L’écrivain et philosophe ivoirienne Tanella Boni est souvent invitée à des colloques et conférences de par le monde. Récit impressionniste d’un voyage de ce type au Gabon.
« Elle était cultivée par les Krao du Liberia, aujourd’hui appelés Kroumen. Cette épice se vendait sur les marchés de Lisbonne au 18ème siècle. Déjà, au 12ème siècle, on en trouvait à Montpellier. On ignorait d’où elle venait. On a pensé qu’elle avait dû être transmise par les caravanes venant du Sahara. Mais, comme on ne savait pas avec exactitude le chemin qu’elle avait emprunté, on l’appela la graine du Paradis ».
Une graine tombée du ciel ! J’étais là pour la saisir au vol. Je me demandais, depuis des mois, où elle se cachait. Parfois, les documents sont si rares sur les choses les plus communes. Cette épice se retrouve partout sur les marchés en Afrique et ailleurs, mais d’où vient-elle ?
Dans une rue de Libreville, entre l’hôtel Méridien où nous logions et le Delta Postal (quinze kilomètres de la ville) où nous passions nos longues journées de travail, un éminent chercheur racontait cette histoire à son voisin. Dans le bus qui nous conduisait, je tendais l’oreille à ce conte conté en pleine journée. Le hasard m’a placée à côté de ce savant qui a passé une bonne partie de sa vie dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire. Il avait plus d’une histoire sur l’Afrique à raconter. Pendant quelques minutes, le scientifique a fertilisé mon imagination. Il m’a rendu un grand service. J’étais en train d’écrire une histoire dans laquelle l’épice joue un rôle non négligeable. Depuis quelques semaines, je cherchais des filons manquants… Comment pourrais-je écrire un roman sans jamais écouter un seul conte ?
Voilà à quoi servent les colloques et toutes les rencontres où l’on est sensé mettre en commun des idées. L’essentiel se passe entre deux séances, en marge du travail officiel. Nous étions là pour faire le bilan des sciences sociales en Afrique subsaharienne et tracer quelques perspectives. Les organisateurs ont choisi le pays du pétrole à cause sans doute de sa stabilité politique relative. Un pays sans guerre qui a encore quelques richesses à montrer. Nous étions au pays de la forêt et du pétrole. Au pays aussi de la cherté de la vie ! Au pays où, dès le premier jour, on apprend qu’il y a de « vrais gens » à côté des « macayas » !
Autre vol que celui de la compagnie aérienne qui « en fait chaque jour un peu plus ». Nous arrivons à l’heure prévue à Libreville. L’aéroport a l’air d’avoir été rénovée. Il ressemble passablement à un endroit connu du genre « Aéroport de Paris ». Ici, en abrégé, cela se dit « ADL » : Aéroport de Libreville… Le hall de l’hôtel Méridien ressemble ce soir à une foire où quelques grosses pointures des sciences sociales et humaines viennent exposer et récolter des idées. Déjà on se rencontre entre amis. C’est dimanche soir. On décide de l’endroit où on va dîner. Les savants se dispersent par petits groupes. Avec un collègue africain vivant à Lille, nous sommes en train de chercher « un maquis » que nous ne connaissons pas dans un quartier dont nous ignorons le nom. La recherche en sciences sociales commence par là : dans quelque rue dont on ignore toutes les traditions !
Les résultats de nos investigations sont probants : un taxi nous dépose non loin de l’hôtel pour le triple du prix habituel (on le saura après, par expérience). Le taximan a le temps d’observer notre comportement, notre mode vestimentaire, notre accent. Il sait, au premier coup d’oeil, que nous ne sommes pas des « macayas ». Sa question que nous avons du mal à comprendre le prouve.
– Vous voulez un restaurant ? Là où mangent les vrais gens ou les macayas ?
Il nous classe dans une catégorie sociale qui est très loin d’être celle des pauvres. Comme par hasard, d’autres collègues sont là. Dans ce quartier, la plupart des restaurants ferment le dimanche. Restent quelques rares portes ouvertes pour de « vrais gens ».
