Un maire noir sous la Révolution

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Louis Guizot, fils d’un notable français et d’une esclave noire, fut le premier maire noir d’une commune française, élu en 1790. Son combat pour la tolérance lui coûta la vie au moment de la Révolution.

 » La différence de couleur est un accident physique
qu’on a travesti en question politique. « 
Abbé Grégoire, De la noblesse de la peau

En 1989, la presse française a accueilli l’élection de Kofi Yamgnane à la mairie de Saint-Coulitz, dans le Finistère, avec un mélange de surprise paternaliste et d’autofélicitation – comme si la République une et indivisible, tout en se disant partisane de l’égalité, croyait ferme en son contraire. En réalité, la France n’avait fait alors que sortir d’un long tunnel de racisme, car le premier Noir élu maire d’une commune française l’a été deux siècles plus tôt, en 1790. Ce fut Louis Guizot (1).
La famille Guizot, huguenote de la région de Nîmes, basée à Saint-Geniès de Malgoires (ou Malgoirès), avait prospéré au fil des siècles, ne connaissant pas les pires excès des dragonnades. Mais au dix-huitième siècle, l’avocat Jacques Guizot, père de sept enfants, se trouva dans l’obligation de vendre certaines de ses terres. Deux de ses fils cadets, Paul et Louis, décidèrent en 1726 d’aller chercher fortune à Saint-Domingue, la  » perle des Antilles « . Selon les termes du Traité de Ryswick de 1697, l’Espagne avait cédé à la France cette partie occidentale de l’île d’Hispaniola, rebaptisée Haïti après son indépendance en 1804.
Le commerce triangulaire, à en juger d’après les seuls profits, était un succès spectaculaire ; sur le plan humain c’était pourtant une des plus grandes tragédies de tous les temps. Ceux qui considèrent que capitalisme et moralité s’excluent mutuellement font souvent référence à cette longue période d’affreuse exploitation de l’homme par l’homme. Ses retombées n’ont pas fini de se répercuter sur les mentalités : un simple regard sur les habitations, avec ses maîtres et ses esclaves, confirmait la supériorité supposée du Blanc.
Les deux frères achetèrent des plantations de café du côté du Cap Français (le Cap Haïtien d’aujourd’hui), mais les fortunes de Louis ne florissaient pas et il mourut en 1742. Celles de Paul lui permettaient de constituer un magot suffisant pour rentrer à Saint-Geniès en 1740, ses biens étant évalués à 170 000 livres,  » une fortune honnête « , écrit-il. Il décida donc de tout vendre, ne retenant parmi ses possessions qu’une Négresse, originaire de la côte de Guinée, du nom  » chrétien  » de Catherine Rideau. Enceinte à l’époque, elle ne rentra pas avec son maître. Le nom Rideau était celui d’un des voisins de Paul Guizot, un certain Pierre Rideau à qui devait être vendue une partie des domaines. L’usage était de donner à l’esclave le nom de l’habitant auquel était accolé un prénom remplaçant celui d’origine. Né le 9 novembre 1740, l’enfant porta le nom de Louis Ferrier. Alors que son prénom honore le frère de Paul Guizot et derrière lui, le roi, l’origine de Ferrier n’est pas claire. Choix aléatoire pour cacher l’embarras du père, nul autre que Paul Guizot ?
