Entretien avec René Ehounou Ekpini, Conseiller Régional Santé et Coordonnateur de l’équipe régionale de riposte au COVID-19 de l’UNICEF en Afrique de l’Ouest et du Centre.
Pour mieux comprendre les enjeux de la crise du coronavirus sur le continent africain, Africultures a interrogé notamment un acteur international majeur de la santé publique déjà largement impliqué dans la lutte contre Ebola : l’Unicef. Les questions posées par l’arrivée de la pandémie sont nombreuses et la prolifération dans le monde entier de fake news pousse à la nécessité de nous informer auprès de sources fiables : jusqu’ici il n’a pas été démontré que le soleil tue le virus et l’usage de la chloroquine sur le continent comme ailleurs ne peut se faire sans prescription médicale préalable. Par ailleurs, la réalité du mauvais état des hôpitaux, la vulnérabilité des populations et le difficile fonctionnement de certains appareils d’État ne doit pas empêcher une réflexion sur les modalités de répartition de l’aide internationale. Comment mettre en place des mesures de protection sociale dans les pays où les travailleurs informels sont majoritaires et ne peuvent être rejoints par l’État ? Pourrait-on imaginer une prise en charge nationale des frais fixes quotidiens comme l’électricité ou l’eau ? Pourquoi ne pas mettre les grandes fortunes du continent à contribution ? Le covid-19 par son ampleur et sa dimension inédite pointe la nécessité impérieuse de sortir les populations vulnérables de la grande précarité dans laquelle elles se trouvent, de l’importance de la coopération entre les différents acteurs des sociétés, au niveau national et international.
René Ehounou Ekpini, Conseiller Régional Santé et Coordonnateur de l’équipe régionale de riposte au COVID-19 de l’UNICEF en Afrique de l’Ouest et du Centre, a répondu à nos questions.
Quelles préconisations faîtes-vous pour stopper la transmission avant d’arriver à un lockdown ?
Les mesures destinées à prévenir la propagation de l’épidémie sont décidées par les gouvernements. Ce sont des décisions complexes, qui doivent toujours être prises sur la base de preuves scientifiques, du type (cas importés et transmissions locales) et de la phase de l’épidémie, et de la prise en compte des effets collatéraux sur les populations en général et les enfants et populations vulnérables en particulier. Notre rôle, en tant que membre de la communauté internationale, est de nous assurer que les gouvernements ont accès à toutes les informations, outils et connaissances disponibles afin de leur permettre de prendre des décisions informées, en fonction de la situation dans leur pays et qui tiennent compte de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Imposer un confinement total lorsque la majorité de la population vit au jour le jour et ne bénéficie d’aucune protection sociale peut engendrer des conséquences dramatiques pour ces populations et avoir un effet contre-productif. Fermer les écoles a aussi un impact sur le futur des enfants privés d’éducation, parfois même sur l’état nutritionnel des enfants les plus vulnérables, qui bénéficiaient, dans certains cas, d’au moins un repas par jour dans le cadre des programmes de cantine scolaire. Par ailleurs, la fermeture des frontières et la suspension des vols complique considérablement l’acheminement de l’aide humanitaire, rendant nécessaire la mise en place de couloirs humanitaires pour pouvoir continuer à fournir aux populations ce soutien essentiel en équipements et matériels vitaux.
Lorsque des mesures alternatives sont envisageables dans le contexte local, elles doivent être encouragées. Dans le cadre de cette pandémie, on a vu par exemple des pays décider d’imposer le port du masque à l’ensemble de la population dans le but d’éviter d’en arriver au confinement total, ou utiliser des technologies de pointe pour contrôler la propagation de l’épidémie au sein de la population. Tout cela dépend des contextes locaux et doit respecter les droits des communautés en général et des enfants et communautés vulnérables en particulier.
Sur quelles mémoires de pandémies et victoires sanitaires passées les différentes sociétés et institutions du continent peuvent-elles s’appuyer ?
L’Afrique de l’Ouest et du Centre est régulièrement confrontée à des épidémies, comme la rougeole et le choléra, ou Ebola. De nombreuses leçons ont été tirées de la lutte contre ces épidémies. La plus récente mais également l’une des plus édifiantes est l’importance de la communication de risque, mais surtout de l’engagement communautaire. La riposte à l’épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest a ramené la communauté médicale à plus d’humilité et de réalisme quant à la centralité des réponses multisectorielles et de l’engagement communautaire. Positionner les communautés comme acteurs centraux, c’est non seulement les responsabiliser, mais c’est aussi établir la confiance avec le système de santé et les autres acteurs de la réponse, et au-delà asseoir des bases solides pour la résilience communautaire. Aussi, quelle que soit la réponse, elle ne sera pleinement acceptée et donc efficace que si les communautés sont les principaux acteurs dès le départ.
