« Perdre son corps » de Théo Ananissoh :la violence n’est pas là où on l’attend

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Le romancier Théo Ananissoh poursuit ses enquêtes dans son Togo magnifique et mystérieux.

Trois ans après son dernier titre, revoilà l’inimitable Théo Ananissoh, le romancier créateur d’atmosphères étranges. Sans surprise, on retrouve Lomé, la capitale de son Togo lointain, des personnages mystérieux, des circulations entre le pays et l’Europe et la capitale et les régions. Le lecteur va rencontrer dans Perdre le corps, comme dans tous les romans précédents (de Lisahohé en 2005 à Delikatessen en 2017), une société fragmentée où règnent la tyrannie des apparences, les jeux de pouvoir et de séduction et, en filigrane, la violence.

Cette fois, le narrateur est invité (plutôt convoqué) par un étrange voisin tout juste arrivé d’un long séjour à l’étranger, qui paraît puissant et qui lui demande, moyennant rétribution, de séduire son ancienne maîtresse. « L’idée me vient de le prendre à son jeu » (27) dit-il, le récit étant tout entier construit selon son point de vue. L’intrigue est, d’emblée, centrée, non sur ce défi, mais sur le mystère qui enveloppe cette demande et son auteur solitaire à l’allure pourtant enjouée. Cette double quête, de nature et d’enjeux différents, va nourrir le suspens. Les obstacles qui interfèrent permettent au romancier de peindre plusieurs aspects de la société togolaise. La piste amoureuse montre l’attractivité de l’argent et des hommes puissants sur les femmes réduites à des formes et des attributs dans des rapports de concurrence. Le jeu prend une telle ampleur que ne plus le pratiquer revient à « perdre son corps » (117) selon la formule éponyme.

L’intrigue principale, qui a pour but de comprendre l’identité exacte et la trajectoire de cet étrange amant qui a aussi « perdu son corps » justifie une série de portraits et la description d’acteurs économiques douteux et des quartiers périphériques de Lomé. Le romancier se transforme en guide quand, dans la seconde partie, les deux hommes traversent leur pays du Sud vers le Nord, deux régions antagonistes politiquement (ce qui n’est, habilement, pas mentionné) : paysages, atmosphère, portraits de villageois sont autant de mises en scène que le cinéma qualifierait de « panoramiques ». Elles permettent à Ananissoh de poser un diagnostic bien pessimiste sur l’état de son pays puisque face à la beauté des sites, les deux hommes ressentent une « tristesse sournoise » et dressent leur bilan : « Ce que nous vivons depuis les années soixante est plus violent et plus destructeur que les trois quarts de siècle qui ont précédé […] des ruptures partout en nous, autour de nous-physiquement, symboliquement […] situation erratique […] la déroute est devenue notre mode d’être » (172-173). Le lecteur comprend que l’on touche là au vrai sujet : les personnages de la jeune et belle Mina ou du dangereux rival disparaissent dans cette quête géographique et identitaire, individuelle et collective. Ne reste au romancier qu’à assembler les dernières pièces du puzzle pour voir apparaître l’image complète et du pays et de cet Adodo mystérieux. Nord et Sud pour l’un, exil et retour pour l’autre sont constitutifs d’une identité que le manque de cohésion rend tragique : « il aurait fallu, aux premières années de l’indépendance, un projet national […] un pays, ça se crée » (249).

La gageure, toujours réussie par Ananissoh, consiste à entretenir le suspens, non par des actions éclatantes mais par un récit hyper-réaliste et très lent qui égrène les détails des lieux, des vêtements, des traits des visages, rapporte à la fois les dialogues et les pensées faites d’hésitations et de questionnements. En se tenant ainsi constamment sur deux niveaux, en oscillant entre le factuel et l’analyse, l’individuel et le social, il offre, à travers un style sobre jusqu’à la pauvreté, une dramaturgie puissante sur les identités nationales post-indépendances. Comme la violence et la complexité irriguent la banalité apparente des situations, le drame de la perte de sens ruine l’effet de la beauté des paysages et de la réussite économique dans ce roman proche de la parabole. C’est le refus de tout lyrisme qui fait la puissance d’Ananissoh, c’est sa retenue qui fait la force de son cri.

Dominique Ranaivoson

Ananissoh, Théo, Perdre le corps, Paris, Gallimard, coll. « Continents noirs », 2020, 270p. ISBN 9 782072 891793

 

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