Toussaint-Louverture : du héros historique au héros tragique

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Sous la plume de Lamartine en 1850, puis d’Édouard Glissant en 1961, Toussaint-Louverture est devenu un héros tragique du théâtre, au même titre que Hamlet ou Faust.

 » En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté, il repoussera par les racines parce qu’elles sont profondes et nombreuses. « 
Toussaint-Louverture, au moment de son arrestation.

Héros de l’indépendance haïtienne, Toussaint-Louverture est loin d’être une figure historique qui n’appartiendrait qu’à l’histoire du monde noir. Il est, lui aussi, un  » fils de la Révolution française « , comme le définit Pierre Pluchon.
L’aventure qui l’emporte le place au coeur de la modernité et en fera la figure emblématique des mutations qui traversent le XIXe siècle.  » Toussaint-Louverture a vécu l’une des premières grandes tragédie politique du monde moderne « , rappelle Edouard Glissant qui en fit d’ailleurs le héros d’une de ses pièces et qui explique encore :  » Pour l’une des premières fois en effet, une des sensibilités et une pensée engendrées dans le monde colonial s’opposent et s’accordent en même temps aux idées sécrétées par l’Occident. La naissance tourmentée de la dimension identitaire en Haïti ne pouvait que s’appuyer sur les grandes revendications des Lumières, la liberté, l’égalité, mais elle ne pouvait que s’opposer aussi à ce que ces revendications supposaient d’universel, c’est-à-dire de puissance généralisante qui érode le particulier. Toussaint-Louverture a vécu cette contradiction, au plus haut niveau du sublime et de l’accomplissement d’une destinée tragique. « 
Au lendemain révolutionnaire qui avait amené l’abolition définitive de l’esclavage, Lamartine avait pleinement compris la force symbolique de ce personnage et en fit une figure fondatrice en écho de la révolution de 1848 à laquelle il venait de participer, quand il fit jouer sa pièce à la porte Saint-Martin en 1850. Toussaint avait tout du héros romantique.
On espérait alors beaucoup de la pièce du grand poète qui sonnait le retour de Frédérick Lemaître après les événements révolutionnaires. Il en assurait en effet le premier rôle et la mise en scène.
Le Théâtre de la Porte Saint-Martin, en perte de vitesse, comptait aussi beaucoup sur cette création pour renouer avec la grande époque du drame romantique qui avait fait son heure de gloire. Il s’agissait de plus de la première oeuvre dramatique de Lamartine qui, déjà connu comme poète, s’était rendu célèbre en devenant l’homme du gouvernement provisoire. Le monde politique, artistique et littéraire guettait donc avec impatience la première représentation de Toussaint-Louverture. Cependant, les journalistes dramatiques qui anticipaient sur l’événement, comme celui de la Critique du 17 février 1850, n’attendaient pas manifestement un personnage aussi fort, aussi envahissant que le héros noir auquel Frédérick Lemaître prêta ses traits :
« A quand Frédérick sous le teint bistré de Toussaint-Louverture ? Cependant, avouons que la pièce de Lamartine nous effraie quelque peu.
Petit noir et bon blanc
C’est souvent emb… nuyeux. » (1)
En effet, la pièce ne répondit guère au consensus théâtral qui, au lendemain de l’abolition de l’esclavage, aurait permis aux bons Blancs de jouer les libérateurs et aux pauvres Noirs les victimes éternellement reconnaissantes. Le drame de Lamartine ne remporta qu’un succès d’estime grâce à ses alliés politiques et déconcerta les spectateurs. Les journaux antirépublicains comme la Chronique de Paris ne se privèrent pas de le souligner :
« Toussaint-Louverture, long et fastidieux dithyrambe en l’honneur des noirs contre les blancs, n’aurait jamais fait subir à son auteur l’humiliation des applaudissements d’un parterre à gages, ni les encens grossiers d’une critique sans courage, si M. de Lamartine n’avait pris cette part funeste que nous savons à ces tristes événements que nous n’avons pas oubliés. » (2)
Un Napoléon nègre
L’enjeu politique de la pièce était évident ; Lamartine exaltait à travers Toussaint les valeurs républicaines qui l’avaient entraîné dans l’action révolutionnaire. Mais à l’heure où on redorait le grand mythe napoléonien qui venait d’amener au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, Lamartine mettait sur scène un Napoléon nègre ! Grand chef militaire, autoritaire et inflexible, fin stratège, héros solitaire, guide de tout un peuple, Toussaint incarnait un personnage de légende, mais était-ce celui que souhaitait voir sur scène la nation française ? Ce Toussaint luttait en fait contre l’armée napoléonienne et finissait par ordonner le massacre des Français. Ce nègre se posait en rival de Bonaparte, sur un pied d’égalité, et faisait même trembler l’armée française. Voilà qui créait un malaise…
Aussi, la pièce suscita-t-elle des réactions vigoureuses à l’égard du choix par trop négrophile de Lamartine. Même les critiques qui reconnaissaient son génie poétique jugeaient la pièce trop « noire ».
Au lendemain de la première, la plupart des journaux relatèrent les applaudissements intempestifs de la salle qui s’étaient fait entendre à ces mots : « Bonaparte est blanc ! » et interprétaient la réaction du public comme un ouf ! de soulagement, une percée lumineuse dans la monotonie étouffante de tout ce noir. Dans le Corsaire du 9 avril 1850, Louis Boyer rapporte « le refrain d’un vieil opéra très populaire en son temps » que chantait un spectateur à la sortie du théâtre et qui selon lui traduisait parfaitement l’impression générale qu’avait laissée la représentation :
« Amis, si vous voulez, si vous voulez m’en croire,
N’allez pas ! n’allez pas dans la forêt noire. »
Un héros  » antipatriotique « 
Besselièvre, dans un autre article du Corsaire reprochait à l’oeuvre son sujet beaucoup trop antipatriotique et se montrait particulièrement choqué par « ces physionomies noires qui répètent en choeur pendant quatre heures devant un public français : Malheur aux Français! Mort aux Français! Honte aux Français! » (3) Il accusait Lamartine d’outrager ainsi le sentiment national.
