La crise politique et militaire en cours au Tchad n’aura surpris que ceux qui ne veulent ni voir, ni entendre. Des signes annonciateurs n’ont cessé de s’accumuler depuis au moins cinq ans. L’exploitation des champs pétrolifères dans le sud du pays aidant, la clameur n’a cessé de monter, et avec elle de gros risques d’une nouvelle guerre africaine de basse intensité, facteur d’incalculables destructions pour des gens qui déjà n’ont presque rien, et par-dessus tout, fort coûteuse en vies humaines. Ni la énième et vaine intervention militaire française, ni la mascarade électorale en cours de préparation à Ndjamena ne régleront ce qui, de toute évidence, constitue une crise structurelle. Les soubresauts actuels s’inscrivent en effet dans une structure historique de très longue durée. Pour comprendre une partie des luttes politiques en cours et pour bien en mesurer les enjeux, il faut en effet revisiter cette matrice historique.
À la veille de la partition coloniale, l’espace connu aujourd’hui sous le nom de » Tchad » fait en effet partie d’un vaste ensemble multinational plus ou moins cohérent, au sein duquel aussi bien la géographie du pouvoir que celle du commerce est relativement fragmentée. Cet ensemble multinational se caractérise, non par des frontières stables et précises ou encore par des figures nettes de la souveraineté, mais par une gamme complexe de couloirs verticaux, d’axes latéraux, de réseaux qui parfois se recoupent, parfois sont imbriqués les uns dans les autres selon le principe de l’entremêlement, ou encore s’opposent et se juxtaposent simplement. Comme la plupart des ensembles politiques trans-sahariens de l’époque, les peuples de la région sont alors arrimés à plusieurs pôles de pouvoir. Et c’est leur écartèlement par une multiplicité de forces contradictoires qui, au même titre que les dynamiques proprement internes, explique la nature des luttes sociales de l’époque tout comme celles d’aujourd’hui.
De ces dynamiques contradictoires, la première est évidemment d’ordre spatial. Avant la colonisation, le bassin du Lac Tchad est arrimé aux trois pôles de pouvoir et d’influence que sont la Cyrénaïque (à l’extrême périphérie de l’empire ottoman), le Soudan égyptien, le Califat de Sokoto et les cités Hausa (Sokoto, Kano, Katsina). À l’intérieur de ce triangle dont la base repose sur l’Équateur, dont les flancs orientaux et occidentaux renvoient vers le Sahara et le Nil et dont la pointe est la Méditerranée, des routes partent du Kanem et du Wadai, passent par Murzuq d’un côté et par Koufra de l’autre, et débouchent directement sur Tripoli et Benghazi après avoir traversé de nombreuses oasis. S’ajoute à cet axe vertical Nord-Sud un énorme couloir transversal reliant la région au Sultanat du Darfour et se connectant sur le Kordofan et Bahr al Ghazal, jusqu’aux confins nilotiques.
À cet ordonnancement à double dimension (verticale et latérale) s’ajoute une deuxième dynamique de nature proprement institutionnelle. Jusqu’au début du XIXe siècle, les deux institutions dominantes par lesquelles la socialisation des élites s’effectue, tout aussi bien que la mobilisation des ressources et des idées sont la zawiya d’un côté et la zariba de l’autre. Ces deux institutions fort originales ont pour fonction, entre autres, de réguler le commerce caravanier transnational, de cimenter les alliances commerciales, politiques et religieuses, de négocier la proximité avec les voisins (cas des Bideyat et des Toubous par exemple) et les conflits entre diverses factions et, au besoin, de conduire la guerre en s’appuyant sur une série d’implantations fortifiées. Nomadisme et territorialisation, donc.
La troisième dynamique est celle qui combine guerre, mobilité et commerce. Car ici, la guerre et le commerce vont de pair avec la pratique de l’Islam. Il n’y a pas de commerce sans la capacité de créer des alliances transversales, d’étendre et d’investir des points nodaux dans un espace en pointillés, sans cesse mouvant. De même, la guerre elle-même est toujours une guerre de mouvement – jamais locale, toujours transnationale. Les institutions chargées de réguler la guerre et le commerce sont, par ailleurs, gérées par la confrérie des Sanusi. Les caravanes couvrent d’énormes distances et contribuent aux différents cycles commerciaux (cycle des graines et des dattes, cycle du bétail, cycle de l’ivoire et des esclaves et, aujourd’hui, cycle du pétrole et ainsi de suite). Si la plupart des établissements commerciaux de Tripoli, puis de Benghazi sont aux mains de commerçants juifs italiens et de maltais, les intermédiaires eux, sont des Arabes Mejabra et Zuwaya.
