Une altérité proprement bestiale

Entretien de Boniface Mongo-Mboussa avec Jennifer Yee

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La femme exotique, comme symbole du pays étranger à conquérir ou à assujettir et partenaire sexuelle, est le moyen par lequel le colon approche l’Autre, l’indigène. Mais cet amour est souvent voué à l’échec, un échec qui est peut-être vu comme la métaphore de l’échec de l’assimilation et du projet colonial en général.

Vous êtes une jeune chercheuse qui n’avez pas connu l’époque coloniale. Pourquoi votre intérêt pour la littérature coloniale ?
Je pense qu’il est essentiel d’une manière générale d’étudier l’Histoire, et entre autres l’Histoire littéraire, même si elle ne nous touche pas personnellement. Quant à cette littérature coloniale du dix-neuvième siècle, il me semble qu’il y a une certaine urgence à la relire puisqu’il s’agit d’une période et d’une idéologie relativement proches de nous et dont le souvenir nous perturbe encore. L’Histoire littéraire doit justement refuser le confort paresseux de laisser tomber ces souvenirs dans les oubliettes de l’histoire : il s’agit en quelque sorte d’un « devoir de mémoire ».
Il faut toutefois reconnaître que mon parcours personnel a aussi joué un rôle important. J’ai commencé ma formation en Australie, pays qui se situe de manière assez ambiguë des deux côtés de l’histoire coloniale : en tant que terre colonisée, lieu d’un génocide parmi les plus aboutis du monde ; en tant que pays colonisateur (de la Papouasie-Nouvelle Guinée, par exemple) et aussi en tant que terre d’exil pour des prisonniers politiques et de droit commun. Cela explique en partie pourquoi l’Australie a joué un rôle majeur dans le développement des théories du « post-colonialisme » qui occupent une place assez importante dans les universités anglophones actuellement, comme en témoigne la publication de textes phares tels que The Empire Writes Back, en 1989.
La littérature coloniale a été souvent lue sous le prisme de l’idéologie. Vous proposez de l’étudier sous l’angle de l’intertextualité en dégageant ses rapports avec la « grande littérature », avec le réalisme, le naturalisme.
J’ai essayé effectivement de ne pas simplement rajouter une page à l' »histoire des mentalités », sans pour autant analyser ces romans coloniaux en termes de littérarité pure, ce que la plupart ne méritent pas. Ce qui m’intéressait, au contraire, c’était de dégager autant que possible comment ces textes structurent la relation coloniale en termes de pouvoir, de désir et de répulsion. Les écrivains exotiques et coloniaux avaient au départ pour modèle ce que vous appelez la « grande littérature »; ils commençaient avec l’héritage si riche mais déjà un peu fatigué du réalisme et du naturalisme. J’ai voulu voir à quel point ils avaient réussi à adapter cet héritage pour un sujet nouveau, et à quel point cet héritage a lui-même dicté ce qu’il était possible d’écrire et donc de voir. Car je soutiens que ces romans sont le symptôme de la relation coloniale elle-même, et que les façons d’écrire à la fois reflètent et contribuent à former les manières de penser.
Dans votre essai, vous montrez la place capitale et souvent ambiguë qu’a occupé la femme exotique dans la littérature coloniale et dans la relation coloniale en général. Pourquoi, selon vous, cet aspect de la littérature coloniale a-t-il été longtemps « marginalisé » par les chercheurs?
Dans cette littérature, le personnage de la femme exotique est effectivement vu comme une synecdoque du pays étranger lui-même, terre vierge dans laquelle l’explorateur pénètre, ou terre sous-exploitée, soumise ou souffrante, que le colon doit protéger, discipliner, féconder. Je ne pense pas que cet aspect de la littérature coloniale soit réellement négligé ; déjà, en 1931, l’étude de Pujarniscle tournait autour du personnage de la femme, et plus récemment de nombreuses études abordent aussi certains aspects du personnage féminin. Dans mon cas, bien sûr, l’influence des « Gender Studies » des pays anglophones a également orienté mon approche. Mais il me semble que ce qui a été moins étudié est le rôle de la femme colonisée vis-à-vis de la question fondamentale de la viabilité du système colonial. Ces romanciers écrivent comme si le colonialisme allait durer pour l’avenir prévisible, mais il y en a peu qui conçoivent clairement les options qui se présentent et qui ne sont pas en nombre infini : génocide, apartheid ou métissage généralisé. Et si c’est la dernière option qui l’emporte, la femme « exotique » représente non seulement une « voie d’entrée » par laquelle le colonisateur peut comprendre la culture et parfois la langue du colonisé, mais potentiellement aussi la voie de l’avenir, le terrain pour une colonisation durable ; c’est cette question essentielle mais souvent occultée du métissage que j’ai abordée dans le dernier chapitre de mon livre.
La question des rapports entre la littérature coloniale et la littérature dite post-coloniale est au centre des débats actuellement. Je pense aux travaux de Janoz Riesz, de Mohamadou Kane et de Pierre Halen.
La grande majorité des romans que j’ai étudiés dans Clichés appartient à la littérature « coloniale » proprement dite, et pour eux la présence d’une idéologie coloniale ou simplement conservatrice est trop importante pour que l’on puisse les lire comme des textes subversifs qui préfigureraient en quelque sorte la littérature post-coloniale francophone. Mais il existe toutefois quelques auteurs qui ont eu un projet plus complexe, qui ferait en quelque sorte écho aux écrits de Victor Segalen à la même époque. Il existe également d’autres écrits, souvent datant de la période qui précède l’essor de l’idéologie coloniale sous la Troisième République, dans lesquels on peut voir une relation avec l’Autre qui est plus ambiguë, plus nuancée. Mais je préfère ne pas en parler en trop de détail ici, puisque c’est un sujet sur lequel je travaille actuellement.
