Nous faisons pire qu’Hollywood

Entretien de Steve Ayorinde (The Punch, Lagos) et Olivier Barlet (Africultures, France) avec Kwaw Ansah, Accra, 7 octobre 2005

.
Print Friendly, PDF & Email

Steve Ayorinde : Merci de nous accorder cet entretien. Le nom de Kwaw Ansah est l’un des plus significatifs du cinéma africain. Or, du moins en cinéma, nous n’avons pas beaucoup entendu parler de nous au Nigeria depuis Heritage Africa. Y a-t-il eu pour vous une rupture ou un changement d’intérêt depuis ce film marquant ?
Kwaw Ansah : Non, il n’y a eu ni rupture ni changement, mais plutôt une pause pendant laquelle je me suis réorganisé, peut-être pour faire face à un plus grand défi. Il fut un temps où le cinéma au Ghana était assez actif, lorsque des collègues comme Ola Balogun ou Ousmane Sembène se rencontraient dans les forums pour discuter du futur de cette industrie. Bien sûr c’était très cher et pour faire un film il fallait près d’un million de dollars. En l’absence de laboratoire couleur, nous devions faire la postproduction à l’extérieur, dans les pays, je dirais, de nos maîtres ! Les Africains anglophones n’ont pas eu la chance des francophones, qu’heureusement le Ministère Français de la Coopération a aidés à réaliser un grand nombre de films. Alors que nos anciens maîtres coloniaux n’ont jamais réfléchi à la place qu’ils pourraient nous aider à prendre. Nous avons donc dû nous battre seuls pour réaliser le peu que nous avons fait. Chaque fois que nous nous rencontrions lors de festivals, il y avait très peu de réalisateurs anglophones, non parce que nous ne pouvions faire de films, mais parce que le soutien pour faire des films n’existait pas. C’est pour cette raison qu’il m’a fallu huit ans pour sortir L’Amour mijoté dans la marmite africaine (Loved browed in the African Pot).
L’histoire de la naissance de ce film est un scénario à elle seule : parvenir à le faire dans le secteur privé et à le sortir constitua un certain défi. J’ai eu plusieurs malaises. Heureusement le film fut un succès. Je me rappelle la première à Lagos au Théâtre National, l’invité d’honneur était Abiola M.K.O. Avant le début du film il m’a dit : « Mon frère, j’ai un avion à prendre ce soir et je n’ai pas beaucoup de temps pour les films, mais parmi les choses que je comprends, il y a le tintement de l’argent. Dès que le film aura commencé, je devrai partir ». Le film a commencé et Abiola est resté assis jusqu’au bout, puis il a dit qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas regardé un film jusqu’à la fin. Il a fait un don de 5000 Nairas, ce qui était une somme assez importante en 1981, avec laquelle on pouvait s’acheter trois ou quatre automobiles ! Alors le succès commença à venir, et par chance le film a fait près d’un million de dollars, juste en Afrique anglophone. Je pensais que les portes s’ouvriraient alors pour réaliser mon second film, mais cela me demanda quatre nouvelles années. Heritage Africa a remporté le grand prix à Ouagadougou en 1989. Ils voulaient apparemment que le vainqueur soit un Burkinabé (il montre le trophée du Fespaco représentant l’étalon de Yenenga dans une vitrine dans son bureau, ndlr), c’est pourquoi cette année-là ils l’ont fait nettement plus grand que d’habitude ! Le jour où je l’ai gagné, j’avais la fièvre. Personne ne m’aurait aidé ! Je l’ai laissé sur la scène, je suis rentré à la maison et je suis revenu plus tard le chercher en taxi. L’argent de mon prix, il m’a fallu un mois pour l’obtenir.
