Je suis très fière et très heureuse d’avoir été la première présidente du Comité pour la Mémoire de l’Esclavage comme on l’appelait alors et ainsi d’être associée à la grande loi Taubira de 2001. Il n’est pas exagéré de dire que l’histoire de nos sociétés peut se diviser en deux ères. Celle d’avant 2001 et celle d’après. Dans la première ère les « descendants d’esclaves » n’étaient pas convaincus que leurs ancêtres aient été des victimes, que leur capture cruelle, leur transbordement dans les vaisseaux négriers, leur dépossession et leur dispersion à travers les îles d’Amérique aient constitué autant de crimes. La propagande coloniale était telle qu’ils se demandaient si la traite n’était pas un monstrueux bienfait qui les avait arrachés à la sauvagerie et à la barbarie de l’Afrique afin de leur permettre de devenir des Hommes. Ces doutes tenaces empuantissaient leurs esprits, contribuaient à faire d’eux des êtres angoissés et aliénés. Un colloque auquel je pris part à Atlanta en 1998 pouvait porter le titre : « Thanks to the Slave Trade ». Les historiens et les chercheurs qui défilaient sur le podium vantaient certes la créativité de la région de la Caraïbe. Mais en secret ils l’attribuaient à un syncrétisme culturel, c’est-à-dire au résultat d’une rencontre peut-être douloureuse voire même cruelle entre les esclaves venus d’Afrique et leurs maîtres européens. Aujourd’hui de telles pensées n’ont plus cours. Les « descendants d’esclaves » savent bien que leurs ancêtres ont été des victimes. Ils savent la part considérable de l’esclavage dans le développement des sociétés occidentales, même s’ils n’ont pas lu le livre d’Eric Williams Capitalisme et Esclavage ou celui de Walter Rodney How Europe Under-Developed Africa. Ils savent enfin que leur pauvreté est une conséquence de leur sujétion et de leur dépendance. Il est certain que le travail n’est pas fini afin que les conséquences de l’esclavage soient connues de tous. Dans les livres d’histoire manque le récit détaillé de la Révolution haïtienne que l’on peut considérer comme une des plus importantes du XIXe siècle. On chercherait aussi en vain l’écho du sacrifice de Delgrès et le contenu de la lettre qu’il écrivit avant de se faire sauter à l’Habitation Danglemont. Mais de telles ombres s’effaceront au fur et à mesure des années et la réparation des anciens méfaits sera pleine et entière. Ce mot de « réparation » implique des projets divers et contradictoires. Certains parlent de réparations matérielles compensant les dommages subis. Cela me parait, quant à moi, difficilement réalisable. Je choisis de préférence une forme deréparation intellectuelle, morale et sociale. À nous de chercher enjoignant nos forces comment y parvenir. Cependant il ne faut pas que nous agissions dans un esprit de revanche. Il ne faut pas que nous soyons ces « hommes de haine » que fustige Aimé Césaire. Les chemins de la connaissance doivent mener à la tolérance, au partage et à l’amitié. J’entends aussi souvent dire que les créateurs devraient manifester plus de sensibilité à l’esclavage, c’est-à-dire que des romans, des pièces de théâtre et des films devraient illustrer ce douloureux passé afin que nul ne l’ignore. Pareil diktat me paraît irréalisable car l’inspiration est un feu follet qui traverse l’esprit du créateur sans qu’il lui soit possible d’intervenir. Il importe surtout à mes yeux que chacun d’entre nous soit déterminé à allumer le soleil des consciences afin que le monde se porte mieux et que certains crimes ne se répètent jamais.
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