces espaces, dont une grande partie était longtemps restée désespérément inoccupée. Leurs ancêtres venaient certes d’Europe, mais n’étaient pas des colons au sens d’une puissance étrangère occupante comme les Britanniques. C’est sans doute pourquoi, il avait concédé Port-Natal (future Durban) à des voisins immigrants néerlandais, pour y établir un grand comptoir au bord de l’Océan indien. Durant tout son règne, il y eut une relative coexistence pacifique entre leurs deux communautés. C’est seulement sous ses successeurs, notamment son demi-frère et assassin Dingane, que les relations entre Boers et Zoulous, tourneront à l’affrontement ouvert. Pour Chaka Zoulou, si les Boersavaient trouvé en Afrique du Sud leur « terre promise », les ambitions des Anglais étaient de coloniser le pays, pour soumettre tous ses peuples. Il semblait reconnaître déjà avant Mandela, la légitimité de leur implantation dans le pays. Les témoignages de Fynn et autres « invités » de Chaka, attestent que tout dans son comportement, semblait indiquer, que le chef de guerre n’était réellement préoccupé que par les ambitions des colons britanniques. Dans les grandes batailles, il tenait toujours à garder Henry Francis Fynn auprès de lui, comme observateur privilégié. Ce n’était visiblement pas fortuit. Ce stratège rusé et qui ne laissait rien au hasard, savait sans doute que les rapports de son confident, seraient transmis. Et qu’ils serviraient d’avertissement aux Anglais, contre qui les Zoulous allaient devoir se battre tôt ou tard. L’histoire semble lui avoir donné raison. Car après sa mort, au plus haut sommet du commandement britannique, ordre fut donné en janvier 1879, de démanteler militairement l’empire zoulou. Cette menace britannique, contrairement à celle des Boers, Chaka en avait donc pris pleinement la mesure et s’y était préparé. Mais selon la mémoire zouloue, de son vivant ce souverain totalement imprévisible, n’avait toujours été fidèle, qu’aux seuls rendez-vous qu’il fixait lui-même à l’histoire. Bien qu’absent à celui fixé par les Anglais le 22 janvier 1879, il avait néanmoins légué à ses successeurs, une redoutable machine de guerre pour la circonstance. Et les Zoulous, sous les ordres de leur quatrième souverain Cétiwayo, allaient faire face.
La résistance bantoue et l’humiliation des Britanniques à Hisandhlawana
Les Anglais, s’étaient longtemps méfiés des Zoulous. Ils savaient toutefois, qu’il leur fallait se décider un jour, à démanteler cette puissance guerrière, pour finaliser leur entreprise coloniale. En Europe l’empire zoulou inspirait respect et crainte à nombre de monarques, pour la plupart anglophobes. Ceux-ci ne manquaient jamais l’occasion, de rappeler aux Anglais comme un pied de nez, que les Zoulous constituaient une nation bien organisée, disciplinée, militairement puissante et contre laquelle, il était risqué de se frotter. Mais avec une force des plus modernes, Londres pensait pouvoir terrasser ce géant. En janvier 1879, le représentant de la Couronne en Afrique du Sud, trouva enfin un prétexte, pour déclencher les hostilités. Quelques guerriers étaient entrés dans leur colonie du Natal, pour capturer et ramener deux épouses adultères d’un chef zoulou. Les Britanniques en profitèrent, pour tenter d’abord, d’imposer un traité de soumission à Cétiwayo leur souverain. Ils lui dictèrent des conditions qui n’avaient pour principal but, que de réduire son empire en vassal de Sa Majesté. L’argument était que, les autorités britanniques, ne pouvant continuer à tolérer une puissance insoumise dans leur colonie, exigeaient sa démilitarisation. Condition encore plus humiliante, Cétiwayo devait permettre à ses sujets de se marier sans son consentement et faire allégeance à Sa Majesté Victoria, reine de toute l’Afrique. La réponse du monarque africain à cette injonction, fut brève mais claire :
De tout temps, répondit Cétiwayo, un Zoulou n’a respecté que les lois zouloues. Si vous avez réussi à vous implanter de l’autre côté du fleuve, vous seriez bien inspirés d’y rester. La seule souveraineté légitime chez les Zoulous est celle incarnée par ses chefs, qui n’ont pas d’ordre à recevoir d’une femme étrangère et qui se prétend Reine de toute l’Afrique. Puis l’empereur s’adressant à ses Indounas, leur dit : Ce sont les colons qui sont venus me combattre chez moi. Ils veulent me dicter leur volonté. Ma seule intention maintenant, est de défendre mon propre pays.