Peut-on lire les nombreux échecs des amours exotiques que vous décrivez comme une métaphore de l’échec de la relation coloniale ?
C’est tout à fait ce que j’ai voulu montrer dans mon dernier chapitre sur le métissage. L’incapacité de ces auteurs à imaginer un avenir viable pour leurs personnages est assez frappante, à tel point que l’on se demande pourquoi un tel échec de l’imagination littéraire n’avait pas servi d’avertissement à l’époque. Tant de romans – même ceux qui louent en principe l’impérialisme – concluent sur l’idée que la relation entre colonisateur et colonisé(e) est essentiellement fausse et doit aboutir à l’échec, qu’il faut penser que ce pessimisme relevait de quelque chose de fondamental dans l’imaginaire des Français de l’époque. Il n’est peut-être pas étonnant qu’il y ait eu si peu de colons français à s’installer en permanence dans les colonies et que la France n’ait jamais vraiment trouvé son Kipling.
On réédite ces derniers temps en France la littérature coloniale, les récits de voyages. Il y a aussi une résurgence de la recherche sur cette littérature. Comment interpréter ce phénomène ?
Je crois que nous vivons à une époque où il devient plus facile pour certains pays de faire face à des aspects moins positifs de leur propre histoire. D’où la mode des excuses présentées par des chefs d’État ou par le Pape pour des actes passés. Évidemment, ce mouvement a moins touché les États-Unis, où le Président comme l’homme de la rue ne semblent pas comprendre que leur politique étrangère a pu déplaire à certains pays arabes. Dans d’autres pays, ce mouvement peut expliquer en partie le regain d’intérêt pour la période coloniale. Je ferais néanmoins une distinction entre les études universitaires sur la littérature coloniale et les ré-éditions de cette littérature. En ce qui concerne les premières, elles ont le devoir de ne pas occulter ce qu’il y a de pire dans la littérature du passé, et elles doivent essayer de comprendre comment la fiction, elle aussi, a pu participer à des systèmes de domination. Les ré-éditions, par contre, offrent au public des textes sélectionnés, parmi de très nombreux écrits oubliés de cette époque coloniale, d’après des critères de valeur littéraire ou tout simplement en raison du regard critique qu’ils portent sur le système colonial. Ces textes ré-édités reflètent une société et un système de représentation de l’autre qui ne sont pas complètement disparus, puisqu’ils restent encore présents sous les structures du monde post-colonial. Je vais d’ailleurs bientôt publier une ré-édition de certaines nouvelles de l’écrivain Pierre Mille, célèbre au début du vingtième siècle pour son regard narquois et son manque de respect pour les institutions de la France coloniale. S’il n’était pas vraiment anticolonialiste, je crois que certains de ses écrits dénoncent néanmoins un système hypocrite ou absurde qui n’est pas complètement sans échos de nos jours.
Comment expliquez-vous le fait que cette littérature, qui se voulait « scientifique », ait pu produire tant de clichés sur l’Autre?
Ces romanciers se voulaient très souvent « scientifiques », mais il ne faut pas oublier que parfois les scientifiques pouvaient eux aussi composer leurs œuvres comme des romanciers. Ainsi certaines théories de l’hybridité s’inscrivaient dans une longue tradition littéraire remontant à Aristote. De plus, l’époque qui voit l’essor du naturalisme est aussi celle où se fondent les institutions des nouvelles sciences telles que l’anthropologie physique. Ce qui explique que si les romanciers s’inspiraient peut-être de la vulgarisation scientifique, les anthropologues de cette période avançaient aussi à tâtons pour trouver leur voie. On aurait ainsi tort de croire que les frontières entre la science et les « clichés » de la paralittérature sont toujours nettes. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de science valable ; mais dans le cas qui nous intéresse ici science et littérature sortaient toutes les deux d’un système de valeurs qui avait besoin du cliché pour se perpétuer : le cliché ou le « type » racial était nécessaire au colonialisme.
Le chapitre 3 de votre livre, sur le bestiaire, est très éclairant sur le rapport de la littérature coloniale avec l’Autre.
Il était impossible de ne pas être frappée, en lisant les romans sur lesquels j’ai travaillé, par le grand nombre de comparaisons qui rapprochaient les femmes exotiques des animaux. Je n’ai pas voulu faire un simple catalogue d’horreurs, mais plutôt lire ces clichés de plusieurs manières. Ainsi j’ai pu discerner quelques nuances : la figure de « l’Orientale », presque désincarnée ou abstraite derrière son voile, et sentant la rose, est assez différente des figures de « la Négresse » ou de « la Jaune », qui sont constamment comparées aux animaux et surtout aux singes. Mais plus encore, il faut comprendre que cet aspect animalier des femmes dans le roman colonial n’est pas « simplement » un cliché raciste, c’est un cliché qui cache quelque chose de plus fondamental. En effet, ces personnages féminins relèvent d’une altérité qui est proprement bestiale. Dans un monde fortement marqué par un Darwin revu et corrigé par l’eugénisme, ils font ainsi partie d’une chaîne liant l’homme blanc au singe, et se rapprocher d’eux fait courir le risque d’être soi-même rabaissé au niveau de la bête. Les destins romanesques de ces personnages sont donc déterminés par leur état d’animalité, par ce que j’ai appelé « l’altérité profonde ».

<small »>Jennifer Yee est Docteur en Lettres (Paris VII), actuellement maître de conférences à l’Université de Newcastle upon Tyne (Grande-Bretagne). Elle a publié Clichés de la femme exotique. Un regard sur la littérature coloniale française entre 1871 et 1974 (L’Harmattan, 2001).///Article N° : 53

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