Le drame de la colonisation, ici, ne consista pas en le découpage arbitraire d’entités autrefois réunies la balkanisation, comme n’a cessé de le répéter la vulgate afro-nationaliste. Il fut, au contraire, de vouloir tailler une pseudo-nation à partir de ce qui, fondamentalement, était avant tout un espace multinational, constitué, non de » peuples » ou de » nations » en tant que telles, mais de réseaux. Il fut de vouloir fixer des frontières rigides à ce qui était, structurellement, un espace de circulation et de marchandage, flexible, à géométrie variable. Cette invention coloniale dénommée » le Tchad « , produit typique de l’idéologie dix-neuvièmiste du » national étatisme » français paie, aujourd’hui encore, le prix de cette méprise.
Historiquement, les véritables ressorts du pouvoir dans cette région se sont toujours structurés à la faveur d’un double cycle : celui du commerce et celui de la prédation. Commerce et prédation ont toujours été sous-tendus par la possibilité de la guerre, de préférence sous la forme de raids. Les luttes de pouvoir et les conflits autour de la captation, du contrôle et de la répartition des ressources rares tout cela s’est toujours déroulé le long de lignes par définition trans-locales. Peu importe que ces lignes renvoient aux confréries, aux clans ou aux lignages. Leur formation a toujours obéi à ce que l’on pourrait appeler la logique des sables mouvants. D’ailleurs, faute de transformer ces logiques, la colonisation avait tenté de les utiliser à son profit, avec les résultats catastrophiques que l’on connaît.
Que le pouvoir se structure et se désorganise à la faveur des cycles prédatoires n’est pas nouveau. Ce fut le cas avec l’économie du désert dominé par le commerce des fruits et des graines, le contrôle des oasis, la technique des raids et la constitution des entrepôts. Ce fut également le cas avec l’économie de l’ivoire et des esclaves, lorsqu’émergèrent dans la région des entrepreneurs de la guerre, à l’instar de Rabah une sorte de Charles Taylor et de Jonas Savimbi avant la lettre. D’ailleurs, le système de circulation, les frontières mouvantes qui se déplacent constamment en fonction des opportunités d’exploitation tout cela n’est pas non plus nouveau.
Avant la colonisation, guerriers, marchands et marabouts pouvaient, de Koufra, traverser allégrement le massif du Tibesti et occuper la capitale du Wadai, Abéché. Sur l’axe Darfur-Kordofan-Bahr el Ghazal sévissaient alors les Nubiens arabisés de la région de Dongola, ainsi que les jallaba. Ce sont ces derniers qui, profitant des expéditions turco-égyptiennes des années 1840, ouvrent la frontière économique du sud du Darfour, des montagnes de Nouba, du Nil bleu jusqu’aux marches de l’Éthiopie. Plus important encore, ils étendent leurs tentacules dans l’Equateur, forcent leur présence sur les grandes plaines qui s’étalent du Nil en direction de l’ouest et du sud, vers le Congo et l’actuelle république centrafricaine où ils excelleront dans le commerce des esclaves et de l’ivoire. Ici, ils établiront des fortifications (zariba) au milieu de peuples nilotiques tels que les Dinka, les Nuer, les Azande (actuel Soudan), les Banda (actuelle RCA), les Bongo et Sara (actuelle république du Tchad). On retrouve ces jallaba plus à l’est, au Darfour, dans le Kanem et le Bornou.
Aujourd’hui, la nouvelle frontière, c’est le pétrole. Le pétrole a ouvert, dans la région, un nouveau cycle de la prédation. Les soubresauts actuels sont la manifestation, sur la longue durée, des logiques brièvement décrites plus haut. La violence et les désordres liés au pétrole ont remplacé l’ancienne économie du désert si caractéristique des conflits tchadiens de l’immédiat après indépendance. C’est l’extrême fluidité et volatilité de cette nouvelle frontière de la prédation qui donne au conflit tchadien ses significations internationales.
