Deux romans déterminants pour la littérature francophone : c’est ainsi que Carl Pierrecq qualifie les oeuvres de l’écrivain sénégalais Khalil Diallo. Il livre à Africultures sa lecture de À l’orée du trépas (2018, L’Harmattan Sénégal) et l’Odyssée des oubliés (2020, L’Harmattan Sénégal et 2021 aux éditions Emmanuelle Collas). Le premier a été finaliste du prix Orange du livre, du prix Ivoire et du prix Ahmadou Kourouma en 2019 et le second, finaliste du Prix Ahmed Baba, du prix Ahmadou Kourouma et du prix Mare Nostrum.
Les deux premiers romans de Khalil Diallo, avec une plume singulière, mettent le lecteur en contact avec des personnages attachants et habités par d’énormes contradictions, ce qui dévoile des facettes de la condition humaine : l’humain n’a jamais été un être cohérent, obéissant à un modèle de comportement. Ils sont pris dans la mécanique de leur propre existence et sont alors des êtres qui aspirent au mouvement, au déplacement, à l’exil (du dedans ou du dehors). Ils sont confrontés à la migration de leur âme, mais ils sont, par contre, d’une puissante intériorité : Ils parviennent souvent à surmonter la pensée de la mort au profit d’une aventure périlleuse. Ils affrontent le malheur dangereusement sinon ils mouraient bêtement, dans l’indignité. Dans la logique romanesque de Khalil Diallo, les personnages sont peuplés d’humanités tout en explorant les bas fonds de l’âme humaine traversée par la souffrance et les élans les plus morbides. Ses deux premiers romans, je le dis sans à-peu-près et sans ambages, annoncent une œuvre romanesque magistrale.
Focus sur À l’orée du trépas
Ce roman est l’histoire d’une vie ballotée, comme le dit Khalil Diallo lui-même, entre l’irréversible mort et la passion illusoire. Cette vie-là est celle d’Ismaïla, un jeune sénégalais d’une trentaine d’années dont l’être aimé va mourir dans un acte terroriste, où l’armée des ténèbres fera exploser l’avion dans laquelle elle se trouvait. Par désir de vengeance, par désespoir, par amour, par volonté de comprendre cette mort au prisme de son enseignement religieux, ce jeune sera « guidé par une orgie de chagrin et une profonde raison de disparaître ». « Il avait choisi un gilet rempli d’un explosif appelé peroxyde d’acétone, complexe, sensible et tellement puissant, baptisé « mère du diable » par les membres des cellules kamikazes qui opéraient dans la région », décrit Khalil.
Dans ce texte qui est avant tout dédié à tous les innocents tombés sous le joug des totalitarismes religieux, culturels, politiques, et à tous ceux qui, sous les balles et les bombes de l’armée des ténèbres, ont perdu des êtres chers, Khalil nous dit, à propos d’Ismaïla, qu’ il était allé au bout du compte à l’encontre de tous les principes qu’il s’était édictés pour devenir tout ce qu’il avait profondément haï pendant de si longues années. C’est un personnage qui pleure au moment de commettre l’acte ultime. « Il ne pleurait pas par lâcheté, tristesse ou culpabilité, car en bon professionnel du douloureux métier de vivre, il avait tellement souffert qu’il ne devait plus rien à l’humanité. Ni remords ni compassion, juste le récit de souvenirs disparates qui s’enchevêtraient dans sa houleuse mémoire. L’histoire de l’aventure ambiguë qui avait fait émerger pendant le bel été ce qu’il y avait de plus sombre en lui.
À l’orée du trépas est un roman sur la condition humaine.
Sur l’amour, le désespoir, sur la violence aussi, car le personnage a connu une violence inouïe de la part de son père, Baye Mor, « ce père toujours distant qui, depuis les premiers instants d’Ismaïla, n’avait jamais su à son égard faire montre d’une quelconque empathie ». C’est un roman qui humanise le plus possible les êtres humains. Qui ouvre une fenêtre par laquelle échapper à toute forme d’obscurantisme religieux et cette fenêtre n’a d’autre nom que l’amour : l’amour de l’humanité. Très souvent, on le comprendra à la lecture du livre, que les gens deviennent mauvais parce qu’ils n’ont plus rien à aimer à la folie. Dans le cas d’Ismaïla, il a perdu sa mère, par la faute du père ; elle qui est morte dans le silence et la tristesse. Et puis, pire encore, il a perdu son bel ange dans un attentat. Désorienté, il se dit que « si le Seigneur avait emporté avec Lui son bel ange aux yeux en amande dans de pareilles circonstances, c’était sans doute pour qu’il se rendît à l’évidence. Qu’il se mît au service de « la noble cause » qu’il fît renaître le Califat, redorât son blason, le rendît célèbre, comme le lui avait enseigné l’émir qui l’avait accueilli et formé dans le camp d’entraînement niché aux portes de la ville de Syrte ».Ce roman est aussi un hommage à Yambo Ouologuem, l’un des maitres de l’intertextualité. Un hommage à multiples auteurs d’horizons divers. Un bel hommage à la littérature ! Un livre, farci d’amour et de cruauté.