Dès le lendemain, chacun prend la responsabilité de trouver un endroit où dîner. La cherté de la vie, ici, est une réalité.
La Cité de la Démocratie, en pleine ville nous reçoit pour la séance inaugurale. L’esprit du colloque doit pouvoir dialoguer avec l’esprit des lieux. Le bâtiment où nous prenons place a un nom qui ne s’oublie pas : Palais international des Conférences. Le visiteur le sait au premier coup d’oeil. Nous sommes dans une bâtisse impressionnante, close, prestigieuse, entourée de forêt. L’architecture et le décor montrent à l’évidence qu’ici se déroulent des cérémonies officielles. Le ton est donné. De la séance inaugurale à la séance de clôture, d’un lieu à l’autre, nous serons entre des murs faits pour recevoir. Des murs luxueux où l’on respire un air réfrigéré. Nous sommes en pleine modernité. Et cela se vit d’abord par le mythe du lieu « international » acceptable par tous. Moquette douillette. Le pays du bois précieux doit aussi montrer à ses visiteurs qu’un mur peut en cacher un autre. Le bois peut servir de masque au béton…
Dans la grande salle du Palais, une fresque murale raconte l’histoire du pays. Mieux que mille discours, la fresque parle en quatre tableaux qui peuvent se lire de bas en haut. Premier tableau : le pays est riche de sa nature verdoyante. La forêt, la mer et les cocotiers. Il fait beau. Mais nous travaillons d’arrache-pied, nous transportons des vivres. Nous coupons du bois, notre richesse nationale. Deuxième tableau : dans ce coin de vert paradis, l’esprit des masques surveille le monde. Des guerriers font le guet près de paisibles pêcheurs qui n’ont d’yeux que pour leurs barques. Troisième tableau : la modernité en marche. La foule. Hommes, femmes et enfants écoutent quelques notables qui abritent leur majesté sous des parasols. Quatrième tableau : des ouvriers sont perchés là-haut. A droite une flamme, le feu du progrès ? A gauche l’eau du barrage. Prométhée est passé par là. Puis une raffinerie de pétrole dans un coin. Puis un emblème et une devise : Union-Travail-Justice.
Nous voyons peu de choses de cette ville. Nous suivons le même trajet (imposé par qui ?) une semaine durant. Nous traversons les beaux quartiers. Puis la forêt en pleine ville et quelques nouveaux quartiers en pleine forêt. Le pétrole se sent et se voit à l’oeil nu : par le nombre de voitures neuves 4×4. Libreville au mois de juin ou la ville des « Land Prado ». Justine, qui habite cette ville, me raconte une histoire qui m’assomme : le destin de certaines femmes est lié à cette voiture qui coûte cher… Entre deux séances, nous nous échappons en pleine ville, dans les marchés, dans les quartiers pauvres (ils existent !). Faire l’école buissonnière pendant quelques heures permet d’apprendre sur le terrain !Que cultive-t-on ici ? Quelles cultures et quelles traditions dans ce pays ? Pourquoi les denrées de première nécessité me paraissent hors de prix ? Aucun discours ne peut remplacer, ici, ce que l’on peut vivre, ce qu’il est donné de voir… Autre pays, autre réalité n’est-ce pas ? J’apprends aussi que les salaires n’ont rien à voir avec ceux pratiqués dans d’autres pays d’Afrique. Ici, il faut se rendre à l’évidence, le pétrole coule à flots…
En dehors de l’esprit des lieux qui raconte le pays et sa modernité, nous avons tissé des liens tous les jours, en paroles, en actions, sous forme de réseaux. Dîners à domicile chez Justine puis chez un collègue géographe. L’Afrique est-elle une ? Les traditions culinaires ne sont pas les mêmes. Les manières de se vêtir ne sont pas les mêmes. Je pense aux vendeuses du marché. Je pense aux tailleurs de pierres…
Les ateliers et les tables rondes, les après-midi, sont très animés. Chacun espère, en rentrant chez soi, être moins seul. Mais l’aéroport nous rappelle à l’ordre. Il nous redit que d’un pays à l’autre, en Afrique la libre circulation, sans visa, n’est pas pour demain…
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