Une paternité assumée
Paul Guizot ne nia nullement sa paternité. En 1742, il paya même le passage en France de son fils et de sa compagne. Sous la pression bien-pensante de sa famille, il n’alla toutefois pas jusqu’à l’épouser. De son côté, Catherine trouva impossible de s’acclimater, ne pouvant, comme l’écrira plus tard Paul Guizot,  » s’accoutumer à l’air du Languedoc « . Il ne s’agissait pourtant pas que du climat au sens propre : le climat social a dû lui être pénible. Un préjugé de couleur généralisé parmi le peuple, peu habitué à rencontrer des Noirs, devait être concentré dans les milieux bourgeois dans lesquels évoluait la famille Guizot. Certes, les esclaves africains, arrachés à leur pays et à leur culture, avaient appris à s’adapter à des situations inédites, mais Catherine et son fils métis étaient forcément le point de mire d’explications embarrassées. On peut imaginer aussi un problème d’adaptation linguistique : connaître un français approximatif ne suffisait guère devant des gens qui parlaient la langue d’Oc. En homme d’honneur, son conjoint fit donc dresser en sa faveur, en bonne et due forme, une attestation de sa liberté et lui fournit de quoi rentrer à Saint-Domingue : « Paul Guizot consent qu’elle se retire dans l’endroit que bon lui semblera et qu’elle soit déclarée libre et non esclave, en se soumettant toutefois aux ordres et volontés de sa Majesté ou des personnes par Elle commises. »
Exceptionnellement, vu l’absence de récits autobiographiques d’esclaves en français, il y eut des lettres échangées entre les parents de Louis Guizot. Dans une lettre de Catherine datée de 1760, peut-être rédigée de sa part par un écrivain public ou un tiers, on lit :  » J’ai apri par votre dernière que Louis était en bonne disposition de se faire joli garçon… Recommandé lui de m’écrire et de m’informé de sa situation. «  Louis avait alors vingt ans. Pour son éducation, il avait été envoyé à Lédignan, à une dizaine de myriamètres de Saint-Geniès, où il apprit à faire des bas de soie, spécialité de la région. Il fit ensuite une licence de droit, ce qui lui permettrait par la suite de devenir viguier du duc d’Uzès, s’occupant ainsi d’affaires de justice locales et jouissant d’une situation de responsabilité dans le village, voire d’un certain standing avec ses trois domestiques. Le 15 janvier 1760, il épousa Marie Boisson, âgée elle aussi de dix-neuf ans, fille d’un marchand respecté de Saint-Geniès. Ils eurent par la suite deux fils et quatre filles.
Paul Guizot connut un revers de fortune lorsque l’acheteur de ses biens dans la perle des Antilles revint sur sa parole. Cela ne l’empêcha cependant pas de faire tout ce qu’il put pour que son fils soit reconnu.  » L’exposant ne rougira pas d’avouer que pendant son séjour dans les îles il conçut de la tendresse pour Catherine Rideau, l’une de ses négresses, que les feux de sa jeunesse et le climat du pays facilitèrent sa faiblesse et qu’il en eut un fils. «  Un tel déni de l’embarras est une indication on ne peut plus claire de son existence dans la famille, dans la société et jusque dans le droit pour un père bourgeois partagé entre une vraie affection pour la mère de son enfant et les mœurs inflexibles de l’époque. Ces mœurs avaient été entérinées dans le Code noir de 1685, dont les termes étaient renforcés à plusieurs reprises dans les premières décennies du dix-huitième siècle. Les relations dans les colonies entre les maîtres blancs et leurs esclaves étaient d’abord tolérées, puis de plus en plus circonscrites pour être enfin proscrites.
Mais comment faire admettre de telles lois à une si grande distance ? Les Noirs illettrés n’en connaissaient pas la teneur alors que les Blancs s’arrogeaient tous les droits. Une inégalité renforcée, demandée par le lobby négrier, se faisait voir dans des décrets successifs. Vers le milieu du siècle la perception des esclaves basculait vers une confusion totale entre esclaves et Noirs. En 1762, une ordonnance exigea l’enregistrement des Noirs en France. En 1777, une Déclaration pour la police des noirs introduit des règlements encore plus stricts et fut bientôt suivie d’un recensement général des Noirs. L’année suivante vit une interdiction des mariages mixtes, heureusement sans effet rétroactif pour Louis et Marie.
Un long combat juridique
Ce cadre légal se reflétait sur les attitudes envers les Noirs, en fonction de l’éducation, de la situation sociale, de l’expérience et des circonstances individuelles. Certes, Louis Guizot connut la discrimination raciale : il se plaint devant la justice d’avoir eu, en se promenant un soir dans le village avec le Premier Consul du secteur, à subir, en août 1770, les insultes d’un certain Jean Donnadieu.