Pour revenir au cinéma, je pense que la vidéo a joué un rôle dans le déclin de l’industrie cinématographique ghanéenne. Nous nous étions battus avec le gouvernement ghanéen pour mettre en place une politique cinématographique. Ils ne se rendent pas compte du rôle que joue l’industrie du film dans le développement d’une nation. Cela fait 25 ans que nous demandons une vraie politique pour le cinéma. Le dossier est maintenant au Parlement. Je ne sais quand il en sortira. Nous avons fait de notre mieux. Je dois dire que l’avènement de la vidéo s’est révélé pratique bien que cela ait créé du danger. Le Nigeria n’a pas compris ce que les Africains ont réalisé. Nous avons des histoires à raconter en Afrique. 90 % des films que je vois sont des films de Juju, Juju, Juju ! (la magie). Je connais les Nigérians. J’ai grandi avec eux. Ils étaient les meilleurs commerçants. Ils venaient dans nos villages et travaillaient dur. Et je n’ai pas vu beaucoup de Nigérians le faire par le biais de la magie ! Ils suaient au travail. D’où vient cette impression fausse que quiconque connaît le succès au Nigeria le devrait au Juju ? Ils disent : c’est la réalité. Moi je dis : c’est du non-sens ! Viennent ensuite d’autres difficultés : si vous vous rendez sur nos campus aujourd’hui, vous les voyez qui étudient l’occultisme à cause de ce qu’ils voient dans les films nigérians ! L’occultisme ! Hollywood a tellement desservi la race noire, mais lorsque nous avons la possibilité de raconter nos propres histoires, nous confirmons la même chose : nous faisons même pire qu’Hollywood ! C’est un constat très douloureux. Et je dois dire que le Ghana aussi s’endort sur son industrie du film. Nous sommes peu nombreux, et pourtant des Ghanéens suivent l’exemple nigérian !
Je vous parlais d’une pause pour me réorganiser : c’est ce que nous essayons de faire. J’y arrive. J’essaye tant que je peux et ce que je suis en train de mettre en place ici, ce sont les plus grands espaces de studio de toute l’Afrique de l’Ouest. Ce que je vais faire, c’est tenter d’organiser les réalisateurs africains de tout le continent : nous équiperons très bien les studios et nous fixerons les standards permettant de raconter des histoires saines, pas du Juju, Juju, Juju, ni du meurtre, du meurtre, du meurtre ! Je n’abandonne pas. J’écris de nombreuses séries. J’ai par exemple une série télé qui s’appelle The good old days (Les bons vieux jours). J’en ai écrit 25 épisodes à ce jour, ce qui donnera de 50 à 60 parties. Quand je la lancerai, ce sera pour ceux que cela intéresse, qui en ont quelque chose à faire. Je veux la montrer aux enfants du Nigeria, du Ghana, de Sierra Leone, parce que nous avions tous une tradition d’éducation. C’était l’époque de la vie communautaire. Chaque enfant était celui de la communauté. C’est un drame. L’attention des parents à l’égard des enfants, la discipline à la maison et les tours que nous jouons : ces jours-ci, vous prenez n’importe quel garçon stupide, il vient chez vous et dit qu’il va emmener votre fille au cinéma. Ca ne se passait pas comme ça pour nous : nous devions toujours nous évader pour rencontrer nos amis. C’était amusant ! Nous devons faire ressurgir un peu de ce passé nostalgique pour que les parents le partagent avec leurs enfants. Ce sont de bonnes histoires. Par exemple, mon père avait une auto. Aucun d’entre nous n’était autorisé à y prendre place : Nous allions à l’école en marchant et mon père nous suivait en klaxonnant pour nous dire « grouillez-vous ! ». Mon père nous faisait sentir que pour posséder une voiture, il fallait suer. Nous devions apprendre à la dure. Quand j’ai dû lutter contre toutes ces embûches pour faire mon film, j’avais déjà été endurci. Je n’en suis pas mort : je suis toujours en vie ! Il faut que les enfants en apprennent un peu plus sur ce monde. L’enfant africain aujourd’hui ne veut pas suer. En conséquence, peu d’enfants africains sont capables de se marier. A mon époque, quand on rencontrait une jeune fille, elle essayait de vous montrer comme elle était bien civilisée. Aujourd’hui la fille dit : emmène-moi au resto chinois ! Elle sait très bien que vous ne pouvez pas vous le permettre. Alors que faire ? Voler pour payer ce restaurant ? Du coup, vous allez voir votre père et lui dites : je dois acheter vingt-cinq livres ! et vous utilisez les sous pour un seul repas avec votre copine ! Nous, Africains, sommes conditionnés aujourd’hui à désirer une vie inabordable, à avoir des prétentions. Même si on ne peut se les payer, on le veut. « Just do it ! » Les parents contribuent au problème, car ils ont l’impression qu’ils doivent satisfaire les moindres désirs des enfants plutôt que de dire : « Non ». Mes parents n’étaient pas pauvres, mais ils avaient des valeurs, et avec ces valeurs, vous grandissez dans la dignité. Ce sont des valeurs vers lesquelles j’espère que nous pourrons revenir.
Olivier Barlet : vous avez parlé du financement : comment êtes-vous parvenu à faire vos films ? Etait-ce de l’argent privé ?