La Critique, de son côté, dénonçait l’ampleur du rôle de Toussaint comme le défaut essentiel de l’oeuvre : « Le rôle de Toussaint, dans la pièce de Lamartine, écrase tous les autres d’une manière déplorable et, de ce vice radical, naît une monotonie dont on ne peut disconvenir. » (4) Beaucoup entreprirent de tourner la pièce en ridicule en soulignant l’emphase, et l’incongruité même, selon eux, dans la bouche d’un personnage comme Toussaint, d’un texte aussi poétique. La Chronique de Paris résumait la pièce en ces termes : c’est « l’histoire d’un vieux nègre, qui ne sait trop ce qu’il dit, cinq actes durant, et qui finit, après des pleurs de tendresse, par ordonner le massacre de nos compatriotes. » (5)
Certes, on reconnaissait le talent de Lamartine, mais on affirmait que ces beaux vers n’étaient pas appropriés au sujet : « Nous soupçonnons même fort l’auteur, écrivait la Critique, non pas d’avoir fait le dialogue pour les personnages, mais bien d’avoir adapté des personnages et des situations à ces magnifiques vers, qu’il tenait en portefeuille et qu’il voulait utiliser. » (6)
Les parodies fleurirent sur les petits théâtres du boulevard, Tout-Serin la Clôture aux Variétés, La Fille de Coussin Fermeture salle Bonne Nouvelle, et surtout Traversin et Couverture de Varin et Labiche donnée au Théâtre de la Montansier à peine quelques jours après la première du drame. Ces comédies parodiques n’eurent néanmoins aucun succès, car elles restaient très proches de l’oeuvre et ne jouaient que sur un glissement du sujet vers des considérations plus triviales, n’abordant pas ce qui dérangeait vraiment les spectateurs. Besselièvre reprocha notamment à la pièce de Varin et Labiche de ne pas avoir su « trouver un mot spirituel, une plaisanterie, une critique qui vengeassent le goût et le sentiment national outragés. » Et constata finalement : « La chute a été complète : le public a rendu noirceur pour noirceur. » (7)
Un messie tragique
Lamartine avait créé un personnage entier, sans compromission, un personnage qui n’inspirait ni l’épouvante, ni la pitié, mais simplement le respect qu’on doit au maître, à celui qui assume le pouvoir avec abnégation et est capable des plus hauts sacrifices pour sauver son peuple.
Toussaint a l’envergure d’un révolutionnaire qui a une mission à accomplir, celle de fonder une nation noire libre. Il n’a pas la fourberie des héros passés, la trahison est au contraire du côté des Français qui n’ont pas respecté le pacte de fraternité et reviennent en force avec soixante vaisseaux et quarante mille hommes. Le chef de l’armée noire doit-il ouvrir le feu sur la flotte française ?… Ce serait signer l’arrêt de mort de ses deux fils. A l’heure de la paix fraternelle qui devait à jamais unir Blancs et Noirs, Toussaint les avait confiés aux Français en signe d’amitié, mais aujourd’hui, l’armée du premier Consul les tient en otage. Faut-il sacrifier l’amour paternel au devoir politique et immoler ses propres enfants ou négocier avec les autorités françaises ?
Toussaint n’acceptera pas le compromis que lui propose Bonaparte et que lui transmet son propre fils :
Non, je n’affranchis pas Haïti de ses chaînes
Pour aggraver le poids d’autres races humaines ;
Tout affront par un noir en mon nom supporté
Me ferait détester ma propre liberté.
Qui la livre, mon fils, pour soi n’en est plus digne.
Tu vois dans quel esprit le chef des blancs la signe,
Il la tend en amorce aux noirs de nos climats,
Pour l’enchaîner ailleurs à l’arbre de ses mâts…
(Acte V, scène 7)
A l’envers de ces ancêtres romantiques, tel Atar-Gull, Toussaint n’est pas agi par une vengeance personnelle aveugle, ou une passion amoureuse irrépressible. Son entreprise est celle d’un messie, et il la veut universelle. Mais l’accomplissement de sa mission libératrice, ne se fait pas sans les affres et les doutes des grands guides, le dilemme qui le déchire acquiert ainsi une véritable noblesse tragique : il admire sincèrement les Français, mais il doit aussi défendre la liberté de ses frères de couleur. Et analyse ainsi le drame intérieur qui l’anime :
Le respect des Français du monde triomphants,
L’orgueil pour sa couleur, l’amour de ses enfants,
L’attrait pour ce consul qui leur servit de père,
Leur absence qu’il craint, leur retour qu’il espère,
La vengeance d’un joug trop longtemps supporté,
Ses terreurs pour sa race et pour sa liberté,
Enfin, l’heureux vainqueur de ses maîtres qu’il brave,
Le noir, le citoyen, le chef, l’ancien esclave,
Unis dans un même homme en font un tel chaos
Que sa chair et son sang luttent avec ses os.
(Acte III, scène 9)
A la fois Moïse et Abraham, Toussaint a les attributs d’un héros mystique. Malgré sa détermination, il connaît des moments de faiblesse, c’est alors le prêtre Antoine, lequel se revendique « de la couleur de ceux qu’on persécute », qui lui indique le chemin de la lutte et lui donne Dieu pour modèle en lui montrant un crucifix : lui aussi était père !
Des oubliettes à la modernité
La pièce de Lamartine ne se prêtait donc guère à flatter la bonne conscience des spectateurs. Seule la réalité historique du personnage, empêchait de dénoncer son action comme excessive ou invraisemblable. Le public bouda rapidement la pièce. Premier grand héros historique noir à inspirer une tragédie, Toussaint allait sans attendre retourner aux oubliettes. Ce que conseillaient même certains critiques : « Toussaint est mort ; laissons en paix sa cendre. » (8) Cet enterrement devait du même coup sonner le glas des grands héros noirs sous la plume d’auteurs blancs. (9)
En 1961, à son tour, Edouard Glissant s’empare pour le théâtre de la figure du héros tragique avec Monsieur Toussaint. En juin 2003, Greg Germain reprend la pièce et monte un magnifique spectacle au Fort de Joux à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la mort de Toussaint-Louverture dans la cour d’honneur du château (10).  » La grandeur et la modernité de Toussaint, dit Edouard Glissant, tiennent à ce qu’il a lui-même compris et accepté, après une vie de combats, de victoires et de gouvernement des choses, la contradiction qui était en lui «  Et c’est cette contradiction qu’a tenté de mettre en scène l’auteur martiniquais à travers un Toussaint enfermé au Fort de Joux et aux prises avec ses souvenirs, ses rêves, ses visions prophétiques  » un débat avec lui-même qui n’avait d’autre issue que la mort «  ajoute Glissant.
De Lamartine à Glissant, ce héros historique est devenu un héros tragique avec lequel doit compter la littérature au même titre qu’un Hamlet, un Dom Juan ou un Faust.

