Après sa création au Burkina Faso au Centre culturel français de Bobo-Dioulasso en février 2003, la création d’Evelyne Frangen Situmem qui met en scène dix-huit comédiens a été présentée à l’automne dernier au Théâtre de la Tempête à la Cartoucherie de Vincennes. Un spectacle autant choral que chorégraphique qui chante la solidarité et danse l’amour. Un spectacle où le théâtre met à l’épreuve nos peurs avec humour et invention pour nous réapprendre l’émoi de la rencontre.
Chevauchées et corps à corps, frottements et roulades, frictions et enveloppements, rires et cris… Situmem dit l’enfantine vie qui exulte en l’homme encore et toujours, envers et contre tout, en dépit de cet alien venu du fond des âges pour peupler l’au-delà d’ombres errantes toujours plus nombreuses, toujours plus ignorées, toujours plus oubliées. Le parasite des étreintes mortifères, ce monstre qui pèse de tout son poids sur les angoisses humaines et dont la silhouette hideuse se projette au-dessus des hommes qui l’affrontent impuissants et auxquels, il ne fait qu’arracher le cri sourd des entrailles qui inocule la mort au lieu d’engendrer la vie, cette figure vampirique tapie dans l’ombre qu’est habituellement le sida devient le coeur incandescent de ce spectacle, un soleil noir qui irradie finalement l’énergie nécessaire à la reconstruction des êtres et des amours.
Un spectacle qui n’a pas peur du désir, qui danse l’attraction des corps, leur imbrication intime, leur proximité, parce qu’il est question d’être humain et que le théâtre est vie, chair et contact. Evelyne Fagnen ne perd jamais de vue que le théâtre est sans doute l’expression artistique toute entière dévolue à cette bravade prométhéenne. Le théâtre se joue de la mort et joue avec elle une danse macabre, il accepte de mourir pour mieux renaître. Car assumer d’être un art vivant, c’est accepter de disparaître, c’est assumer la mort. Le spectacle d’Evelyne Fagnen, grâce au travail chorégraphique de Seydou Boro, se construit autour d’une danse des corps qui dit la force et la fragilité de l’existence, une danse qui se joue des spectres avec ironie et dérision, une danse qui renverse les tabous avec le sourire et n’a pas honte des naïvetés de l’enfance. Ils sont dix-huit acteurs, de France, de Côte d’Ivoire et du Burkina Faso, tour à tour chanteurs, danseurs, comédiens, clowns, marionnettistes, tour à tour choeur soudé, bloc humain, ventre unique qui encaisse la douleur d’un coup de poing de géant, ou chante sa révolte et sa peine, tour à tour escadre de la jeunesse chevauchant des papillons-motocyclètes, ou horde de fantômes venus hanter le plateau. S’enchaînent ainsi humour et onirisme, réalisme et fantaisie dans l’urgence de la mort et l’émerveillement de la naissance.
Le parti pris esthétique du travail est remarquable de simplicité et d’efficacité. Un sol de sable, des bidons de récupération qui cachent les lumières et disent aussi la rouille d’une société grippée et vermoulue, vieillie avant l’âge. Quelques portants tendus de stores de toiles blanches qui se métamorphosent successivement en paravents, fenêtres, écrans, castelets, guichet d’hôpital, cloisons de dispensaire… La fragmentation du spectacle reflète la brisure la pulvérisation d’un monde mosaïque, diffracté par l’incohérence même de cette mort qui frappe au coeur de l’acte de vie. Les rencontres musicales et acoustiques entre instruments traditionnels africains et instruments occidentaux répondent à la rencontre des corps. Des histoires se tissent entre sons et corps, entre corps et voix, les corps se rapprochent, les coeurs aussi en un choeur vocal et charnel qui transcende les peurs.
Kora corps et choeur à coeur, corps à corps chorégraphiques et musicaux, choeur à choeur vocal, et surtout coeur à coeur théâtral, voilà la recette de ce spectacle où il est avant tout question d’aimer.
Texte et mise en scène : Evelyne Fagnen
scénographie et lumières : Wilfried Schick, Max Legrand
travail vocal : Claire Pueyo
travail chorégraphique : Seydou Boro
assistant mise en scène : Hermas Gbaguidi
avec : Eugène Bayala, Valérie Bordet, Bécaye Diaibaté, David Fricker, Phil Guichet, Alain Hema, Boniface Kagambéga, Léonie Kombélemsigri, Ildevert Méda, Roméo de Mélo Martins, David Nunès, Ablas Ouédraogo, Magali Pouget, Leila Tall, Maria Villacis, Josiane Yapo. ///Article N° : 3220