En revanche, c’est avec l’entière approbation de son frère Charles et de ses sœurs Françoise et Marguerite que, six ans plus tôt, Paul Guizot avait institué la procédure légale menant à la reconnaissance officielle de son fils. En leur présence, un notaire rédigea un document donnant à un avocat l’autorisation  » de présenter requête au Roi, de supplier Sa Majesté de bien vouloir accorder à sieur Louis Guizot, susnommé Ferrier, son fils naturel qu’il a eu l’année 1740 de Catherine Rideau, sa Négresse, dans le séjour qu’il a fait à l’Amérique, des lettres de légitimation et de le déclarer capable de lui succéder, de recueillir toutes les libéralités qu’il voudra lui faire et de tous les autres effets civils. «  Cette unité familiale n’était pourtant pas complète. Un autre frère, Antoine, juge à Quissac, et son fils Jean-Antoine, mus sans doute par la cupidité, couvaient du ressentiment contre un bâtard mulâtre qui risquait d’hériter d’argent et de biens qui, autrement, leur seraient revenus. Jean-Antoine accusa Paul de folie.
Paul Guizot n’allait pourtant pas fléchir. Faisant fi des critiques d’Antoine, il témoigna d’un amour paternel sans distinction de croyance ni de couleur. À une époque où l’appartenance religieuse revêtait une importance considérable, il n’est pas sans intérêt de noter que Louis Guizot, héritier d’une famille huguenote, fut baptisé à l’église catholique et romaine, ainsi que le témoigne un document d’état civil de Saint-Geniès :  » L’an 1766 et le 13eme jour du mois de Janvier a été baptisé sous condition, Mr Louis [sic], après avoir fait profession de foi catholique âgé de 25 ans 2 mois 4 jours, étant né le 9 novembre de l’année 1740, fils naturel de Mr Paul Guizot, bourgeois, habitant de cette paroisse et de demoiselle Catherine de Rideau originaire de la Guinée, en Afrique. « 
Julie, fille de Louis et de Marie, fut néanmoins reçue dans l’église protestante. Misant sur les deux tableaux, Paul Guizot se fit livrer un certificat de bonnes vie et mœurs laïque par les consuls et principaux habitants de Saint-Geniès :  » Le père et le fils avaient l’un et l’autre habité dans ledit lieu et dans la même maison, vivant de même pot et ordinaire aux dépens dudit Paul Guizot, celui-ci n’ayant jamais été marié et ayant en outre toujours entretenu, vêtu tant sain que malade, ledit sieur Louis Guizot, son fils naturel, lui ayant donné une éducation et fait prendre la profession de négociant en bas de soie.  »
Les atermoiements légaux faisaient traîner la procédure. Mais Paul Guizot et son fils persistèrent, assumant les frais cumulatifs. Le procureur parisien chargé du dossier avait besoin de savoir que les parents de Louis étaient  » libres « , c’est-à-dire non mariés, au moment de sa naissance. Il ajoute :  » on appelle cela une attestation que vous êtes né ex soluto et soluta parce que les bâtards adultérins ne peuvent espérer de lettres de légitimation.  » En outre, il était nécessaire d’éviter dans toute documentation complémentaire les mots  » Négresse  » ou  » esclave « . Le bulletin de naissance de 1766 avait donc une valeur capitale à cet égard, mais il fallait aussi que tout se passe à distance : personne ne devait pouvoir témoigner de la pigmentation de Louis. Psychologiquement il devait être dur pour ce dernier d’avoir à nier sa couleur et partant sa mère. Mais si le but n’était pas atteint, il ne pourrait jamais hériter de son père.