Engager les communautés implique avant tout une profonde compréhension des raisons et constructions sociales, culturelles et autres qui les conduisent à adopter certains comportements et croyances. Les communautés doivent aussi pouvoir accéder aux informations, connaissances et outils disponibles, qui leur permettront de définir des actions socialement et culturellement acceptables et réalisables pour elles, pour qu’elles se protègent au mieux. L’engagement des communautés permet également de réduire la stigmatisation contre ses membres affectés ou les soignants, et de lutter contre la désinformation. Il n’existe pas de solution unique et le changement ne se fait pas du jour au lendemain, mais c’est le seul moyen de vaincre efficacement les épidémies.
Cet engagement des communautés est donc essentiel aussi pour la prévention du COVID-19 dans notre région. C’est pourquoi nous travaillons, en appui aux gouvernements, en étroite collaboration avec ces communautés sur le terrain, en particulier avec les chefs communautaires et religieux, les bénévoles, les associations de femmes et les réseaux de jeunes.
Comment travailler sur la désinformation ?
La désinformation – en temps normal, mais encore davantage en temps de crise – est un véritable fléau, dont les effets peuvent être aussi dévastateurs que le virus lui-même parce qu’elle met les populations et les soignants en danger, alimente la peur et la stigmatisation, avec des conséquences parfois fatales comme on a pu le voir par exemple dans le cadre de la lutte contre Ebola. C’est en fait, dans un monde de plus en plus dominé par les médias sociaux, une composante de l’épidémie : nous devons soutenir les pouvoirs publics à combattre la désinformation, par avance mais aussi dès son apparition, ce qui nécessite aussi un important travail de veille.
Pour que la lutte contre la désinformation soit efficace, il faut qu’elle soit menée simultanément à différents niveaux, notamment à travers des mécanismes de dialogue et feedback. Cela inclut l’engagement communautaire ; l’implication des enfants, jeunes et influenceurs (célébrités, etc.) ; l’utilisation des réseaux sociaux ; la collaboration avec les media traditionnels y compris la radio et la télévision, et les structures institutionnelles (écoles, centres de santé, etc.) ; le recours aux nouveaux outils tels que les ‘chatbots’ ou U-report utilisant la téléphonie mobile : toutes ces ressources sont utiles et peuvent permettre d’obtenir des résultats quand elles sont conjuguées, en tenant compte du contexte.
En Côte d’Ivoire, par exemple, l’UNICEF a établi des partenariats avec les plus grandes compagnies de téléphonie mobile pour diffuser des messages d’information à des millions d’utilisateurs à travers le pays. En République Démocratique du Congo, une hotline nationale a été créée et plus de 50 opérateurs formés pour une réponse immédiate aux questions et feedback de la population. Dans plusieurs pays de la région, l’UNICEF s’est associé à des célébrités qui diffusent des messages à leurs millions de fans et abonnés.
Peut-on définir qui sont les personnes à risques et populations vulnérables dans les différents pays d’Afrique de l’Ouest et centrale ? On pense notamment à la très grande part de personnes qui travaillent dans le secteur informel.
L’une des grandes inquiétudes par rapport à la progression de l’épidémie de COVID-19 en Afrique de l’Ouest et du Centre est que son impact va bien au-delà de la santé.. Sur le plan médical, comme dans les autres régions et sur les autres continents, d’après les données disponibles à ce jour, les facteurs de risque de complication principaux sont l’âge avancé et les conditions médicales préexistantes. Il faut aussi noter la fréquence en Afrique d’autres conditions potentiellement à risque comme la tuberculose, les hépatites virales, l’infection à VIH, les anémies et la sous-nutrition, pour lesquelles des données probantes ne sont pas encore disponibles. Par ailleurs, les délais mis à se présenter dans les lieux de prise en charge et l’automédication peuvent contribuer à accroître non seulement les risques de complications, mais également de propagation de l’épidémie.