Le gouverneur de Pietermaritzburg dans le Natal, décida de mobiliser toute la puissance de l’armée coloniale britannique, pour une offensive de grande envergure. Ainsi après des décennies d’observation, les soldats de Sa Majesté allaient enfin affronter, les Amas Zoulous, ou ceux qui se disaient « Les célestes fils du ciel ». Sous la direction du colonel Danford, ils firent mouvement en direction du pays zoulou. Pour liquider leur principal obstacle colonial, les Britanniques avaient renforcé leur puissance de feu. Les soldats étaient équipés d’un nombre impressionnant de canons et de fusils modernes. À la tête d’une telle puissance, Lord Chelmsford, commandant en chef des troupes britanniques, pensait pouvoir en finir avec un adversaire, dont les guerriers en dépit de leur courage légendaire, n’avaient que des sagaies à lui opposer. Ses troupes envahirent le territoire zoulou le 11 janvier 1879, sans avoir procédé à une opération de renseignements fiables. Ce fut sans doute la première erreur stratégique de Lord Chelmsford. Cétiwayo avait déjà lâché dans la nature, des « déserteurs » tombés volontairement entre les mains des Britanniques. Ces faux renégats bombardaient leur État-major, de renseignements tout aussi faux, tant sur la direction des troupes zouloues, que sur les intentions de leur chef. Cétiwayo réussira ainsi, à épuiser les Britanniques, les baladant dix jours durant en différents points du pays. Ensuite cet expert dans l’art des mouvements de troupes et du camouflage, décida de se montrer précisément à Hisandhlawana. Les Britanniques se retrouvèrent nez à nez, avec les guerriers de l’immense armée zouloue surgie de nulle part. Le général Chelmsford et le colonel Danford furent certes impressionnés par cette marée de guerriers remarquablement disposés. Cependant ils ne doutèrent pas un instant, de l’issue de la bataille qui allait s’engager. Rassurés qu’ils étaient, par un armement moderne, techniquement supérieur et plus efficace pensaient-ils. En fait, sans le savoir ils venaient de tomber dans un guet-apens. Leur présence à cet endroit, était l’aboutissement d’un astucieux piège, que leur avait tendu Cétiwayo. Par une suite de balades et de mouvements de retraites délibérées, le chef sud-africain les avait attirés, là où il souhaitait croiser le fer. Les troupes britanniques se trouvaient en fait, sur le terrain de manœuvres habituel de ses unités de combat.

À Hisandhlawana, Cétiwayo savait donc, qu’il pouvait combattre efficacement et guider ses troupes sur un théâtre d’opérations bien maîtrisé. La seconde erreur de l’état-major britannique, fut d’envisager cette bataille, par une approche tactique conventionnelle. Ceci parce que les Académies militaires anglaises trop méprisantes, n’étudiaient pas avec leurs cadets, les techniques de combat des peuples dits « indigènes. » Alors que Chaka avait bien espionné les Britanniques, au cours de leurs premières actions armées contre les Boers. Il avait noté leur répugnance à engager des troupes en combats rapprochés. Et cette tactique était la force des Zoulous. Chaka avait mis sur pied, une redoutable et originale machine de guerre, qui n’opérait qu’en corps à corps. La phase de confrontation de masse il l’avait conçue et adaptée, d’une technique de chasse africaine baptisée « Rabattage. » Les sociétés du continent noir pratiquent depuis toujours, la chasse aux fauves (antilopes ou buffles.) Par des battues, les chasseurs obligent d’abord le gibier à se rabattre, avant de frapper. Aussi, la première manœuvre des Zoulous au combat, était de toujours rabattre l’ennemi vers le centre, pour provoquer le corps à corps. Cette tactique baptisée Tête de Buffle, se traduisait non pas par une attaque en ordre dispersé, mais par des Impis disciplinés (équivalent de régiments), qui se déplaçaientenformations soudées en arc de cercle, dans des rangs compacts et martelant lourdement le sol de leurs pieds, pour impressionner l’ennemi. En pointe et toujours sur leurs cotés, étaient déployés les plus jeunes guerriers (16 à 26 ans.) Ils formaient de manière imagée, les Cornes du buffle, et étaient chargés de la manœuvre de « rabattage » de l’ennemi. Ils l’assaillaient en permanence sur son flanc, pour affaiblir l’essentiel de ses troupes. Ceci en le poussant toujours vers le centre, face aux unités chargées d’engager le choc frontal. Ces dernières étaient composées des combattants les plus aguerris, les plus expérimentés et qui matérialisaient le Crâne du buffle (centre de l’armée zouloue.) L’ensemble de cette étrange chorégraphie exécutée sur le champ de bataille, représentait les armées zouloues en formation de Tête de buffle, qui fonçaient droit devant, en attirant toujours l’ennemi pour le détruire. Quand celui-ci entrait en contact avec le Crâne, c’est qu’il était déjà, bien cerné par les Cornes et pris au piège du corps à corps cher à Chaka. C’est à cette phase, selon le chef de guerre, que les réelles qualités de courage, de force et d’endurance du guerrier se révèlent. Il peut voir l’ennemi de prêt, lire dans ses yeux, courage, peur ou lâcheté et sentir l’angoissante froideur du métal de son arme. Cette tactique guerrière avait impressionné tous les clans ayant combattu les Zoulous. Ils les qualifiaient de Liffacanis, c’est-à-dire : Ceux qui hachent de près et taillent l’ennemi en pièces.
