L’identité nègre n’est pas celle que l’on croit

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Intellectuel gabonais, Ludovic Obiang a fait des études universitaires en littérature et musicologie à la Sorbonne-Paris IV. Il enseigne aujourd’hui à l’université de Libreville. Il a récemment publié un recueil de nouvelles L’enfant des masques (Editions Ndzé-L’Harmattan, Paris-Libreville, 2000) et commence également à écrire pour le théâtre. Il est notamment l’auteur de Péronnelle (Ndzé 2001), écrite en résidence d’écriture au Festival des Francophonies à Limoges. Il prépare la publication d’un essai consacré à la relecture de l’africanité dans les littératures romanesques africaines et en résume ici la thèse.

S’il a été longtemps de rigueur d’affirmer l’unicité culturelle négro-africaine, il est aujourd’hui plus courant de parler des « Afriques » littéraires, des littératures nationales, régionales, etc. L’heure est à l’exaltation de la diversité thématique, de la multiplicité stylistique, génétique, etc. Pourtant, à superposer les romans les uns sur les autres, à les lire comme en transparence, on s’aperçoit que du point de vue de leur fonctionnement narratif tous ces romans manifestent une parenté indiscutable. Il sont tous construits sur le modèle d’un parcours cyclique du « héros » entre deux pôles de valeurs antagonistes (Village/Ville ; Afrique/Europe ; Pays/Etranger, Terroir/Ailleurs, etc.).
Ces créatures hantées par la nostalgie du départ auront fait du voyage à la fois l’étape d’une mutation heureuse et le terme d’une expérience fécondante. Les personnages de Jean Brière (Province), de Félix Morisseau-Leroy (Récolte), de Yambo Ouologuem (Le devoir de violence), de Camara Laye (L’enfant noir), partent et reviennent. (1)
Ne serait-ce pas là l’indice d’un fond culturel commun, de cette africanité tant recherchée par les exégèses ? Au moins trois facteurs militent pour cette hypothèse :
a) Le schéma quinaire qui est à la base de ce modèle représente un niveau fondamental de la construction narrative qui transcende les diversités culturelles.
b) Ce même schéma constitue un archétype de la création littéraire qui fait corps avec les mécanismes profonds de l’intellect, de la pensée, et donc de la personnalité.
c) De même, le parcours cyclique du héros, de par sa récurrence, s’apparente à un mythe originel auquel tout romancier se rattache, l’exploitant et le réactualisant à son gré. Il constitue ainsi un patrimoine culturel commun à tous les Africains, mais aussi le canon structurel en fonction duquel toute œuvre peut être évaluée. Il convient donc d’être étudié par le menu.
Le cycle du retour aux sources
Conformément aux postulats de la poétique moderne, tout roman négro-africain est réductible à une intrigue minimale divisible en cinq séquences (schéma quinaire). La nature de chaque séquence est fournie par le parcours général du protagoniste principal. Le héros réside d’abord dans une situation d’union avec son terroir. Puis intervient le déséquilibre, la rupture d’avec le milieu d’origine, c’est la séparation. Le héros accède alors à un environnement étranger qui le contraint à une profonde transformation (initiation ou aliénation). Il est bientôt amené à rentrer chez-lui, par le biais d’une rétractation et renoue avec ses origines à l’occasion d’une réunion souvent conflictuelle. On conçoit ainsi que le parcours du héros soit aussi bien un itinéraire spatial qu’un cheminement spirituel et qu’il puisse se lire aussi bien du point de vue du concret que de l’abstrait. Le récit romanesque négro-africain est toujours le récit d’un parcours effectué par le héros entre deux pôles de valeurs antagonistes. Et c’est le cas quel que soit le romancier et quelle que soit l’époque. Les exemples types de ce parcours linéaire sont les romans de la négritude (Maïmouna, L’aventure ambiguë, Chemins d’Europe, etc.), au point qu’on ait voulu en exempter les romans « modernes ». Mais au modèle du schéma quinaire qu’elle sous-tend, cette intrigue peut être inachevée, disloquée, et les séquences interverties, inversées, sans que la structure de base ne soit contestable. Elle constitue en fait une donnée virtuelle, toujours présente à l’esprit du lecteur et nécessaire à la compréhension du texte. Plus loin encore, cette structure latente n’est pas seulement la charpente générale de tout récit, elle est aussi le matériau premier de sa construction et le facteur essentiel de sa dynamique. Le récit naît finalement de l’agencement et de la combinaison de plusieurs micro-cycles construits au modèle du cycle principal. Il y a alors matière à une poétique des possibles romanesques, c’est-à-dire à toutes les combinaisons accessibles à l’écrivain. De même, la présence de ce schéma de référence autorise la construction d’une typologie du roman négro-africain indissociable du fonctionnement même des œuvres. On peut ainsi distinguer des romans de l’union (L’enfant noir), de la séparation (Le dernier survivant de la caravane), de la transformation (Le cercle des Tropiques), de la rétractation (La carte d’identité) et de la réunion (Perpétue), selon que l’auteur ait choisi de privilégier telle ou telle séquence. Incontestablement, le principe d’une structure élémentaire commune aux romans négro-africains ne souffre pas de véritable objection. Mais ce n’est là qu’une identité formelle, structurelle ; correspond-elle à une identité culturelle, spirituelle, à cette « âme » africaine que chantait la négritude ? La réponse en revient à la charge sémantique que les mots formalisent.
L’enfant terrible : vers une éthique de la déviation
Réduit à sa plus simple impression narrative, le roman négro-africain est donc la relecture d’un mythe, celui d’un « éternel retour », aux sources des valeurs premières, ancestrales, transcendantales… Mais ce mythe est d’abord lui-même le deuxième temps d’une progression dialectique qui mène à la confrontation des idées, et donc souvent à la rupture, à la profanation. Refusant de se soumettre au dictat des conventions, le héros négro-africain se révèle un enfant terrible, dépositaire d’un potentiel inouï de révolte et de déviation, qui conteste toutes les valeurs sociales, il fait du mal à tout le monde, il rend le mal pour le bien en tuant tous ceux qui cherchent à le sauver » (2). Il apparaît alors comme un continuum entre la littérature dite orale et la littérature écrite, les personnages des romans fonctionnant comme des avatars de sa verve irrévérencieuse. Que sont les Samba Diallo, les Wangrin, les Fama, sinon des enfants terribles, des rebelles que leur anticonformisme élève au rang de véritables messies noirs, destinés à une mort souvent brutale. Mais qu’importe la répression, la condamnation, de nouveaux Fama naîtront qui perpétueront et diffuseront le même message de révolte.
Ainsi, par un retournement paradoxal, l’inertie apparente que l’on prête à l’Afrique est démentie par le fonctionnement interne des textes. Emprisonnée en surface, noyée par le marasme, réputée apathique et amorphe, l’âme africaine exprime en profondeur une volonté de rupture et de revitalisation.
Et même s’il n’en était rien, si les textes ne révélaient que leur vérité propre, alors il faudrait comprendre qu’au modèle de la Bible, du Mvett, de l’Odyssée, et de tous les grands textes fondateurs, les romans négro-africains anticipent sur l’avenir et forcent l’avènement d’une nouvelle identité nègre, impétueuse et indomptée ! 

1. Gouraige, Ghislain, Continuité noire, Dakar-Abidjan, N.E.A., 1979, p. 63.
2. Calame-Griaule G., propos recueillis par Jacquey M.C., in Notre Librairie n° 42-43, Les contes, juillet-sept. 1975, pp. 29- 30.
///Article N° : 1846

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