Pendant longtemps, l’image de la femme africaine a été faussée par la pensée universaliste du féminisme occidental et sa prétention à la connaissance de l’expérience de la femme du tiers-monde. Les interprétations théoriques fondées sur l’idée de « la femme sexuellement soumise [ ], ignorante, pauvre, inéduquée, tenue par la tradition, par son foyer, sa famille, la femme persécutée, etc. », partent du principe que l’Africaine serait « Autre » que la femme occidentale. (1) Ceci a eu pour effet d’aliéner les femmes du Sud du discours féministe. Limites qui ont donné lieu au développement d’une théorie féministe noire, ouvrant la voie à une meilleure compréhension de la femme africaine et de ses écrits. S’appuyant sur un mode de pensée du féminisme noir nommé le négo-féminisme, Elizabeth Oldfield analyse la représentation des femmes d’Afrique de l’Est dans les romans d’Elspeth Huxley, Barbara Kimenye, Marjorie Olude Macgoye and Grace Ogot.
Les travaux semi-autobiographiques d’Elspeth Huxley, The Flame Trees of Thika (1959), The Mottle Lizard (1962), et Out in the Midday Sun : My Kenya (1985) emprunte une perspective coloniale ayant contribué à la perpétuation de l’accentuation du caractère « Autre » des personnages africains. Cette altérité a été mise en exergue par l’usage d’oppositions et d’une imagerie quasi animalière. Mais dans Red Strangers (1939), Huxley tente de se positionner à partir d’une perspective Gikuyu et se concentre sur quatre générations de ce peuple, de l’époque précoloniale à la fin des années 30.
La femme africaine est en effet sujette au pouvoir de la patriarchie. Et, comme l’observe l’auteur et universitaire kenyane Micere Githae Mugo : « Huxley admire la femme africaine dont elle se fait porte-parole, contre ce qu’elle perçoit comme l’oppression masculine ». (2) Cependant, son regard sur la communauté féminine n’a pas vraiment d’impact. Elle ne parvient pas à briser le stéréotype de la femme, possession de l’homme, muette et tyrannise. À l’exception du moment où elle présente le personnage de Wanjeri questionnant l’autorité de son mari, Waseru, sur la prochaine circoncision de leur fils, Muthengi :
« Circoncision ! » s’exclame sa femme. « Et où vas-tu trouver le bouc à offrir aux anciens, et le buf qu’il faudra abattre pour le festin ? Est-ce qu’il y aurait des boucs en liberté qui erreraient dans la forêt comme des oiseaux ? Et les bufs, dormiraient-ils au pied d’arbres qu’il n’y aurait qu’à brûler ? » (3)
Waseru réprime la transgression de sa femme et la remet agressivement à sa place d’opprimée en criant « Silence, femme ! ». (4) Or, bien souvent, dans leurs écrits, les femmes africaines proposent un point de vue « radical et subversif » (5) qui diffère totalement de cette fausse idée d’un ordre « naturel » de la société africaine dans laquelle la femme serait passive. Mon propos est d’analyser, à travers ce qu’Obioma Nnaemeka définit comme un « féminisme africain procédant par négociation, arrangement et compromis », (6) de quelle manière les romancières africaines Kimenye, Macgoye, et Ogot, se réapproprient leur espace et rejettent les stéréotypes que l’on trouve chez Huxley.
Kimenye et Macgoye suggèrent que la notion de la femme africaine passive est un mythe crée par les auteurs et critiques européens, ainsi que les Africains. (7) Comme le déclare Susan Kiguli :
Nous [les écrivaines africaines]devons être assez courageuses pour braver la « résistance officielle » et saisir notre place afin de parler, d’écrire et de rejeter pour toujours le mythe de la victime passive. Ce que, d’après mon expérience, la femme africaine n’a jamais été. (8)
Les auteures africaines discréditent le mythe de la connivence en décrivant des femmes fortes, comme les personnages de Kimenye : Nantondo, Maria et Victoria dans son livre Kalasanda (1965) et Kalasanda Revisited (1966). Il y a aussi « la formidable Mme Basudde » (9) et Pamela dans The Runaway Bride (1994) ; Tante Nalinya dans Kayo’s House (1995) ; Lwak et Nyawir dans The Strange Bride (1989) d’Ogot ; Pauline dans Coming to Birth (1986) et Victoria dans Victoria and Murder in Majengo (1993) tous deux écrits par Macgoye.
Toutefois, la notion de patriarchie est tellement ancrée dans les sociétés africaines qu’être féministe est souvent perçu comme une adoption d’idées occidentales regardées avec crainte et méfiance du fait de l’impact qu’elles pourraient avoir sur des cultures traditionnellement patriarches. Miara Matembe écrit à ce sujet que : « parce qu’elle craint sa défaite, la société patriarcale classe toutes les idées nouvelles (progressives), se rapportant aux relations de genres, comme étant « étrangères » et « inadéquates » aux Africaines. » (10) La distance prise par les femmes africaines vis-à-vis de l’étiquette (occidentale) féministe requiert que l’on examine les alternatives indigènes grâce auxquelles les femmes acquièrent une certaine forme de pouvoir.
Bouleverser les limites imposées par la patriarchie a demandé aux femmes africaines de définir des moyens leur permettant d’agir d’une manière à la fois sûre et acceptable par l’idéologie dominante. Le type de féminisme actuellement à l’uvre en Afrique est celui qu’Obioma Nnaemeka nomme le négo-féminisme ou « le féminisme de négociation ». (11) Ce que corrobore Susan Kiguli lorsqu’elle écrit :
« J’ai constaté que vivre et écrire au sein de ma communauté implique de savoir quand franchir les limites et quand rester à sa place ». (12) En évaluant la place que la société lui accorde, Kiguli réalise que la survie de la femme africaine, et les libertés qui en découlent, repose sur sa capacité à feindre de se conformer aux normes de la féminité. Alors qu’en réalité, elle fait des compromis et négocie la situation à son avantage. Ce principe s’applique à toutes les Africaines luttant contre l’oppression du patriarcat. Les propos de Kigulu trouvent écho chez d’autres Africaines comme Sarah Kituyi, co-épouse inéduquée et, Esther Luyimbazi, enseignante diplômée de l’Université de Makerere.
Sarah Kituyi confirme qu’une épouse africaine doit essayer d’uvrer au sein même des systèmes de domination dans laquelle elle vit. Pour acquérir sa liberté, elle doit trouver un emploi à l’extérieur de son domicile, ce qui lui donne une forme d’indépendance. À la maison, elle est en apparence d’accord avec son mari, mais impose néanmoins ses idées en douceur. (13) Esther Luyimbazi pense que :
Ce sont les hommes qui dominent dans la société africaine et ce n’est qu’en travaillant dur que les femmes arriveront à leurs fins. Nous procédons de façon espiègle – parce que la société l’exige ; nous devons nous soumettre à nos maris, aux hommes et, à travers cette soumission, nous finissons souvent par les influencer. Nous leur parlons en douceur, sans user de la force. (14)
Lorsque l’on lit Kayo’s House à la lumière des commentaires de Susan Kiguli, Sarah Kituyi et Esther Luyimbazi, on constate en effet que Wanda, la protagoniste du livre, parvient à identifier le type de situation nécessitant cette habilité si elle souhaite parvenir à ses fins avec son époux Tofa. Mais du fait de son âge et de son inexpérience, au lieu de négocier habilement la condition dans laquelle elle se trouve, comme le ferait une femme plus âgée, elle tente maladroitement de le manipuler en pleurant « pour lui montrer qu’il l’attriste ». (15) Cette tactique tellement évidente n’aurait jamais marché avec un homme plus âgé et plus avisé. Mais dans le cas présent, « Tofa est si navré qu’il cède ». La leçon à retenir pour Wanda et les lectrices de Kimenye est que la femme peut contrôler une situation et la retourner à son avantage. Kimenye montre Wanda usant de la manipulation. A contrario, Kiguli n’envisage pas la manipulation comme moyen d’obtenir sa liberté. Elle déclare plutôt que :
Je pense que c’est une manière de négocier, d’être réaliste, de reconnaître que l’on se trouve dans une situation précaire. La meilleure façon de s’en sortir n’est pas de se battre. Parce que si vous luttez, la société vous perçoit comme quelqu’un de faible et vous écrase. Alors il faut savoir cajoler, courtiser, vous savez. Parfois même, faire semblant d’être d’accord avec ce contre quoi l’on s’oppose pour arriver à ses fins. (16)
Le négo-féminisme à l’uvre chez ce groupe de femmes est articulé et représenté dans les textes de Kimenye. Tante Nalinya illustre la négociatrice dans Kayo’s House. Quand Tofa rend visite à Wanda pour la première fois, son père n’est pas prêt à s’impliquer dans la discussion sur le mariage du jeune couple car il sait qu’à leur âge, il faut tout d’abord acquérir une éducation. Cependant, il change très vite d’avis et donne son accord. Or, on apprend ensuite que c’est Tante Nalinya qui a fait office de négociatrice lorsqu’elle dit que :
Le mariage de Wanda, alors qu’elle était toute jeune, n’est pas la faute de son père. C’était mon idée. C’est moi qui lui ai dit que ça serait une bonne idée que Wanda épouse ton fils. Je lui ai dit qu’à mon avis, se marier jeune est un bon moyen de protéger nos enfants des maux de la vie moderne. (17)
Un recours au négo-féminismes’observe aussi dans The Strange Bride d’Ogot et Victoria and the Murder in Marengo de Macgoye. Dans le premier roman, le désir de Nyawir, de toucher la « brillante et attirante » houe en métal, est si grand qu’elle passe par la négociation. Elle commence avec un « doux » sourire et dit à son mari : « je voudrais te demander quelque chose, mais il faut que ça reste un secret entre toi et moi. Jure-moi que tu me diras la vérité, sans me mentir et que tu ne m’en voudras pas ». (18) Après l’avoir amadoué, elle le surprend en lui demandant ouvertement comment la houe laboure-t-elle la terre. Mais elle méjuge de la situation en étant trop directe dans sa requête et le couple se dispute. Comme Wanda, elle tente de reprendre le dessus en pleurnichant et s’écrit : « si tu m’aimais vraiment et me considérais sincèrement comme ta femme, comme une femme de cette maison, tu n’aurais pas attendu que je te pose toutes ces questions. Tu m’aurais dévoilé tous les secrets de ce village ». (19) Par ses paroles, Wanda contraint son mari, Owiny, à lui prouver son amour. Elle le met à l’aise par la ruse, en l’embrassant et prétendant que tout cela n’est que plaisanterie, mais continue cependant à discuter de la houe. Grâce à ses cajoleries et cet apparent compris, Owiny finit par lui dire : « maintenant tu peux me demander tout ce que tu veux savoir sur la houe métallique ». (20)
On trouve très peu d’exemples de négo-féminisme dans Victoria de Macgoye. Néanmoins, Nnaemeka précise que ce procédé est « déterminé par un objectif, c’est une approche prudente, accommodante, adaptable et ouverte à diverses opinions ». (21) Il s’agit par conséquent d’une forme de comportement féministe appropriée à la femme africaine. Macgoye représente Victoria négociant à son avantage, et grande expertise, le découvert qu’elle a avec son fournisseur M. Alibhai. (22) Pendant leurs échanges, elle paraît réservée et consentante, et feint d’être soucieuse de vouloir solder ses créances. Mais en fait, elle négocie avec adresse un moyen de faire son beurre en établissant un réseau de blanchissement d’argent pour Leah Wasere et Richard Wasere, son mari exilé à Londres.
Que ce soit dans la réalité ou dans le champ imaginaire, la force du négo-féminisme réside tout simplement dans une approche délibérée et prudente qui ne se conforme à la patriarchie et aux idéologies africaines qu’en apparence. Le fait que les femmes africaines usent intentionnellement de ce moyen en signe de défiance, pour exprimer leurs opinions, ou pour retourner la situation à leur avantage, atteste de son importance dans leur quête d’indépendance et d’autonomie.
1. Chandra Talpade Mohanty in Sara Ahmed, Strange Encounters : Embodied Others in Post-Coloniality. Londres : Routledge, 2000, p. 165.
2. Micere Githae-Mugo, Visions of Africa : The Fiction of Chinua Achebe, Margaret Laurence, Elspeth Huxley and Ngugi wa Thiong’o. Nairobi : Kenya Literature Bureau, 1978, pp. 18-19.
3. Elspeth Huxley, Red Stangers. Londres : Penguin Classics, 2006, p. 6.
4. Elspeth Huxley, Red Stangers. Londres : Penguin Classics, 2006, p. 6.
5. Susan Kiguli, « Femrite and the Woman Writer’s Position in Uganda : Personal Reflections », in Katrin Brendt and Susan Arndt (ed.), Words and Worlds : African Writing, Theatre and Society. Trenton, NJ : Africa World Press, 2006, pp. 172-185 (p.185).
6. Obioma Nnaemeka, « Nego-Feminism : Theorizing, Practicing, and Pruning Africa’s Way » in Signs : Journal of Women in Culture and Society, 29:2, 2004, pp. 357-385 (p. 380).
7. Dans une interview non publiée avec Elizabeth Olfield datée du 1er août 2006, Kimenye a confirmé n’avoir jamais rencontré de femmes opprimées durant ses années vécues en Afrique de l’Est. Macgoye, témoigne de cette force de la femme africaine, reflétée dans le combat journalier pour sa survie, dans une lettre non publiée adressée à Elizabeth Oldfield le 1er août 2006.
8. Susan Kiguli, « Femrite and the Woman Writer’s Position in Uganda : Personal Reflections », op. cit., p. 185.
9. Barbara Kimenye, The Runaway Bride. Londres, Macmillan, 1994, p. 9.
10. Miria Matembe, « I must call myself a Feminist », in Amandina Lihamba et al. (ed.), Women Writing Africa : The Eastern Region. New York : Feminist Press, 2007, pp. 436-439 (p. 437). Matembe est avocate. Symbole du mouvement des femmes ougandaises, elle est probablement la féministe ougandaise la plus connue.
11. Obioma Nnaemeka, « Nego-Feminism : Theorizing, Practicing, and Pruning Africa’s Way », op. cit., p. 377.
12. Susan Kiguli, « Femrite and the Woman Writer’s Position in Uganda : Personal Reflections », op. cit., p. 174.
13. Interview non-publiée entre Elizabeth F. Oldfield et Saraha Kituyi, Ntinda, Kampala, Uganda, 7 Avril 2008, traduite par Esther Luyimbazi.
14. Interview non-publiée entre Elizabeth F. Oldfield et Ester Luyimbazi, Ntinda, Kampala, Uganda, 7 Avril 2008.
15. Barbara Kimenye, Kayo’s House. Londres, Macmillan Educational, 1995, p. 34.
16. Interview non-publiée entre Elizabeth F. Oldfield et Dr Susan Kiguli, Makerere University, Kampala, Uganda, 17 mars 2008.
17. Kimenye, Barbara, Kayo’s House, op. cit., p. 42.
18. Grace Ogot, The Strange Bride. Nairobi ; Kampala ; Dar Es Salam : East African Educational, 1989 (réédité en 1998), p. 70.
19. Ibid. p. 71.
20. Ibid p. 74.
21. Obioma Nnaemeka, « Nego-Feminism : Theorizing, Practicing, and Pruning Africa’s Way », op. cit., p. 382.
22. Marjorie Oludhe Macgoye, Victoria and Murder in Majengo. Londres : Macmillan, 1993, p. 71.Traduit de l’anglais par Christine Eyene///Article N° : 8351