Les Filles d’Olfa, de Kaouther Ben Hania

L'engrenage des traumas

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Présenté en compétition officielle au festival de Cannes 2023, Les Filles d’Olfa était absent du palmarès mais a cependant reçu une série de prix parallèles : prix de la Citoyenneté, L’Oeil d’or ex-aequo, et prix du Cinéma positif. Un film essentiel qui sort le 5 juillet 2023 dans les salles françaises.

« Comme Paulo Freire le montre si bien dans La Pédagogie des opprimés, pour provoquer un véritable changement révolutionnaire, nous ne devons jamais nous intéresser exclusivement aux situations d’oppression dont nous cherchons à nous libérer, nous devons nous concentrer sur cette partie de l’oppresseur enfouie au plus profond de chacune de nous, et qui ne connaît que les tactiques des oppresseurs, les modes de relation des oppresseurs ». Audre Lorde, Sister Outsider, trad. M. Calise et al., Genève, Mamamélis, p.131.

Kaouther Ben Hania a toujours étonné dans ses approches documentaires, adoptant des dispositifs très variés. Elle est en observation critique dans Les Imams vont à l’école (2010) où des imams en formation doivent aussi être initiés à la laïcité, directive du gouvernement français oblige. Elle livre un « mocumentaire » (mélange moqueur de fiction et de documentaire) percutant avec Le Challat de Tunis (2014) où, à partir d’un fait divers symptomatique, elle tisse un portrait sans fard d’une société machiste. Sauf que le Challat, tout le monde en parle mais personne ne l’a vu : dans cette sorte de légende urbaine, elle doit donc engager des comédiens pour crédibiliser l’affaire. Avec Zaineb n’aime pas la neige (2016), elle suit sa cousine sur six années dans sa migration au Canada. Ici par contre, le cadre autant que le montage, baziniens, ne dissimulent pas, ne trichent pas avec la réalité. Quand Zaineb s’adresse à Kaouther Ben Hania, ce n’est pas à une observatrice qu’elle parle mais à une confidente. Cette proximité est ainsi pour beaucoup dans la réussite du film et dans l’intense émotion qu’il suscite.

Inutile de dire que cette introduction nous amène au dispositif audacieux des Filles d’Olfa. Dès le départ, un clap annonçant un tournage. Olfa a quatre filles. Les deux aînées, Rahma et Ghofrane, ont disparu et sont donc jouées par des comédiennes, tandis que les deux plus jeunes, Eya et Tayssir, jouent leur propre rôle. Olfa incarne elle-même sa part mais est aussi doublée par la grande Hend Sabry lorsque le traumatisme ressort trop fort. Olfa lui indique comment jouer en fonction de ses souvenirs tandis que Hend l’interroge sur ses motivations. Car il s’agit de raconter comment les deux aînées ont été captées par l’Etat islamique en Libye et comment Olfa, Eya et Tayssir ont réagi. Et bien sûr ainsi d’en explorer le pourquoi.

Le film se construit en réel sous nos yeux, dans une sorte de thérapie féminine introspective qui inclut aussi parfois le vécu des comédiennes elles-mêmes. Il vit de la circulation des paroles et des émotions, si bien que l’intime et le collectif se mêlent pour atteindre une lecture sociale de l’aliénation. Cela permet au passé d’éclairer le présent, cette appréhension politique étant renforcée par les archives télévisuelles de la révolution tunisienne qui se trouvent discutées. Le jeu de miroirs amené par l’introduction d’actrices et d’un acteur face aux personnages réels déstabilise le rapport habituel au documentaire ou à la fiction. Nous sommes amenés à participer car la distance ainsi introduite nous laisse la place de la réflexion, d’autant plus que la saturation des couleurs opérée par le directeur de la photographie Farouk Laaridh tout comme les fonds bleus ou rouges, l’organisation du champ en tableaux ou des effets de dioptrie soulignent le dispositif en artificialisant l’image.

Il est clair que si cette distance existe sans être figée par un scénario trop écrit, c’est aussi que les acteurs et protagonistes ont eu la faculté d’improviser. Se déroule alors devant nos yeux un véritable apprentissage à double sens, les actrices corrigeant leur jeu en écoutant les expériences vécues tandis que les protagonistes réelles s’initient au jeu d’acteur – un apprentissage dont nous profitons bien entendu pour comprendre le processus d’interprétation et ses enjeux.

Olfa restreignait rudement ses filles par crainte de leur émancipation sexuelle, et les battait plus qu’il n’en faut pour les « protéger », rendant ainsi possible leurs extrêmes réactions, la plongée dans le djihadisme. Elle le rejoue dans d’impressionnantes agressions verbales, en écho à ses propres traumas face aux hommes que Majd Mastoura a pour charge d’incarner comme une entité relativement indifférenciée tant leurs comportements se ressemblent. Elle a elle-même hérité ces traumas de sa mère, qui les a également subis.

C’est de cela que parle Les Filles d’Olfa : en transmettant ses propres traumas à ses filles, elle ne fait que perpétuer l’infernal engrenage patriarcal de la violence envers les femmes. Ah, si ce film, montré au plus grand nombre, pouvait mettre un grain de sable dans ce cercle vicieux !

Il est d’ailleurs frappant de voir la hardiesse des filles d’Olfa pour parler face caméra de leurs corps et se confronter à nouveau aux blessures accumulées, mais aussi la distance qu’elles installent parfois par leur humour. C’est dans cette complicité et cette sororité que, malgré les obstacles, la douleur est assumée et la haine sublimée, et que le film, enrichi de l’intensité des violoncelles de la musique d’Amine Bouhafa, atteint sa joyeuse vitalité.

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