En effet, le cordon pétrolier africain aujourd’hui ne s’étend pas seulement du Golfe de Guinée aux confins du Lac Tchad. Il a désormais des prolongements nilotiques, le Soudan étant en passe de devenir un producteur substantiel d’or noir. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le génocide en cours dans le Darfour s’explique lui aussi, en très grande partie, par la perspective d’exploitation du pétrole dans cette région. En l’absence d’un cadre politique solide et légitime, et face aux réalités d’une souveraineté fortement limitée, les gouvernements locaux peinent à imposer des conditions aux multinationales dans l’exploitation des ressources naturelles locales. En dépit de ses bonnes intentions affichées, le régime des conditionnalités imposé à l’Etat tchadien en matière d’utilisation des ressources tirées du pétrole est, strictement parlant, semblable à celui que l’on imposait autrefois aux pays vaincus lors des guerres.
Il n’est pas exclu que les pays faisant partie de l’arc pétrolier africain (du Golfe de Guinée aux pays nilotiques) soient, dans un avenir pas tout à fait éloigné, petit à petit aspirés par le tourbillon de conflits liés à ce nouveau cycle de la prédation. D’ores et déjà, d’innombrables points de fixation existent. Le Cameroun, par exemple, n’est pas à l’abri d’une extension du conflit dans la région du Delta du Niger. De même, est-il fortement exposé à la prolifération, sur les pourtours occidentaux de la République centrafricaine, de noyaux de la violence pudiquement appelés, pour l’heure, les » coupeurs de route « . Depuis les années quatre-vingt, la Centrafrique est en effet retournée aux fonctions qu’elle occupait dans la géopolitique régionale à la veille de la partition coloniale : celle d’un vaste espace de passage, presque » vide « , traversé par toutes sortes de maraudeurs et chasseurs d’ivoire et d’esclaves. L’imbrication des conflits tchadien et soudanais saute aux yeux. La chaîne du pétrole lie ces noyaux, sur fonds de pouvoirs parmi les plus obscurantistes et les plus corrompus du globe (Guinée Equatoriale, Cameroun, Congo et Gabon en particulier).
Comme on l’a vu dans d’autres parties du continent (Angola, Congo, Sierra Leone, Libéria), de tels conflits combinent toujours violence et extraction du travail. Ils dépendent, pour leur reproduction, de la constitution de véritables marchés militaires liés à, et entretenus par des réseaux internationaux. Sur ces marchés sont recrutés toutes sortes de cadets sociaux (enfants soldats) et mercenaires dont le seul produit de vente est désormais la force directe. C’est d’ailleurs ainsi que fonctionnait, au XIXe siècle, l’économie de l’ivoire et des esclaves. Aujourd’hui, l’on n’assiste pas à une simple reprise de cet ancien modèle. Mais les logiques qui le rendirent possible ont très peu changé.
Le temps d’une réflexion de très grande ampleur sur l’économie politique des matières premières africaines est venu. Pour échapper au cycle de la prédation dont on sait qu’il se nourrit du désordre politique, de l’irresponsabilité du profit, et du système des capitulations et des immunités garanties aux compagnies multinationales, le temps est peut-être venu de mettre en place des mécanismes internationaux de régulation de l’exploitation des matières premières africaines. Comme à l’époque de la traite de l’ivoire et sous la colonisation, une relation globalement négative existe désormais entre l’exploitation des matières premières et le développement humain en Afrique. Pis, l’extraction des matières premières africaines est désormais à l’origine d’une économie de la mort qui repose sur une alliance entre des gouvernements autochtones profondément corrompus et des compagnies multinationales qui, dans le contexte du néo-libéralisme ambiant, fonctionnent à la manière de capitulations dotées de toutes sortes d’immunités. Si l’on ne brise pas le lien entre corruption, extraction et militarisation, l’exploitation des richesses africaines sera, de plus en plus, un réel facteur de génocide.
@Le Messager 2006///Article N° : 4394