Une succession de testaments prouve que Paul Guizot tenait à pourvoir à l’avenir de son fils. En 1758, ses sœurs célibataires, Françoise et Marguerite, sont nommées légataires universelles. Quinze ans plus tard, le codicille d’un testament en faveur de Pierre Dardalhon, architecte nîmois, tient à ce que  » Sieur Dardalhon, sitôt qu’il le pourra, avec sûreté, remette à mon fils naturel Sieur Louis Guizot et viguier de la baronnie de Saint-Geniès, toute mon hérédité en quoi qu’elle consiste et puisse consister. «  À la mort de Dardalhon, en 1780, Jacques Rivière, prêtre à Dions, est nommé l’intermédiaire de confiance. Lorsque Paul Guizot meurt le 4 février 1785, on peut supposer que Louis, directement ou indirectement, reçoit l’héritage qui lui est dû.
Un fonctionnaire de la République
Ce faisant, Louis Guizot semble s’épanouir, assumant des fonctions publiques de plus en plus notoires. Il contribue activement à la rédaction du cahier de doléances de Saint-Geniès qui servit de modèle à ceux de plusieurs villages des environs. La tolérance religieuse y revêt une certaine importance, les catholiques approuvant les attitudes des protestants majoritaires, par exemple dans l’article 16 :  » La liberté de penser étant un droit naturel à l’homme, sa Majesté doit être instamment suppliée d’accorder aux non-catholiques de ses États, en ajoutant à ce qu’Elle a commencé par son Édit du mois de novembre 1787, la liberté de conscience et l’exercice de leur religion, toutes les fois qu’elles n’auront rien de contraire aux principes de la saine morale. «  Dans une région qui avait tant souffert des dragonnades et du fanatisme des troupes de Richelieu, une telle requête n’est nullement négligeable, le plaidoyer en faveur de la tolérance religieuse semblant impliquer un plaidoyer de la tolérance raciale.
Le substantiel cahier de doléances de Saint-Geniès servit de modèle à ceux de plusieurs villages des environs. Tous témoignaient d’une parfaite loyauté au roi ; tous le prient à avoir plus de confiance en le tiers état qui en fait constitue vingt-neuf trentièmes de la nation. Le 8 mars 1789, quelque soixante âmes inscrites sur le registre électoral de Saint-Geniès se réunissent pour décider des quatre délégués à envoyer à Nîmes afin, huit jours plus tard, d’y représenter la commune à l’Assemblée générale des trois ordres. Louis Guizot fut l’un des quatre élus.
Tout était paisible au village jusqu’au 2 août 1789. Une menace bicéphale surgit alors : d’une part une conspiration aristocratique et de l’autre une bande hypothétique de brigands nomades. Nîmes avait pris les armes douze jours auparavant. Saint-Geniès décida de faire de même et mit Louis Guizot, avec le rang de capitaine général, à la tête de deux compagnies de cinquante-six hommes chacune. Ses deux fils, l’un comme capitaine et l’autre comme sergent, étaient placés sous son commandement. Bien que les brigands n’apparussent jamais, la garde nationale retenait ses armes, renforçant de la sorte la confiance accordée aux initiatives locales, dont la création le 13 décembre, sur l’avis de Louis Guizot et du premier consul Louis-Isaac Chambon de Saint-Estève, d’un Conseil permanent. Il avait beau proposer : le pouvoir supérieur disposait.
La baronnie féodale de Saint-Geniès, se voyant refuser le statut de chef-lieu de district, était divisée entre Uzès et Sommières, son pouvoir réduit une fois pour toutes. Le village ne retenait qu’une influence de chef-lieu de canton à côté des villages de La Calmette, Montignargues, Dions, La Rouvière, Sauzet etc., qui restaient sous sa juridiction.
En janvier 1790, sur l’initiative de deux membres représentant Uzès à la Constituante, les gardes nationales de Saint-Geniès et de Ners instituèrent une Fédération de la Gardonnenque, regroupant cinquante communautés et quelque 12 000 hommes, avec un comité directeur dont Louis Guizot fut élu président. Leurs bannières proclamaient :  » S’unir ou mourir «  et  » Vive la nation, le roi et la loi « . Louis Guizot était le premier à s’adresser aux troupes réunies, recommandant l’unité et la loyauté.