J’ai dû aller à la banque. Et laissez-moi vous dire quelque chose. Partout où j’allais les gens me répondaient : comment une personne privée peut-elle rassembler l’argent d’un film ? La banque dit : »c’est risqué, nous ne sommes pas prêts à financer cela ». Il y en a un qui a dit : ok, on va essayer, mais on a besoin d’une maison en garantie. Je n’avais pas de maison. Ma femme est allée voir son père. Mon beau-père m’a appelé et m’a dit : « J’ai entendu que les choses n’étaient pas faciles pour toi et que tu veux faire un film et que la banque te réclame une maison. Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? J’ai confiance en toi, je crois que tu peux le faire. Tu es quelqu’un de très modeste. Voici les papiers, prends-les. » J’ai failli m’évanouir ! Votre beau-père qui vous donne une maison à mettre en gage : si vous n’êtes pas capables de la récupérer, il y a de fortes chances pour que vous perdiez votre femme par la même occasion ! Vous pouvez imaginer : Je n’en dormais plus. Finalement, j’ai fait L’amour mijoté et remboursé l’hypothèque et récupéré les papiers à la banque, que j’ai ramenés à mon beau-père. Il m’a demandé de les garder mais j’ai dit : »non, reprends-les, s’il te plaît, ces choses pèsent trop lourd pour moi ». La deuxième fois, par chance, j’avais ma propre maison que j’ai pu utiliser comme nantissement (gage). Vous pouvez imaginer combien cela pouvait être difficile.
O.B. : En est-on ensuite arrivé à une époque où il ne fut plus possible de financer une grosse production par des moyens privés ?
K.A. : Après Heritage Africa, l’expérience a été amère. Je pensais que le succès de L’amour mijoté m’aurait ouvert des portes, mais en l’occurrence même les fenêtres se fermaient ! C’était comme tout recommencer à zéro. Et pendant ce temps-là, il n’a pas fallu longtemps au Ghana pour vendre son industrie, et pour les Malaisiens de la transformer en une chaîne de télévision. A côté des films, ma boîte de production démarrait sa propre agence de publicité. Ensuite j’ai été choisi comme coproducteur exécutif pour guider des réalisateurs africains comme Cheick Oumar Sissoko qui devaient collaborer avec la Blackside d’Henry Hampton pour produire Hopes on the Horizon, une série de documentaires sponsorisés par la Fondation Ford sur la lutte pour l’indépendance sur le continent africain et sur la gouvernance démocratique entre 1945 et 1995. Mais avant de relever ce défi, j’ai dit aux Américains que je savais comment je voulais raconter mon histoire. Je bénéficiais de la confiance de mes collègues africains et ne voulais pas en abuser. Je ne voulais pas que l’histoire subisse de distorsion. Je savais qu’à la fin, ils voudraient surtout plaire à leur public américain. Mais c’est la vraie histoire qu’il fallait raconter. Ils ont mis treize millions de dollars dans le premier épisode. Juste pour un épisode ! Et ils voulaient filmer une école ici, autre chose là-bas, faire un voyage ailleurs, etc. Ensuite il s’est agi de raconter l’histoire. Même les universitaires disaient que si vous vouliez raconter l’histoire africaine, le premier président dont il faut parler est Nkrumah. Nous étions tombés d’accord sur ce point. En face de moi c’étaient des Afro-Américains, et malheureusement ils voulaient satisfaire le public américain. Henry Hampton a dit que le public américain n’apprécierait pas Nkrumah et qu’en ce temps-là il y avait un fermier très célèbre. Ils ont préféré cette histoire. C’était une insulte. Ensuite est venue la question des femmes. J’ai dit que nous parlions toujours du combat des hommes. Ils ont proposé une femme importante en Afrique du Sud, Mama Lillian Ngoye. Elle a mené la lutte pour la liberté. Nous l’avons choisie. Une autre femme m’est venue à l’esprit, Winnie Mandela. Une femme, afro-américaine a dit : »mais c’est une meurtrière ! ». J’ai répondu : « Non, ceci va trop loin ». Ensuite ils ont voulu une réalisation africaine. Nous avons voyagé en Afrique du Sud, en Ethiopie, en Erythrée et là nous avons trouvé une histoire : l’indépendance de l’Erythrée a ceci d’unique qu’elle l’a conquise au détriment d’un autre pays africain, l’Ethiopie. Après l’indépendance, l’Erythrée a constaté que les transports publics avaient été endommagés. Les trains et les voies avaient été abîmés, les wagons utilisés pendant la guerre, etc. Le pays a voulu faire renaître cette infrastructure et la Banque Mondiale a donné 40 millions de dollars pour la reconstruction. Alors ils ont lancé un appel à tous les anciens ingénieurs des chemins de fer et environ 90 d’entre eux sont venus. Le plus jeune avait dans les 75 ans. Ils se sont mis au travail et sont parvenus à remettre un train sur les rails, mais il était plus petit parce qu’ils n’avaient pas pu retrouver les pièces pour l’original et donc ils se sont débrouillés seuls pour sortir quelque chose de ce qui restait. On a fait environ 60 km là-dedans. Je me suis dit que c’était une bonne chose à montrer. Ensuite mon équipe est revenue et a dit que la Banque Mondiale ne serait pas très contente. Je m’en suis lavé les mains et j’ai dit : »votre projet, vous pouvez vous le garder. Moi je ne peux pas raconter de mensonges ». Et le projet s’est effondré. Mais pour ma part, j’ai beaucoup d’espoir. Je veux croire qu’il vaille mieux tard que jamais. Le problème des films nigérians qui ne présentent pas vraiment les valeurs positives de l’Afrique est pour moi temporaire. Je suis sûr qu’on réglera cela très vite. Un jour les esprits convergeront pour mettre en place les conditions pour que le cinéma africain continue.