«Ismaïla remarqua les étals renversés autour de lui, le sang giclant des entrailles béantes d’un des deux agents des forces de l’ordre qu’il avait visés, à sa gauche, bouche béante, crâne ouvert, viscères en l’air. Se traînait un enfant d’à peine six ans, criant, implorant de l’aide de qui saurait lui en procurer, les yeux tournés vers un dieu qui aujourd’hui n’entendait plus ses prières. Il s’abattit lourdement sur le sol et rendit l’âme dans des atrocités qui dépassaient tout ce que pouvait imaginer et supporter son jeune corps tout frêle. Du souk où s’était fait exploser le kamikaze, il ne restait plus rien. Les étals étaient méconnaissables, la chair humaine et les fruits étaient à présent indissociables dans un pâté rouge baignant dans une mare de sang. Les uns ne bougeaient plus, les autres étaient morts dans une posture digne des plus nobles martyrs. Le souffle de l’explosif était si puissant que rares furent les survivants. »
Focus sur L’odyssée des oubliés
Ils sont plusieurs : Sembouyane et Idy quittent leur pays parce que des milices pillent et massacrent les habitants ; Karim, lui, s’enfuit par honte, car il n’arrive pas à nourrir sa famille ; Alain est un écrivain persécuté ; Ali fuit le chômage ; Maguy tourne dos à la violence des hommes. Ils viennent de différentes contrées, du Sénégal, du Mali, de Tchad, de Burkina-Faso… Ils traverseront le Mali, le Lybie, le Maroc et tant d’autres espaces géographiques, entre faim, soif, peur, espoir et désespoir. Dans ce roman, Khalil nous fait traverser la côte occidentale de l’Afrique jusqu’à la Méditerranée. Les personnages sont tous habités par le rêve d’arriver en France, symbole de leur paradis terrestre. « Là-bas, de l’autre côté du Sahara et de la méditerrané, tout serait simple… » Les personnages décident d’affronter le désert tout en sachant le risque d’y laisser leur peau. Comme si rester dans leur pays était pire que la mort. Un sombre tableau qui nous permet de comprendre mieux la triste réalité des candidats à l’exil.
Khalil Diallo saisit le lecteur dès son entrée dans le livre par une idée pessimiste: « La vie est une plaie. Un exil. L’homme, de la poussière d’étoile égarée ». Il plonge le lecteur dans un monde marqué par le merveilleux avant de le basculer dans une macabre réalité où des hommes souffrent et meurent, non seulement de maladies multiples, mais certains sont tués par d’autres hommes à partir d’une logique implacable dont eux seuls savent démêler la trame. On y voit la décrépitude des lieux, la sécheresse de la terre et celle des cœurs, comme aurait pu dire Jacques Roumain, écrivain haïtien, dans son roman culte, Gouverneurs de la rosée. On y voit le désert du Sahara, sépulture de migrants qui ne survivent pas à la traversée. On y voit des terroristes qui font barrage aux candidats à l’exil, les pillent, les tuent. On y voit des captivités, de la traite des hommes, du sang, de la souffrance, des conflits armés, tant de morts. On y voit aussi des humanités lumineuses. Sami, le passeur, fait partie de celles-là, malgré sa dureté. Maguy, avec son amour et son humour. Rachid, avec ses contradictions. Et tant d’autres.
« Nos espoirs, nos rêves et même notre dignité sont de vieux souvenirs. Attachés, torturés, nous attendons d’être déportés et vendus. Loin de Gorée, nous avons franchi la porte du voyage sans retour »
« Les vieillards édentés sirotent du thé, les jeunes adultes fument le narguilé, les adolescents se disputent une tasse de café. Tous rêvent de Tarifa et de l’Europe, des usines du Nord de la France, des champs gorgés de soleil de l’Espagne, des marchés d’Italie et de tous les endroits où ils pourront monnayer leurs services, faire valoir la force de leurs muscles, leur intelligence et leur savoir-faire en contrepartie de ce qui manque le plus chez eux, le travail »
L’odyssée des oubliés, le roman de Khalil Diallo, est donc ce récit des migrants et ce journal que Sembouyane tenait tout le long de sa traversée. Journal qui serait achevé par Alain, cet écrivain qui laisse son pays parce que ses livres posent problème au pouvoir en place. Comme pour À l’orée du trépas, Khalil Diallo dans L’odyssée fait aussi un hommage à la littérature. « Aussi longue qu’est la nuit, le jour viendra » nous dit Alain et cette phrase peut résumer en bonne et due forme cette histoire. Il s’agit là donc d’un roman d’espérance, qui donne foi en des jours meilleurs.
Khalil Diallo donnent à ses lecteurs d’ici et d’ailleurs l’espérance que la littérature peut quelque chose face à l’inertie du monde. C’est pourquoi chez lui, la chose qui rime mieux avec la littérature est « politique ». L’on ne peut qu’espérer et avoir confiance aux prochains récits de l’écrivain pour raconter la densité du monde, pour mieux comprendre l’Homme et nous changer quelque part. En le lisant, d’ores et déjà, on ne désespère jamais du pouvoir de la littérature.
Carl Pierrecq
Un commentaire
Bravo Carl Henry. Tu as su me convaincre d’aller fouiner dans l’univers de Diallo. J’espère en ressortir comme toi : avec une marmite à faire bouillir d’enthousiasme les lecteurs.