Au-delà des facteurs d’ordre médical, les populations d’Afrique de l’Ouest et du Centre faisaient déjà face, avant la survenue du COVID-19, à un certain nombre de défis, qui accroissent leur vulnérabilité : la malnutrition chronique ou sévère, les épidémies récurrentes (rougeole, choléra, Ebola), les déplacements forcés dus à l’insécurité ou aux catastrophes naturelles, le manque d’accès aux services de santé, à l’éducation, l’eau et l’assainissement, les violences y compris sexistes. Dans ce contexte, aggravé par la faiblesse structurelle des systèmes nationaux, y compris en matière de protection sociale notamment pour les personnes travaillant dans le secteur informel où les femmes sont nombreuses, l’impact de la pandémie peut être particulièrement dévastateur. L’équation est multiforme et englobe entre autres les pertes brutales de revenus conduisant les ménages à une précarité aggravée par la gestion des enfants mis en dehors des écoles du fait des stratégies de confinement et l’insécurité alimentaire. Y faire face requiert une action immédiate et multidimensionnelle de la part des gouvernements, qui combine mesures sanitaires et soutien aux communautés avec l’accompagnement de la communauté internationale.
Quelles conséquences peut-on craindre dans un premier puis second temps : conséquences économiques, sur la santé, sur les oppressions systémiques (et notamment violences sexistes et sur les enfants), sur l’éducation, quel risque politique ?
Se focaliser uniquement sur l’aspect sanitaire immédiat de la pandémie serait une erreur, avec des conséquences potentiellement dramatiques. L’un des défis dans la réponse au COVID-19 est justement que tout en soutenant les efforts des gouvernements dans leur lutte contre la propagation du virus pour réduire le poids du nombre massif de malades sur les systèmes de santé particulièrement fragiles, il faut concomitamment continuer à répondre aux autres besoins préexistants et anticiper l’impact collatéral à moyen et long terme. Il s’agit notamment des services sociaux essentiels (éducation, protection, économie) et la continuité des services de santé essentiels de routine, comme les soins obstétricaux et néonatals d’urgence, l’accès à la thérapie antirétrovirale pour les personnes vivant avec le VIH, la nutrition, la vaccination, etc.
Sur le plan de l’éducation par exemple, avec la fermeture des écoles dans les 24 pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre, près de 130 millions d’enfants sont maintenant hors de l’école. L’UNICEF, en collaboration avec les autres partenaires, soutient les gouvernements à mettre en place le plus rapidement possible des solutions alternatives d’éducation adaptées aux différents contextes, comme l’apprentissage en ligne dans les zones disposant de connexion internet, l’enseignement par la radio dans des zones plus éloignées, ou encore la distribution de supports papiers dans d’autres contextes. Il s’agit aussi de mobiliser toutes les structures et ressources existantes, et mettre en place des solutions alternatives pour faire face à l’augmentation des cas de violences contre les enfants et les femmes.
Tout ceci demande une coordination et une collaboration étroite au niveau national et international, et bien sûr des moyens supplémentaires.
Quelles mesures de protection sociales sont mises en place actuellement sur le continent pour accompagner la baisse de l’économie engendrée par la distanciation sociale ?
Ces mesures diffèrent selon les pays. Au Sénégal par exemple, les autorités ont annoncé la mise en place d’un programme de résilience économique et sociale pour soutenir le financement du secteur de la santé dans sa riposte contre le COVID-19 ; renforcer la résilience sociale des populations ; injecter des liquidités et mettre en place des mesures fiscales et douanières pour soutenir l’économie, notamment l’emploi ; et approvisionner régulièrement le pays en hydrocarbures, produits médicaux, pharmaceutiques et denrées de première nécessité. Concrètement pour les ménages les plus vulnérables, cela se traduit entre autres dans l’immédiat par des distributions d’aides alimentaires, ou encore la prise en charge par l’État des factures d’électricité et d’eau. D’autres pays ont recours aux ‘cash transfers’, c’est-à-dire le versement d’argent aux populations les plus vulnérables pour leur permettre de s’approvisionner en biens de première nécessité.
Que pouvez-vous nous dire sur la nécessité de l’entraide internationale ?
En bref : elle est absolument indispensable. Cette pandémie est mondiale, la réponse doit l’être tout autant. Tant que le virus continuera à se propager dans un pays, tous les autres seront exposés. Un effet boomerang n’est pas à exclure pour le reste du monde, si des pays ne sont pas soutenus dans leurs efforts par la communauté internationale. Les discussions sur les moratoires sur l’amortissement des dettes publiques et leurs intérêts sont à prendre au sérieux. Dans ce sens, il est important de faire attention à utiliser les fonds qui seront potentiellement dégagés lors de l’annulation de dette ou des moratoires pour les plus affectés, notamment les enfants.