Les généraux britanniques, quant à eux, connaissaient la puissance des armées zouloues mais ignoraient presque tout de son organisation militaire. Les guerriers de ces armées étaient âgés de 16 à 40 ans. Les sédentaires démobilisés, âgés de plus de 40 ans et encore en état de combattre, constituaient la réserve en cas de besoins. Au combat, ils étaient présents, mais assis et tournaient le dos au champ de bataille. Durant les affrontements, tout recul comme le passage à l’ennemi ou la lâcheté d’un guerrier, étaient punis de mort après la bataille. Cette règle, s’appliquait à tous les combattants, quel que soit leur rang. Les guerriers sans grade surveillaient les chefs, comme ceux-ci les tenaient à l’œil. Quant à l’armement zoulou, Chaka avait commencé par supprimer toute arme à lancer. Celle-ci d’après le chef de guerre, pouvait développer des réflexes de peur voire de fuite. On ne conservera donc, plus qu’une petite sagaie à hampe très raccourcie et une lame élargie (Mokondo ou Iklwa.) C’est une sagaie d’environ 1 m 20 de long, dont 45 cm de fer. Le premier souverain zoulou la fera allonger, en alourdissant la lame, pour en faire l’équivalent d’une épée à double tranchant, capable de tailler et de transpercer l’ennemi. Toutes les unités en étaient équipées. Les guerriers du Crâne du Buffle, spécialement préparés au choc frontal quant à eux, étaient dotés en plus, d’une hache (Chaké.) Si un combattant perdait son arme sur le champ de bataille, il devenait inutile et était immédiatement mis à mort. Pour leur protection, l’ensemble des guerriers portait un bouclier tressé en peau de vache (Isihlangu), d’une longueur variant entre 1 m 20 et 1 m 40. À Hisandhlawana la bataille engagée avait été précédée d’une classique mais intense préparation d’artillerie.
Pendant d’interminables minutes les troupes britanniques voyaient tomber sous leurs tirs de canons et de fusils, des dizaines de jeunes guerriers des Cornes en phase de rabattage. Ils en oubliaient presque les formations du centre. Lorsque les troupes britanniques entrèrent directement en contact avec le Crâne, elles furent très vite submergées. Cette armée était pourtant rodée sur tous les champs de bataille du monde. Leurs anciens sous les ordres du général Duc de Wellington, avaient écrasé l’armée de Napoléon Bonaparte à Waterloo le 18 juin 1815. À Hisandhlawana, ils furent décimés par les guerriers zoulous. Les Britanniques laisseront 1 300 morts sur le champ de bataille. Dans une fuite désespérée pour sauver leur drapeau, beaucoup de valeureux soldats britanniques furent rattrapés et massacrés sans pitié. Un des rares officiers ayant survécu à la bataille, écrira : Aucun soldat, je pense, ne peut s’empêcher d’admirer et de respecter les qualités militaires déployées par l’ennemi ; à l’avenir l’armée zouloue va inspirer le respect et la prudence qui s’imposent, avant qu’on puisse la vaincre.
Hisandhlawana restera comme la défaite la plus humiliante, jamais infligée aux Britanniques, dans leur histoire militaire coloniale. La tactique conçue en plus de l’orgueil et du courage de ce peuple bantou, ont terrassé ce jour-là, les forces d’une grande puissance européenne moderne. Cette défaite devait provoquer la chute du gouvernement anglais en place. Avant de quitter le parlement londonien le Premier ministre Benjamin Disraeli, Comte de Beaconsfield, posa cette question à la fin des débats : Qui sont ces Zoulous, quel est ce peuple remarquable qui a vaincu nos guerriers, converti nos évêques et qui a mis fin aujourd’hui à une grande dynastie ?
La dynastie qui prit fin en Afrique du Sud, est celle des Bonaparte. L’héritier de cette lignée, le prince impérial, Eugène Louis Napoléon, fils unique de l’empereur Napoléon III et de l’impératrice Eugénie, servait dans l’armée anglaise. Il a été tué par les Zoulous au cours de cette campagne. En pleine époque de concurrence coloniale, les ennemis de l’Angleterre n’étaient pas mécontents d’une telle déconvenue. L’événement fut largement commenté en Europe.

///Article N° : 10920

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Les images de l'article
Art khoï san © DR
La bataille d'Isandlwana, 1879 - Anglais contre Zoulous © DR
Guerriers zoulous © wikipedia.org,
Nelson Mandela en habits traditionnels © DR
Habitat boshmen © wikipedia.org,
Zoulous en tenue de guerriers © wikipedia.org





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