Notes
1. La Critique, 17 février 1850, premier numéro.
2. Chronique de Paris,  » journal conservateur « , mai 1850, 1er vol., p. 141-142.
3. C. Besselièvre, Le Corsaire, 30 avril 1850.
4. La Critique, 17 avril 1850, n°9.
5. Chronique de Paris, op.cit., p. 142.
6. La Critique, 10 avril 1850, n°8.
7. C. Besselièvre, Le Corsaire, 30 avril 1850.
8. Ibid.
9. Il faudra en effet attendre 1973 et l’auteur ivoirien Bernard Dadié pour retrouver Toussaint-Louverture au cœur d’une grande tragédie : L’Ile des tempêtes.
10. Une vidéo du spectacle a été réalisée par Dominique Thierl. RFO / Axe Sud / La Compagnie des Indes, 2003. [email protected]

Bibliographie
Pierre Pluchon, Toussaint-Louverture, fils noir de la Révolution française, Ecole des Loisirs, Paris, 1980.
Pierre Pluchon, Haïti, République Caraïbe, Editions de l’Ecole, Paris, 1974.
Ibrahima Baba Kaké, Mémoire de l’Afrique : La diaspora noire, ABC/NEA, Paris/Dakar/Abidjan, 1976.
Au comité de rédaction depuis 1997, Sylvie Chalaye est un des piliers de la revue Africultures. Elle partage son temps entre l’écriture, la recherche, et le journalisme. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux écritures dramatiques africaines francophones, Sylvie Chalaye est professeur en études théâtrales à l’Université Rennes 2 Membre du laboratoire de recherches du CNRS sur les arts du spectacle, elle a également publié plusieurs ouvrages historiques sur l’image du Noir (Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), L’Harmattan, 1998 ; Le Chevalier de Saint Georges de Mélesville et Beauvoir, L’Harmattan, 2001 ; Nègres en images, L’Harmattan, 2002.) Elle est responsable éditorial de la rubrique théâtre dans Africultures et collabore régulièrement à la revue Théâtre/Public.///Article N° : 3899

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