à propos de Oyé Luna !

Entretien de Sylvie Chalaye avec Richard Demarcy

Avignon, juillet 2002
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Depuis ses premières créations en 1972, Richard Demarcy a toujours défendu un théâtre des merveilles qui s’adresse à tous les âges et qui trouve sa substantifique moelle dans des histoires qui ont la magie et l’évidence du conte. On se souvient de L’Etranger dans la maison en 1982 de L’Albatros en 1984 à la Cartoucherie ou de Voyages d’hiver en 1985 au théâtre de l’Athénée ou encore de L’Enfant d’éléphant d’après Rudyard Kipling au théâtre du Rond-Point en 1997. Mais Richard Demarcy ne se contente pas de voyager sur les ailes de l’imaginaire et au début des années 1990, il embarque pour l’Afrique dans une aventure en Centrafrique aux côtés de Vincent Mambachaka qui le conduira dans les méandres de La Saga UBU avec plusieurs créations inspirées de Jarry (Africultures n°20). Et le voilà aujourd’hui voguant vers d’autres aventures avec l’île du Cap Vert…

Oyé Luna ! engage le Naïf Théâtre dans un nouveau projet avec l’Afrique, mais cette fois c’est l’Afrique lusophone ?
La première grande étape africaine a été en effet francophone, avec des pays d’Afrique centrale et la rencontre avec le Sanza Théâtre et Vincent Mambachaka. Notre objectif est bien sûr de créer des spectacles, mais aussi des ensembles artistiques qui durent. La bataille pour le théâtre, c’est dans la durée qu’elle se joue, c’est dans les compagnies et le voyage des oeuvres, qui doivent tourner, venir, revenir, repartir entre l’Europe et l’Afrique pour construire des ponts. C’est indispensable, culturellement d’abord, politiquement ensuite, et c’est une bataille au quotidien pour faire entendre la nécessité de cette circulation artistique. L’aventure première avec l’Afrique francophone allait de soi. Mais moi j’ai toujours eu au coeur l’Afrique lusophone, une histoire qui remonte aux grandes batailles anticolonialistes, après la guerre d’Algérie ; une histoire qui est aussi liée à mon attachement au Portugal, à ma participation à la révolution des oeillets, aux pièces que j’ai écrites sur la révolution portugaise. Je regardais depuis longtemps en direction de l’Afrique lusophone et à un moment est né dans ma tête, à Lisbonne, l’idée de faire le pont entre Afrique lusophone et Afrique francophone. Pour moi le mot de Sony Labou Tansi est clair, nous sommes « citoyens du monde ». Et nous qui pratiquons le théâtre, que nous travaillions à Paris ou à Luanda, nous avons au coeur ce désir d’aller de l’avant. Où qu’on travaille, on sait à un moment qu’il faut sortir, sauter les frontières, faire sauter les frontières, se battre pour que les frontières soient plus ouvertes, non seulement aux oeuvres, mais aussi aux hommes. Il y a un proverbe d’Afrique qui dit justement que ce n’est pas seulement le troupeau qui doit passer, autrement dit la musique, mais aussi le berger. On sait que l’on peut bien faire passer des oeuvres, mais elles repartent aussi vite, comme avec un élastique, comme si on voulait qu’elles retournent en Afrique, y restent et se défassent. C’est ce qui me désole. Je voudrais voir des auteurs pouvoir aligner cinq ou dix oeuvres, c’est là qu’est la richesse, et c’est pareil pour un ensemble artistique. De plus la circulation des oeuvres et de leurs créateurs est essentielle pour les rencontres qu’elle génère et la régénérescence qu’elle assure. Le théâtre est très international, la maladie du théâtre, c’est le national. Une maladie dont on ne s’aperçoit même pas en France où on parle de « scène nationale », de « théâtre national » plus que partout ailleurs. Le cinéma n’a pas besoin de ce mot. Le cinéma est un art de la planète. Le théâtre l’est aussi, mais il y a des résistances internes très grandes. Donc au théâtre la bataille est plus belle puisqu’il faut passer les frontières !
Le spectacle est justement très international.
Le canevas s’appuie d’abord sur un conte portugais : Les deux bossus. C’est un conte très fort avec des mythes et des interdits dont j’avais déjà tiré une nouvelle il y a quelques années. J’ai donc réécris cette histoire en vue du spectacle. Je suis de ce continent l’Europe, mais mon coeur est en lien avec l’Afrique. J’ai donc voulu concevoir un spectacle qui fasse le lien entre ces deux Afriques, lusophone et francophone, le lien avec les expériences et les recherches artistiques d’avant en Afrique centrale, mais aussi avec des expériences nouvelles, des langues nouvelles, des cultures nouvelles : portugaises, angolaises, capverdiennes, créoles… sans pour autant glisser vers un hétéroclite culturel. Nous avions peu de moyens, mais surtout le désir de rassembler des énergies et des cultures différentes sur une île de rencontres justement. C’est pourquoi nous sommes partis répéter là-bas. Au début, il n’y avait pas d’artiste capverdienne dans la distribution. Il y avait seulement des artistes liés à la lusophonie par la langue ; en chemin je me suis toujours dit qu’il manquait un musicien du Cap vert. Et un jour en retournant sur l’île, l’été, tout seul pour écrire, j’ai rencontré Mariana. On avait déjà fait cent représentations, mais j’ai préféré réécrire la pièce pour l’intégrer au spectacle.
