« Le Millénaire » : leitmotiv incessant qui nous assaille de toutes parts. New York, en tête de file de cette agitation planétaire, regorge de cérémonies variées, et tous les motifs sont bons pour sortir les cotillons. Greenwich Village, siège de la prestigieuse New York University, accueillait cet automne une gigantesque fête en l’honneur de cette population estudiantine qui va faire l’An 2000. Grand renfort de ballons, clowns et fées magiques perchés sur des échasses, profusion de hot-dogs, hamburgers, pop-corn, et feu d’artifice final
Rien ne manquait.
Au milieu de tout ce charivari euphorique pourtant, dans des lieux plus reculés du campus, se tenait au même moment un Symposium international (initiative du département d’études afro-américaines de la dite université). Organisé également en l’honneur du siècle à venir, cet événement, revendiquait néanmoins des motivations plus sérieuses et plus engagées que la simple « fête au Village » : célébrer le passé de l’homme noir. « Routes d’esclave : la longue mémoire » fut le thème de ce rendez-vous, qui se déroula sur une semaine (du 5 au 10 octobre), et qui réunit des grands noms du monde culturel « afro », notamment Maya Angelou, Maryse Condé, Djibril Tamsir Niane et Wole Soyinka. Pour la communauté noire, célébrer cette fin de siècle ne va pas sans un hommage au long combat mené par l’homme noir. La traite et ses conséquences ont été revus par un regard soucieux de « briser le silence, encourager davantage de recherches, corriger les inexactitudes et rectifier la sous représentation [qui en est faite]dans les programmes d’enseignement« , (Comité d’organisation du Colloque). L’étonnante diversité des intervenants et participants à ce forum dévoile un intérêt commun pour la question de l’histoire de l’homme africain. Un peu comme si tous, en somme, avaient à y retrouver une part d’eux-mêmes.
New York : choix incontournable pour un tel événement, bien sûr. Au carrefour des mouvements migrants de la diaspora noire, elle constitue aujourd’hui un important relais culturel. L’implantation des populations de la Caraïbe (Haïtiennes, Jamaïcaines, et Dominicaines, en majeure partie) au cours des dernières décennies a constitué un véritable remodelage du groupe « afro », créant une entité diversifiée, et plus proche de ses origines africaines. La conscience d’appartenir à un groupe déterminé, partageant les mêmes racines a créé un mouvement général de quête identitaire, qui s’exprime autour de ce type de manifestation.
Le vaste et riche programme du forum a couvert tout à la fois les domaines littéraire, historique, socio-politique, et artistique liés au monde « afro ». Pas moins d’une vingtaine de films et documentaires internationaux sur le sujet de l’esclavage ont été diffusés, et les panels ont accueilli des discussions animées. La séance d’ouverture a clairement donné le ton de la conférence : tirer la question de l’esclavage de l’oubli dans lequel elle tombe peu à peu. Des voix s’élèvent dans le milieu universitaire : « Il faut retourner aux portraits de chair et de sang des esclaves« , comme si on effaçait un peu l’horreur en ne la montrant pas. Sentiment très marqué, surtout chez les Noirs d’Amérique et de la Caraïbe, ce qui est presque une hargne s’accompagne d’une demande de reconnaissance et de réparation : « c’est une fortune qui nous est due (
) et nous réclamons notre dû« . Maya Angelou, de son côté, a beaucoup ému l’audience par ses mots d’espoir espoir en l’homme noir, espoir en l’Homme tout court : « Peut-être y a-t-il quelqu’un en qui je puisse lire, peut-être y a-t-il quelqu’un que je puisse écouter, peut-être y a-t-il quelqu’un qui puisse m’aider à réaliser que je suis réellement une personne. »
Si l’un des buts essentiels de la conférence était d’éveiller les consciences de la diaspora africaine, il a aussi été de recueillir des fonds pour les étudiants. « Nous sommes là pour célébrer
mais nous sommes aussi là pour parler du financement des bourses d’études« , dit Tricia Rose, directrice du programme d’Etudes Africaines à l’Université de New York. Un dîner de bienfaisance présidé par l’acteur afro-américain Danny Glover a donc permis de récolter plusieurs milliers de dollars. La soirée fut également l’occasion de discuter encore davantage le thème central du forum : « Nous avons la capacité d’écrire notre histoire, de parler de notre histoire et de faire reconnaître notre histoire au monde« , déclara D. Glover.
Concernant le milieu artistique, des sessions ont été consacrées à des performances d’art visuel (Musée d’Harlem), et un projet architectural concernant la construction d’un monument commémoratif de l’esclavage à New York, fut également le thème central d’un panel.
Mais la principale manifestation artistique du Symposium fut un magnifique concert qui a réussi l’étonnant challenge de réunir sur la même scène une musique africaine traditionnelle (djembé et kora de Guinée) et une musique afro-américaine (gospel, jazz, blues). Les organisateurs ont montré là qu’il existe une survivance africaine dans les musiques dérivées « afro », et cela au travers de quatre éléments musicaux communs : les percussions, les cors, les cordes et les voix (titre choisi pour l’événement musical « drums, horns, strings and voices »). L’indéfinissable communion qui a lié les musiciens entre eux, et le public à la scène fut ressentie par tous comme un beau témoignage de fraternité.
Le symposium enfin, s’est clôturé sur l’ouverture d’une exposition d’art, à la Galerie Kenkeleba dans le quartier artistique de Manhattan, sorte de bouquet final à ce long travail de mémoire. La variété des oeuvres présentées, comme pour l’épisode musical, marque l’idée d’une conscience commune qui traverse bien des frontières.
Ainsi, avec un tel événement prenant place à l’aube de l’An 2000, les populations noires du globe sont appelées à ne pas oublier leur origine, et toutes ensemble à préserver le patrimoine africain. Le forum a donc contribué a favoriser les rencontres et les échanges, insistant sur le sentiment qu’en dépit des écarts culturels qui séparent les différents groupes de la Diaspora aujourd’hui, il y a des connexions indéniables. C’est donc aussi un appel à la tolérance et à la solidarité, qui prend un écho particulier dans une ville comme New York, où les antagonismes de race sont encore très forts. Les populations noires si diverses qui s’y côtoient tendent en effet à se développer séparément, chacune regardant l’autre avec bien trop de suspicion. Pourtant, il faut bien s’entendre sur l’idée que ces cultures ont à apprendre les unes des autres. C’est ce que le Symposium « Routes d’esclaves » a notamment cherché à mettre en valeur.
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