» On ne devrait jamais enseigner l’histoire à ceux qui sont résolument tournés vers l’avenir : les enfants et les gens qui souffrent. » La boutade est de Feraoun, à la page 145 de son Journal. Boutade disons-nous, et comme telle la phrase demande à être relue à l’endroit, seul lieu où son sens éclate à la compréhension. A lire le Journal, en effet, ce qu’on découvre est tout autre, un chroniqueur pas du tout cynique mais circonspect, un écrivain lucide et méfiant vis-à-vis des acteurs de cette curée sanglante et passionnée que fut la guerre d’Algérie, et l’on vient à comprendre pourquoi aux éditions du Seuil on a longtemps hésité à publier ce témoignage capital d’un homme seul au milieu des tumultes de son temps : les représailles pouvaient venir de tous les côtés !
Feraoun ne ménage personne. Celui en qui l’on stipendie l’assimilationiste n’est pas toujours tendre à l’égard de cette France dont il a tant célébré les Lumières et rejeté les propositions les plus alléchantes, notamment celle de finir fonctionnaire au quai d’Orsay. Et le fait qu’il ait été assassiné par l’O.A.S. montre, a contrario, que le F.L.N. qui allait récupérer sa mort n’avait rien compris à cet écrivain secret qui a toujours su raison et distance garder dans ses jugements. S’il donnait l’impression de connaître les deux camps, leur accordant presque le bénéfice du doute, Feraoun ne pouvait néanmoins s’empêcher de » demeurer circonspect, (lui) qui
connaî(t) un peu l’Histoire. » (74)
La réflexion qui suit n’a pas réellement pour ambition de montrer ce qu’on aurait tort de nommer les idées politiques de Mouloud Feraoun, elle s’attachera à montrer plutôt, comment à travers la chronique feraounienne on suit pas à pas la construction de l’identité politique algérienne, identité n grande partie façonnée sur de vieux malentendus. Toutes proportions gardées – ne substituons pas systématiquement à la recherche des raisons du drame actuel les schémas du passé -, le malheur algérien a ses racines dans l’histoire du F.L.N., inséparable de celle de la guerre dont Feraoun a voulu laisser sa relation critique des faits. Relire cette chronique aujourd’hui, c’est tenter de comprendre le drame algérien et l’échec de la révolution.
9 mars 1956, la violence de la guerre devient aveugle. Près de Palestro, les rebelles mitraillent de modestes fermiers. Feraoun s’étonne de cette brutalité sanguinaire : » Pour le moment, ils sont en train de supprimer les habitants. Peut-être estiment-ils que toute cette génération de lâches qui pullulent en Algérie doit d’abord disparaître et qu’une Algérie vraiment libre doit se repeupler d’hommes neufs. « (91) En l’espace d’une année de guerre, l’enthousiasme des premiers jours a disparu, le chroniqueur s’abandonne à la stupeur et, à la limite, vient à oublier qu’une guerre, fut-elle de libération, est de nature impitoyable. Le véritable art de la guerre n’a jamais été de défaire l’adversaire sans trop de sang verser. Le croire serait céder à l’angélisme de la » guerre chirurgicale » et oublier la leçon des stratèges : » Dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les pires erreurs sont précisément celles causées par la bonté « , enseignait Clausewitz. Feraoun condamne la violence des maquisards qu’il trouve injuste, indiscriminée. Nous ne nous attarderons pas sur cette réaction désespérée, signe de la perplexité d’un homme devant une guerre dont, en 1956, personne n’entrevoyait la fin. Par-delà la condamnation naît déjà chez Feraoun la méfiance à l’égard des maquisards, alors qu’une année plus tôt il pouvait noter dans son Journal : » Nous voyons s’achever l’année 1955 avec la certitude que l’année 1956 sera celle des grands bouleversements. Le maquis semble solidement organisé au point qu’il a gagné la confiance et l’estime des populations kabyles. « (52)
La fracture naît à partir du moment où Feraoun se préoccupe de cerner le projet idéologique du F.L.N. Tout part d’une interview accordée au journal L’Observateur par les chefs du maquis. Rapportant les réactions des lecteurs, Feraoun fait observer qu’il y a plus de passion que de réflexion dans cette confiance accordée aux » libérateurs « . Tout semble se passer comme si, justement, le maquis conquérait les curs parce qu’il ne s’embarrasse ni de concept politique ni de conduite philosophique. Rien de cela n’importe, l’essentiel étant de bouter la France hors d’Algérie. Lutter contre une oppression séculaire n’est pas condamnable en soi, mais que la lutte sacrifie ses bases idéologiques ? ? ? ? à l’immédiate efficacité, qu’elle évolue dans une totale vacuité, c’est plus cela que Feraoun semble redouter. Plus de trente ans après l’indépendance de l’Algérie, analysant à son tour l’échec du F.L.N. au regard de l’actualité politique, Mohammed Harbi fera remarquer que » le populisme hégémonique au sein du F.L.N., lorsque celui-ci accéda au pouvoir en 1962, fut marqué d’une faiblesse congénitale résultant de la combinaison, en son sein, d’un projet volontariste d’administration autoritaire du pays, et sous le mythe d’une authenticité à retrouver, d’un projet de restauration culturelle. «
À propos de cette fameuse restauration culturelle, il y aurait tant à dire. Ne serait-ce que pour prendre un exemple, la gestion du problème du statut des Kabyles. Les notes de Feraoun montrent que la Kabylie a été un enjeu privilégié pour les combattants de tous bords, la région dut payer un tribut lourd et les Kabyles se sont toujours trouvés dans une situation ambiguë entre la rébellion et l’armée française. Feraoun rapporte une anecdote particulièrement éclairante du statut marginal des Kabyles, à propos des populations de Tizi-Hibel, » les plus mécréants de la terre » avant la guerre, qui se convertissent du jour au lendemain à l’islam juste pour éviter le courroux des maquisards. Le problème kabyle (berbère) est demeuré entier jusqu’à ce jour, car le F.L.N. n’a jamais voulu admettre que les Kabyles se définissent non-arabes et non-musulmans, ce qui explique la poussée culturaliste berbère dans les années 80. L’opposition arabe-kabyle mal gérée fut l’un des plus grands échecs du F.L.N.
Feraoun donc doutait du F.L.N., de ses leaders » tous plus ou moins critiquables et critiqués. De sorte qu’on se demande qui, éventuellement, serait de taille à mener, à donner des directives, un sens au mouvement national. » (26) Lorsqu’il en parle autour de lui, on lui fait remarquer que de telles questions qui seraient angoissantes le moment venu ne doivent pas se poser au moment où tous les efforts doivent être des efforts de libération. (27) » L’action directe « , prônaient les tracts du F.L.N. – Feraoun en reproduit un exemplaire aux pages 50-51 -, action directe dont l’efficacité fit longtemps oublier toute interrogation sérieuse du projet de société du F.L.N. À la fin de l’année 1955, si le maquis semble solidement organisé, on ne peut en dire autant de l’idéologie politique qui le sous-tend
Fait notoire également, la collusion avec l’islam, ou plutôt l’islamisme en tant qu’instrument de lutte au service de la stratégie de la terreur. Cela se traduit dès 1956 par une série d’interdits placardés dans les cafés maures, contre les dominos, les cartes, le loto, l’alcool, le tabac
Plusieurs personnes seront fusillées pour avoir enfreint ces interdits. On juge ces pratiques contraires à l’islam, ce qui fait sourire Feraoun. Cette utilisation à des fins de terreur psychologique de simples préceptes de bonne vie puisés du Coran se retournera contre le F.L.N. à la fin de la guerre.
Mohammed Harbi explique, dans un article du Monde Diplomatique, comment le F.L.N. a d’abord tenté de se débarrasser des islamistes une fois la guerre à la libération, mais fut contraint de se retourner vers l’islam comme nouveau credo. » Il le fait après avoir tenté de réprimer entre 1980 et 1982, un mouvement islamiste devenu important et après s’être heurté à la naissance de noyaux armés et surtout au poids de l’islamisme dans l’Université. Dès lors, on essaiera d’instrumentaliser l’islam et de l’opposer aux culturalistes berbères et groupes laïcs exclus du pouvoir. « En somme, les liens des islamistes avec le pouvoir sont encore plus étroits qu’on ne l’imagine, ce que confirme une lecture attentive du Journal ou de FIS de la haine, le pamphlet du romancier algérien Rachid Boudjedra.
En extrapolant légèrement, on pourrait trouver des ressemblances entre les rebelles d’hier et ceux d’aujourd’hui, du moins dans les méthodes. Relisant ces notes de Feraoun, on croit assister à la répétition de l’histoire : » Les prétentions des rebelles sont exorbitantes, décevantes. Elles comportent des interdits de toutes sortes, uniquement des interdits, dictés par le fanatisme le plus obtus, le racisme le plus intransigeant, la poigne la plus autoritaire. En somme, le vrai terrorisme. Il ne reste aux femmes qu’à youyouter avec entrain en l’honneur de la nouvelle ère qui semble pointer pour elles à l’horizon brumeux
« (58)
Autant Feraoun comprenait la lutte de libération, autant il détestait cette arrogance du F.L.N., laquelle frisait carrément le ridicule, dans cette précipitation à remplacer l’Autre, à le dépasser dans l’arbitraire. Le 9 mars 1956, il écrivait ces phrases terribles pour la rébellion : »
les nouvelles qui me parviennent
des rebelles ne sont pas rassurantes. Leur prestige est en train de s’effriter, précisément parce qu’ils veulent en avoir trop. Ne m’a-t-on pas dit que chez nous, ils se conduisent maintenant en maîtres ? En maîtres dont l’arrogance n’a jamais été égalée par celles des caïds de pénible mémoire ni des administrateurs jeunets et impulsifs. « (91) Tout fonctionne comme dans un processus d’identification par excès à l’Autre par simple fait d’approcher la réalité du pouvoir. D’où le cri, presque pathétique du chroniqueur : »
messieurs, pourquoi vous battez-vous ? Si rien ne doit changer, épargnez les vies tout au moins et laissez-nous tranquilles
Vous n’êtes pas des soldats français ou des gendarmes, vous
Vous n’avez pas le droit. « (93)
Le point de vue de Feraoun sur le F.L.N. était à l’époque partagé par Camus, lequel voyait dans ces débordements la preuve de l’existence à l’intérieur du Front d’une tendance fasciste (Feraoun, 204) qui pourrait l’emporter sur la tendance modérée. Encore Camus voyait des modérés au F.L.N ! Feraoun est carrément pessimiste, comme l’atteste la note datée du 12 janvier 1957, écrite après lecture d’un numéro spécial du journal Moudjahid : »
trente pages … de démagogie, de prétention … Si c’est là la crème du F.L.N., je ne me fais pas d’illusions, ils tireront les marrons du feu pour quelques gros bourgeois, quelques gros politiciens tapis mystérieusement dans leurs courageux mutisme et qui attendent l’heure de la curée. Pauvres montagnards, … pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier. « (187)
Mouloud Feraoun aura donc vu juste. Le F.L.N. a plongé l’Algérie dans la violence qu’elle connaît aujourd’hui. La fameuse restauration que promettait le parti ne fut qu’une succession de décisions erronées : code de la nationalité qui distingue les nationaux d’origine par leur appartenance à la religion musulmane des nationaux par acquisition, délaïcisation de l’école – extrême humiliation que n’aura pas connue l’instituteur Feraoun, ardent défenseur de la laïcité ! – par introduction de l’enseignement religieux et par la volonté de faire de l’arabisation l’instrument démagogique par excellence du contrôle de la société algérienne, consécration de l’exclusion des femmes – dont Feraoun rappelle la douloureuse contribution à la lutte aux pages 269-270 -, extension du réseau des mosquées ; répression des organisations à vocation démocratique
, toutes mesures qui sont le prix de l’étatisation de la religion, en même temps que d’une vision de l’histoire algérienne qui essaie de faire table rase de son passé berbère et colonial. Toutes ces erreurs seront lourdes de conséquences. » Un jour ça ira mal pour les indépendants « , prévenait Feraoun (209). On ne peut dire qu’il se soit tellement trompé. Et ces notes datées du 25 décembre 1957 paraissent écrites comme la conclusion au drame algérien actuel, drame de l’illusion et des erreurs accumulées : » Les vrais responsables, c’est connu, sont prudemment à l’écart. Eux ont commis l’erreur monstrueuse et des milliers d’innocents paient cette erreur. Des calculateurs subtils ont cru qu’il suffisait de lever le petit doigt pour démolir l’ordre établi, déboulonner les trônes infâmes et les remplacer par les leurs
Le malheur est que ceux qui sont à l’abri, tenant fermement les commandes, n’ont pas encore changé d’avis. « (257)
Dans le journal Le Monde en date du 22 juillet 1988 (p. 15), Tahar Ben Jelloun postulait que seule la littérature peut nous aider à comprendre le monde arabe. On pourrait lui donner raison rien qu’à la lecture du Journal de Mouloud Feraoun qui fonctionne particulièrement bien comme projection vers le futur de l’image de la société algérienne. Même en tant que chronique, l’uvre de Feraoun a beaucoup de mérite, son auteur aussi qui a su lire, dans le fatras des drames quotidiens d’une Algérie en guerre, l’échec programmé des » libérateurs de la Patrie. «
Bibliographie
Mouloud Feraoun. Journal. 1955 – 1962, Paris, Seuil, 1962. Préface d’Emmanuel Roblès.
Mohammed Harbi. » L’Algérie prise au piège de son histoire « , Le Monde Diplomatique, Paris, n° 482, mai 1994.
Clausewitz. De la guerre, cité par Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie, Paris, Laffont, 1990, p. 817.
Rachid Boudjedra. FIS de la haine, Paris, Denoël, 1992. Rééd. Folio 1994.///Article N° : 4395