On retrouve des éléments d’un langage scénique à la fois très simple et très poétique qui renoue avec L’Etranger dans la maison ou L’Albatros et dont vous vous étiez un peu écarté avec la saga Ubu.
Avec Ubu, il y avait d’abord l’univers de Jarry. Mais avec Oye Luna ! je suis reparti vers une poétique plus personnelle. C’est un bonheur pour moi de réaliser des effets simples et pourtant tellement magiques. J’aime le burlesque et les inventions très liées au corps de l’acteur, comme la sorcière qui fait apparaître un long foulard à la place de la bosse des bossus. Il y a là un grand bonheur optique et le plaisir de l’imaginaire en liberté. Et c’est pour moi l’essence du théâtre. Les spectacles sont vivants et colorés quand ils rencontrent cette simplicité, cette naïveté.
Les années passent, vous allez de créations en créations, mais vous revendiquez toujours l’identité du « Naïf » théâtre.
C’est un concept philosophique important, c’est aussi un concept artistique. Nietzsche disait « la solution est dans la naïveté » et Brecht, curieusement à la fin de sa vie, parlait lui aussi de la naïveté. Il voulait qu’on retrouve un oeil neuf pour regarder le monde, sans idée préconçue, sans conformisme. Il disait que la naïveté est un trait propre aux enfants et aux vieillards et que c’est dans les périodes de décadence des cultures ou de renouveau qu’on retrouve la naïveté. La naïveté est déterminante dans les périodes de bataille pour le renouveau d’une culture, car elle est ce regard de l’enfance qui ne laisse rien passer. Par elle on réapprend le monde en le regardant avec d’autres yeux. Notre société technologique très prétentieuse croit que le regard de l’enfant est anodin… C’était déjà notre identité dans les années 70 et j’y tiens encore !
Mais le propos d’Oyé Luna ! n’est pas si naïf, c’est aussi un spectacle très engagé, contre la déforestation notamment et les déséquilibres écologiques qu’elle engendre.
Le respect des forêts est déterminant pour la vie à venir. On connaît la destruction de l’Amazonie, mais en Afrique centrale comme au Cap Vert, la déforestation a amené la désertification, l’assèchement car il n’y a plus de racines pour remonter l’eau. Le Cap « vert » ne sera bientôt plus qu’un mythe, l’île souffre d’une extrême sécheresse que l’inconséquence des hommes a provoquée.
Ce thème très contemporain n’était pas dans le conte d’origine ?
Ce que je cherche c’est ramener à partir du très ancien, comme ce récit, des thèmes très contemporains. Ce n’est pas seulement un enjeu de théâtralisation ou d’adaptation à réussir qui importe, le grand enjeu c’est apporter par l’écriture du moderne et du contemporain dans le très ancien. C’est le mariage de l’ancien et du nouveau qui importe, d’où le sujet contemporain des dossiers ou de la transformation de soi-même, mais il y a aussi des thèmes plus intemporels comme l’émancipation vis-à-vis du groupe. A la fin, nos deux bossus sont libérés de cette gémellité qui les aliénait. Souvent les gens sont dépendants de la bande, de la famille, mais la force de l’homme est de s’émanciper du groupe, de conquérir sa liberté et d’affirmer son individualité. C’est un thème important de la pièce qui renvoie au parcours initiatique du conte.
On est dans une toute autre forêt que la jungle africaine qui fait rêver les petits enfants.
La forêt c’est la luxuriance, mais au théâtre, la luxuriance, c’est un danger. Ce que l’on cherche en tant qu’artiste c’est l’essence, l’épure. Sur le plateau la forêt est là par épure. Si on fait le tour rapidement on s’aperçoit qu’il y a beaucoup d’objets en bois : les masques, qui se dressent sur des perches, il y a quelques feuilles au sol pour évoquer le sous-bois et le tapis de feuilles. Comme dit la comptine : Qu’est-ce qui est mort et qui danse encore ? « La feuille de l’arbre » répond la petite comptine populaire. Dans la feuille de l’arbre morte au sol, il y a toute la forêt qui est toujours présente. Mais la forêt c’est aussi la verticalité, la puissance vers le haut. Les arbres sont les racines du ciel et font le lien avec la terre. Les masques sur perches ont été les idées premières. D’autres éléments portés qui donnent l’idée de la verticalité sont venus après. Mais si on prend l’autre versant des choses, la forêt c’est bien sûr l’inconscient, les deux bureaucrates se battent avec des forces qui sont autour d’eux comme dans la forêt quand on est perdu. Et les psychanalystes ont bien raison de dire que la forêt dans tous les contes, c’est l’inconscient, le ça, la bataille pour sortir d’une situation et trouver une solution. C’est cette forêt-labyrinthe que je voulais.

///Article N° : 2388

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