O.B. : Est-ce que TV Africa a cette volonté de montrer une Afrique émergente ?
K.A. : Oui, mais je dois dire que la Fondation Ford m’a aidé un peu. 3 ou 400 000 dollars venaient d’eux. Le reste, de mon agence de publicité, panneaux d’affichages, extérieurs et que sais-je encore. J’ai dû me battre beaucoup ces vingt dernières années pour en arriver là.
O.B. : Une chaîne de télévision culturelle est une chose rare en Afrique !
K.A. : Ce que nous voulons faire, c’est montrer que c’est possible. Je ne dirais pas que nous sommes 100 % africains : Nous diffusons également de bons films culturels venus d’ailleurs, car nous avons beaucoup à partager. Nous essayons de présenter les bonnes valeurs de l’univers.
O.B. : Depuis combien de temps émettez-vous ?
K.A. : Officiellement, presque deux ans maintenant. Jusqu’à présent cela n’a pas été si mal. Cela a été très intensif, et si nous trouvons les soutiens, nous avancerons progressivement. Nous devons arriver à 45 millions de dollars. Le peu que nous avons fait a été beaucoup apprécié. Notre soutien grandit ici. Nous émettons dans un rayon de 85 km autour d’Accra et d’ici Noël, nous espérons atteindre Kumasi et Takoradi.
S.A. : Maintenant que vous avez développé un modèle d’entreprise, que reste-t-il en vous du nationaliste culturel ?
K.A. : Peut importe la taille que je prends. Ce qui a du sens pour moi, c’est de contribuer passionnément à défendre les valeurs africaines. Parce qu’au train où vont les choses, si on ne fait pas un effort pour payer le prix maintenant, le temps viendra où les dégâts seront si colossaux qu’il n’y aura plus aucun moyen de les réparer. C’est ma voie. Je veux partager les valeurs positives du monde. C’est très important pour moi.
S.A. : Vous impliqueriez-vous en politique ?
K.A. : eh bien, j’essaye d’éviter tant que possible de me mêler de politique, même si je suis un Nkrumahiste ! Il a fait énormément pour le continent africain et je le respecte pour cela. Pour commencer, je suis un patriote. Peu importe celui qui viendra bousculer les choses en Afrique, tant qu’il fait ce qu’il faut pour les gens. Un certain nombre de dirigeants africains ne pensent pas à Monsieur tout-le-monde. Cela est fort triste. Ils ne cessent de blâmer le « Monde Premier », mais nous vivons dans un monde de survie. Si vous ne voulez pas apprendre comment survivre, c’est votre problème. Mais cessez de vous plaindre ! Nous avons été suffisamment éduqués. On ne peut vivre dans le vide. Les Britanniques et les Français furent un jour romains. Il s’est ensuite passé que le Français a voulu devenir français, et le Britannique également. Ils voulaient vivre selon leurs valeurs propres. Pour moi la globalisation est basée sur des choix. Quelle contribution apportons-nous au Monde globalisé pour susciter le respect ? Nous sommes passagers. Quand serons-nous enfin conducteurs ?

Traduit de l’anglais par Frédéric Lecloux///Article N° : 4142

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire