À Tunis, les bédéastes planchent sur l’avenir.

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La bande dessinée tunisienne foisonne  depuis la révolution de 2011, qui fête son dixième anniversaire en ce mois de janvier. Tour d’horizon des actualités, dans un domaine de moins en moins confidentiel. [Lire “Histoire de la bande dessinée en Tunisie”] 

Dans un pays où la bande dessinée fut longtemps largement considérée comme un médium pour enfants ou même comme un outil de communication pour le régime en place, de nombreux auteurs s’activent pour redorer les lettres du 9e art et cherchent aujourd’hui à créer un écosystème domestique et régional à la hauteur des talents qui se sont révélés. Les initiatives se multiplient pour professionnaliser la pratique et offrir des débouchés aux nouveaux auteurs, et les plus jeunes, nourris des inspirations et luttes de leurs aînés, tentent de faire ressurgir les histoires et mythes de leur pays.

Le Lab619, une histoire tunisienne 

Janvier 2011, la révolution tunisienne met fin au régime dictatorial du président Zine el-Abidine Ben Ali, et signe l’avènement d’une liberté d’expression nouvelle. Sort alors de l’ombre une poignée de dessinateurs de presse, qui se mettent à partager leurs productions sur les réseaux. Les Tunisiens font la connaissance de nombreux personnages qui commentent avec acidité et humour les déboires des différents gouvernements de transition, les fantômes de l’ancien régime, mais aussi les petits tracas quotidiens à l’instar de Willis From Tunis, le chat piquant et farceur de la caricaturiste Nadia Khiari. Aujourd’hui, le chat emblématique et la révolution tunisienne fêtent leurs dix ans, avec l’ouvrage Willis From Tunis – 10 ans et toujours vivant, paru en décembre 2020 aux éditions Elyzad.  

Ancrées dans les mouvements de la société, les bulles et cases se révèlent un médium parfait pour libérer la parole face aux préjugés, narrer l’intime ou encore explorer des sujets de société. En 2011, c’est avec la volonté d’unir les plumes des plus motivés et de mutualiser les efforts que se crée le collectif de BD expérimentale Lab619. Une joyeuse bande qui a depuis édité dix numéros de leur magazine collaboratif, s’emparant de sujets tels que la migration, l’identité ou le futur. Lab, pour laboratoire où tout est à inventer et 619 pour les trois premiers chiffres du code barre tunisien, le collectif mise sur une BD qui parlera surtout aux Tunisiens : utilisation du dialecte, explorations de la culture, et histoires basées sur le quotidien. Pour Abir Gasmi, coordinatrice actuelle du collectif, c’était une évidence : « On a un patrimoine exceptionnel à exploiter. C’est une culture très orale, très riche, qu’on doit essayer de conserver.”  

Pour mettre en avant les talents et rester indépendant, l’équipe du Lab619 a choisi l’aventure de l’auto-édition : publier sans demander l’autorisation à quiconque. La motivation des auteurs et des proches du collectif est mobilisée pour enrichir les contenus et la débrouille est souvent de mise pour boucler les numéros. Petit à petit, le Lab619 devient une référence à l’échelle du monde arabe, par sa capacité à mettre en avant le travail de jeunes auteurs et sa liberté de ton, récompensé par le Comics Guardian Award du Mahmoud Kahil Award en 2019, principal prix dans le monde arabe. Dans une volonté de s’ouvrir aux autres pays régionaux, des collaborations avec des auteurs algériens, libanais ou marocains ont vu le jour. Parfois, des collaborations avec des ONG permettent de mettre un peu de beurre dans les épinards. Pour autant, le choix entre précarité et prestation d’illustrations ne satisfait pas l’auteur Seif Eddine Nechi, un ancien de l’équipe, qui juge cette dernière contre-productive : « Certes, ça permet de vivre. Mais ça nous impose des thématiques. Et si on m’impose quelque chose pour survivre, je vais simplement me contenter de répondre positivement, pour avoir plus d’oseille par la suite. »

S’émanciper au milieu d’un “no man’s land”

Pour Seif Eddine, la prestation est cependant la voie quasi-incontournable aujourd’hui. « Il n’y a ni infrastructure, ni éditeur ou de marché réel de la bande dessinée. On a hérité de ce « no man’s land » et c’est un peu comme si nous étions en train de recréer la roue. » L’auteur a aujourd’hui pour ambition de lancer Soubia, une maison d’édition nouvelle génération, mêlant plateforme virtuelle de BD et incubateur d’auteurs où les jeunes pourront partager leurs idées et leurs créations. Il espère fédérer autour de cette initiative de futurs bédéastes et leur permettre de développer leur art de manière professionnelle. S’il mesure l’étendue du chantier, il l’estime primordial pour créer un “secteur” indépendant et reconnu : « On est plus efficace dans le partage de la culture si le besoin de s’exprimer vient de nous, sur des sujets sur lesquels quelqu’un d’un autre pays n’aurait pas l’idée d’écrire. Un étranger sera ravi de découvrir une nouvelle problématique ou une nouvelle « way of life » qu’il ne connaissait pas. »

Développer les talents et faire connaître la bande dessinée, notamment aux adultes, c’est aussi le souhait d’Aroussi Tabbena, auteur et cofondateur du collectif artistique et de la start-up Jinn, un studio de bande dessinée et dérivés. Le projet a pour vocation de s’épanouir dans sa dimension digitale : « Les gens n’ont pas le temps de lire des BDs papier, ils veulent voir quelque chose d’animé, qui interagit avec eux. On expérimente plein de supports, audiovisuels évidemment avec notamment des courts-métrages, mais aussi en imprimant sur du textile par exemple. Et on s’arrête pas là, on est en train de créer une bande dessinée interactive sur notre site ! »

Réinventer le support et attirer de nouveaux lecteurs, un souhait qui fait l’unanimité chez les différents acteurs du domaine. A l’image du Salon international de la bande dessinée de Tazarka (SIBDT), qui, tous les étés depuis 25 ans, rassemble auteurs, penseurs et futurs dessinateurs. Un festival de plus en plus attendu, et notamment par le jeune public. “On sent un engouement. Avant, c’était des enfants qui traînaient sur la plage qui venaient, un peu par hasard, pour s’occuper. Maintenant, on reçoit des inscriptions à l’avance pour des ateliers photo, dessin en deux dimensions, et pour les concours ”, s’exclame Wissem Mzoughi, l’un des organisateurs du festival. Dans une optique de rafraîchir l’image de l’événement et de souffler un vent nouveau, il a souhaité ouvrir le comité d’organisation du festival 2021 à une nouvelle génération d’auteurs, dont Aroussi Tabbena. Si l’ambition pour l’année à venir est de taille, c’est aussi parce que l’année 2020 avait amorcé un tournant, avec une digitalisation complète du festival en ligne. 

Un confinement comme incubateur d’idées

En août 2020, le festival de Tazarka a en effet dû créer de toute pièce un événement virtuel, sur leur site, Facebook et Instagram. “On a touché plus de 75 000 personnes ! Et un public beaucoup plus large que ce que le festival attire d’habitude”. De cette expérience, Wissem veut tirer des leçons pour le futur. D’abord, voir la technologie comme une alliée, mais aussi et surtout proposer du contenu et des formations tout au long de l’année aux citoyens, pour faire grandir ce rendez-vous historique. 

Car l’année des bédéastes tunisiens a, comme partout ailleurs, été transformée par le confinement soudain de mars. Si pour certains, comme le Lab619, le confinement fût synonyme de retard dans les diffusions de numéros, d’autres ont pu consacrer plus de temps à cette activité qui passe habituellement après le boulot – il faut bien manger. Pour Seif Eddine Nechi, le confinement était l’occasion de se plonger comme jamais dans la réalisation de sa bande dessinée long format. Les artistes Chakib Daoud, Mourad Ben Cheikh Amed et Hamza Bouallegue, inspirés par la pandémie, ont quant à eux proposé en ligne plusieurs chapitres d’une BD exclusive Covid + Smid + Robots, une aventure futuriste mêlant pandémie, androïdes et Smid – la farine qui s’est vue arrachée par les citoyens paniqués en début de confinement. Des planches relayées par les réseaux du Lab619, qui ont diffusé en ligne de nombreuses créations en accès libre.

De son côté, depuis septembre, Aroussi Tabbena propose une émission appelée “Bien serré” un clin d’œil au café souvent très court des tunisiens. Des capsules vidéos autour d’un café, dans lesquelles un invité présente sa vision de la bande dessinée en Tunisie. Seif Eddine Nechi, Abir Gasmi, ou encore Chedly Belkhamsa, l’un des organisateurs du festival de Tazarka, se sont par exemple prêtés au jeu de l’interview. 

Finalement, la crise sanitaire de 2020 a peut-être offert une respiration, un temps suspendu de création, pour permettre à la bande dessinée tunisienne de rassembler ses forces, de comprendre ses atouts et ses faiblesses, et la mettre sur une parfaite rampe de lancement pour s’imposer localement et à l’international dans la prochaine décennie. 

 

Timothée Vinchon et Sophie Bourlet

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