Que pouvez-vous nous dire sur la nécessité d’une coopération de toutes les couches de la société : public, privé, société civile, ong ?
Chacun – les gouvernements, la communauté humanitaire, le secteur privé, la société civile, les acteurs philanthropiques, etc. – a un rôle à jouer dans la riposte au COVID-19. En Afrique de l’Ouest et du Centre, le dynamisme des jeunes, qui représentent la majorité de la population, est un atout précieux. Les jeunes de la région sont de plus en plus engagés et prêts à prendre l’initiative pour concevoir et mettre en œuvre des solutions créatives, innovantes et évolutives pour relever les défis auxquels leurs pays et leurs communautés sont confrontés. Ils font partie de la solution. Ils sont les artisans du changement. Notre rôle est de veiller à ce qu’ils aient la capacité de le faire, et les gouvernements doivent les y encourager et les accompagner.
Sans coopération pensez-vous qu’un stop de la pandémie soit possible ?
La réponse est très simple : sans coopération et coordination à tous les niveaux, ni cette pandémie, ni toute autre pandémie si elle survenait, ne pourra être vaincue.
Quelles cartes peuvent être rebattues à un niveau international et national suite à cette pandémie ? Qu’est-ce que cela pourrait changer à moyen terme en termes de processus de coopération ?
Faut-il attendre une pandémie pour que le monde comprenne l’importance du lavage des mains à l’eau et au savon, de l’eau potable pour tous ? Il est temps que ces questions soient réglées pour toujours, maintenant et partout. Il a fallu que des centaines de millions d’enfants soient hors de l’école à cause du COVID-19 pour faire réaliser l’importance d’investir massivement dans l’éducation à distance. Pourtant avant le COVID-19, il y avait, en Afrique de l’Ouest et du Centre, 41 millions d’enfant en âge d’aller à l’école et qui n’y étaient pas. Notre espoir est que tous les enfants oubliés puissent profiter de ces investissements pour avoir définitivement une bonne alternative pour leur éducation.
Cette pandémie est sans précédent dans l’histoire récente de l’humanité. On peut imaginer que les conséquences le seront elles aussi, notamment pour les enfants, mais il est probablement encore trop tôt pour dire dans quelle mesure et dans quelles proportions. Contrairement à des épidémies récentes, qui affectaient souvent beaucoup plus les pays du sud que ceux du nord, le COVID-19 est mondial et frappe lourdement le nord comme le sud. Elle a mis à nu notre vulnérabilité malgré les énormes progrès scientifiques, et nous ramène à plus d’humilité, défie nos certitudes et nous interpelle pour une plus grande solidarité mondiale en matière de sécurité sanitaire dans un monde où la notion de frontière est de plus en plus du domaine de la fiction. Il y a urgence pour une prise de conscience plus aigüe du fait que lorsqu’un pays est affecté par une urgence sanitaire, les autres doivent se sentir concernés et que donc la solidarité et la coopération internationales sont indispensables. Plus loin, l’une des leçons à tirer, c’est qu’il est temps de repositionner de manière effective la santé publique en général et la sécurité sanitaire en particulier comme une priorité à l’échelle planétaire, sinon les progrès réalisés sur plan économique resteront fragiles, voire vains. C’est une responsabilité collective pour la survie de l’humanité.
Que savons-nous des essais cliniques et des recherches épidémiologiques en cours ? Notamment à propos de la chloroquine mais aussi du BCG ?
Les chercheurs et scientifiques de plusieurs pays dans le monde, y compris du continent africain, travaillent activement à la recherche de traitements et de vaccins contre le COVID-19, en collaboration avec les structures et organismes internationaux compétents – l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans le cas des Nations Unies. Les experts s’intéressent également au potentiel effet protecteur ou curatif de certains traitements et vaccins existants pour d’autres pathologies, en attendant la découverte d’un traitement ou vaccin spécifique au COVID-19. Toutes ces recherches sont en cours : comme l’ensemble du monde à l’heure actuelle, nous les suivons avec intérêt et espoir. Et dans ce domaine, les considérations d’ordre éthique prenant en compte le contexte et les acteurs locaux, dont les gouvernements et les communautés, sont d’une importance capitale.
Alice Lefilleul