Le 7 février 1790, sous la présidence du pasteur Pierre Encontre et de la vice-présidence de Jean Maigron, citoyen catholique, il fut démocratiquement élu premier maire de Saint-Geniès avec 167 voix sur les 176 émises. Le précédent consul, Louis-Isaac Chambon de Saint-Estève, ne reçut que deux voix. Les ambitions de Guizot ne s’arrêtaient pourtant pas là. Le 14 juin, il fut élu membre du Directoire du département du Gard, mais il continuait à s’intéresser vivement aux affaires locales. En 1793, il devint magistrat pour Saint-Geniès.
Sa position fédéraliste, typique du Sud entier, de Bordeaux à Marseille, l’aligna d’office avec les Girondins contre les Montagnards, qui prônaient la centralisation. C’était une position de plus en plus inconfortable à maintenir après la mort du roi en janvier 1793. Au fur et à mesure que le comité de Salut public affermissait son contrôle sur la politique et étendait son influence sur les autorités locales, toute tendance indépendante était étouffée. La pression prit la forme, fin 1793, de deux représentants du gouvernement envoyés de Paris qui forcèrent Saint-Geniès de passer du côté montagnard. Rebaptisé Montesquielle d’après la petite rivière qui le traverse, le village voyait la démission de son prêtre aussi bien que de son pasteur. L’église devint un temple de la Raison.
À cette même époque, il n’est pas du tout impossible que Louis Guizot eut vent des événements à Saint-Domingue : le soulèvement des esclaves en 1791 suivi en août 1793 de la proclamation par le commissaire Sonthonax de leur liberté. Mulâtre plutôt que Noir, Louis Guizot a pu rire jaune devant de telles nouvelles, d’autant plus que le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), lorsque la Convention abolit l’esclavage pour confirmer l’expédient stratégique de Sonthonax, le débat avait lieu sur fond de grande tension entre Girondins et Montagnards.
Du fédéralisme à la guillotine
En janvier 1794, un nouveau représentant du gouvernement, Jean Borie, était déjà arrivé à Saint-Geniès, amenant la Terreur et passant quelques semaines à débusquer les partisans de l’opposition dans le secteur. Une tradition orale voudrait qu’en mars, flairant le danger, Louis Guizot se cachât dans un grenier. Ce qui est certain, c’est qu’on le dénicha, l’arrêta et l’incarcéra à la citadelle de Nîmes. Le 1er juin, il comparut devant le tribunal en compagnie de huit autres administrateurs fédéralistes du département. Le procès dura trois jours. Des amis témoignèrent en sa faveur. Quelque quatre-vingts citoyens de Saint-Geniès se déplacèrent pour y ajouter leur voix, et l’on permit à quelques-uns d’entre eux de parler.
Mais la Terreur battait son plein et était peu amène pour ceux qui avaient joué un rôle important dans les activités fédéralistes. En aucune manière la couleur de la peau de Louis Guizot ne le singularisait devant un tel tribunal : la justice – ou l’injustice – tombait, comme la pluie impartiale, sur les justes et les injustes. Il suffit qu’il eût pris une part importante dans le travail de l’assemblée du Gard et du comité de Salut public fédéraliste. Guizot et sept sur les huit qui l’accompagnaient étaient condamnés à mort, leurs biens confisqués et tout enfant mineur renvoyé à un orphelinat. Le jour même, le 3 juillet 1794, ils étaient menés à la guillotine dressée place de la Révolution à Nîmes, l’actuelle esplanade Charles de Gaulle. Peu de temps avant, son cousin André, père de François, futur ministre sous Louis-Philippe alors âgé de six ans, l’avait précédé sous le couperet. Peu de temps après, le 27 juillet, ce sera le tour de Robespierre de monter à l’échafaud.
Il n’est pas inutile de rappeler que François Guizot et Louis-Philippe étaient tous les deux membres de la Société de morale chrétienne, successeur de la Société des amis des Noirs, et faisaient campagne contre l’esclavage sous sa bannière. Une telle position paraît incompatible avec le conservatisme bourgeois qui caractérisait leur régime. Le ministre aurait-il été conscient de l’existence de son parent au teint noir ? On ne le sait pas.
De même, on ne sait pas ce que serait devenu Louis Guizot s’il avait vécu quelques semaines de plus. Homme remarquable, il possédait des compétences et une détermination exceptionnelles. Sa faute n’était pas sa couleur mais sa foi en la tolérance à une époque d’intolérance extrême, son incapacité à être inconstant alors que la survie exigeait des pirouettes de girouette.
Bien d’autres Girondins partagèrent son sort. Aucun d’entre eux ne partageait sa couleur de peau. Certes, le mulâtre Joseph Bologne, dit le chevalier de Saint-George (1745-1799), vivait chichement vers la fin de sa vie et mourut sur la paille. Ses brillantes qualités d’épéiste et de soldat, de compositeur et de violoniste, de danseur et de dandy, ne l’avaient pas sauvé de la disgrâce. Premier colonel noir à la tête de mille légionnaires noirs et métis, il a néanmoins passé dix-huit mois en prison sous la Terreur, mais il a eu la vie sauve. Les encouragements que Louis Guizot avait donnés aux jeunes de défendre la patrie contre une invasion étrangère en Savoie, avec toutes ses autres qualités, ne comptaient pas devant la Veuve.
On ne saurait parler de racisme tel qu’on le connaît depuis les efforts scientifiques du dix-neuvième siècle. Malgré les prises de bec occasionnelles et l’antipathie sourde de certains membres de sa famille, Louis Guizot put s’élever au-dessus des apparences. Grâce à ses propres talents, à l’appui constant de son père et au manque de préjugé chez son épouse, il sut, de manière remarquable, se réaliser dans sa communauté. Ses attitudes, ses activités et ses réalisations lui font honneur. S’efforçant d’être reconnu pour ce qu’il était et ce qu’il entreprenait, et réussissant à son échelle, il perdit sa vie face à une force qui le dépassait. La République nouveau-née ne tolérait aucune menace contre son unité. Une et indivisible, elle aurait à vivre par la suite le paradoxe d’un colonialisme mené en son nom, d’un sentiment de supériorité fondé sur la couleur de la peau, d’un clivage raciste que Louis Guizot n’a connu que sous une forme relativement bénigne. Ce n’est pas sa pigmentation qui l’a tué mais l’intolérance politique. Celle-ci ne se doublerait d’intolérance raciste systématique que bien après sa mort.

Notes
1. Nous nous appuyons ici sur les travaux de l’historien Camille Hugues. Voir « Deux colons gardois du XVIIIe siècle : Louis et Paul Guizot », Cahiers du Gard rhodanien, 18 (1980), 115-123, et deux textes inédits que je dois à l’amabilité de M. Didier Martin, descendant de la famille Guizot : « Histoire de Saint-Geniès de Malgoirès » et « Les Révolutionnaires de Saint-Geniès de Malgoirès ». Pour sa famille, voir Charles H. Pouthas, Une famille de bourgeoisie française de Louis XIV à Napoléon (Paris, 1934) et Michel Ricard, « Essai généalogique sur la famille Guizot », in Actes du colloque François Guizot (Paris 22-25 octobre 1974) (Paris, 1976).
2. Sur Joseph Bologne, voir Claude Ribbe, Le Chevalier de Saint-George, (Paris, 2004). Sur le paradoxe d’une République qui prône l’égalité et pratique le contraire, voir Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale : essai sur une utopie (Paris, 2003).
Roger Little est professeur émérite de Trinity College Dublin, où il avait occupé la chaire de français la plus ancienne du monde (créée en 1776) de 1979 à 1998. Aujourd’hui, il partage sa vie entre la France et l’Irlande, et dirige chez l’Harmattan la collection  » Autrement Mêmes « , tout en poursuivant ses recherches sur la poésie française moderne et sur la représentation du Noir dans les littératures de langue française.///Article N° : 3898

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Les images de l'article
Esclave portant le bonnet phrygien : "Moi libre aussi", gravure de Louis Darcis, 1792
"Liberté, Egalité, Fraternité." Esquisse de Nicolas-François Gosse, 1849.





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