[IntranQu’îllités] Adresse à la nouvelle génération

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Partenaire du quatrième numéro de la Revue IntranQu’îllités, coordonnée par le poète James Noël, Africultures vous propose de découvrir un extrait du texte de l’artiste René Depestre, extrait d’une conversation avec James Noël,.
La Revue IntranQu’îllités réuni des romanciers, des poètes, des peintres, des photographes dans l’union libre des genres et de tous horizons (34 pays) pour créer « un manifeste pour un nouveau monde ». Une « boîte noire des imaginaires » éditée par Passagers des vents et diffusée par les Editions Zulma.

En 2004, j’ai fait un séjour en Haïti. Pour moi, c’était un événement considérable de pouvoir y retourner l’année du bicentenaire. J’ai pris la parole à l’Institut français devant un auditoire constitué de jeunes (à part quelques grands intellectuels comme Laënnec Hurbon, Claude Moïse, Michel Hector, Leslie Manigat). Je me suis adressé à la nouvelle génération, mais je ne sais pas ce qui est resté de ma parole de nuit… ce jour-là.

Haïti n’a pas besoin seulement d’être reconstruite, mais aussi d’être refondée. Il y a une nécessité de reprendre la problématique haïtienne depuis l’indépendance jusqu’à nos jours. Faire ce que nos ancêtres n’ont pas pu faire au XIXe siècle.
C’était une chance exceptionnelle d’amorcer notre mouvement national à un moment où la France elle-même était en pleine révolution ; une chance pour un si petit pays d’être contemporain de Robespierre, de Marat, de Saint-Just, de l’Abbé Grégoire. Nous aurions dû prendre à la France ce qui convenait à notre processus d’indépendance nationale. On ne l’a pas fait.

On s’est barricadé derrière des préoccupations uniquement raciales. C’est compréhensible par ce que l’idéologie à l’origine de la révolution haïtienne – outre le vaudou qui était une idéologie religieuse de base – s’incarnait dans le mouvement de l’Indépendance d’Haïti, mouvement militaro-religieux depuis le fameux serment de Bois-Caïman.
Mais d’un autre côté, les idées de la Révolution française avaient pénétré à travers des commissaires comme Sonthonax, des commissaires français qui étaient des jacobins ont passé des idées à Toussaint, à Dessalines, à Christophe et aux autres généraux de la Révolution haïtienne. Il fallait construire une société nationale comme on le faisait en France mutatis mutandis, avec nos données propres. On ne l’a pas fait.

On est partis sur une affaire de réhabilitation de la race noire, ce qui a hanté le personnel haïtien pendant tout le XIXe siècle. On peut le voir chez Louis Joseph Janvier, Antênor Firmin, Edmond Paul. Et les grands romanciers qui réfléchissaient tous en terme de race. C’était compréhensible parce qu’en France même, il y avait tout un mouvement autour de Gobineau et des autres racistes, des géographes particulièrement, les fameux géographes français du XIXe siècle français, qui discréditaient littéralement Haïti, au nom de la pureté de la race blanche. Malheureusement, les Haïtiens ont constitué exactement l’inverse en réhabilitant la race noire. Nous avons été pris dans cet engrenage racial à partir d’un mythe (la race étant un mythe de la colonisation). Nous sommes partis de là, et ça nous a freinés, ça nous a fait faire une sorte de surplace, ce que j’appelle un surplace existentiel. Nous avons fait du surplace pendant deux siècles, on en est encore dans un surplace aggravé, par le dernier séisme. On n’avance pas.
On n’a pas profité, par exemple, de toutes ces ONG qui sont arrivées en Haïti. On a parlé de mille et même plus de deux mille qui ont voulu, après le séisme, prendre en main le sort des Haïtiens. En soi, ça pouvait être un bien, quoi qu’on puisse en dire, ces ONG apportaient quand même un savoir-faire et des expériences. Si elles avaient été canalisées, s’il y avait eu un pouvoir démocratique, un État de droit en Haïti ! On aurait pu les organiser pour combler le vide de la société civile, effondrée avec les gravats du séisme. On aurait pu rassembler, conseiller les ONG pour constituer une force de création, pour refonder Haïti. Ça n’a pas été fait.

On a mis au pouvoir quelqu’un qui vient du carnaval, c’est très grave. J’ai réfléchi là-dessus : finalement il y a eu en Haïti un processus de carnavalisation de l’Histoire. Outre le vaudou, il y a eu en Haïti une autre idéologie très importante, pas seulement en Haïti mais à l’échelle mondiale au XIXe siècle, et d’ailleurs depuis le Moyen-âge – qu’il faut nommer : le CARNAVAL. Le carnaval a eu une présence importante sur la scène culturelle des pays d’Europe, chez Rabelais, par exemple, chez qui se trouve une forme de carnavalisation de la culture, de l’écriture. C’est extraordinaire ! ça a servi jusqu’aux Lumières, Voltaire, Diderot, même Victor Hugo ou Flaubert, etc.

Le carnaval est resté en Haïti. Il n’y a rien de plus carnavalesque qu’un Soulouque. C’est un carnaval meurtrier, malheureusement. La satrapie haïtienne est une satrapie carnavalesque. Après Soulouque, les satrapies se sont succédées jusqu’à François Duvalier, le plus connu de tous. On avait des gens qui avaient des atomes crochus avec le carnaval historique. On n’avait jamais eu un vrai phénomène de carnaval, quelqu’un qui venait directement du carnaval, qui avait dansé, avec talent d’ailleurs, dans les carnavals haïtiens pour montrer son derrière au public…

Et on l’a eu.

Michel Martelly, qui ne le cache pas, est un homme de carnaval. Il conçoit l’État comme un carnaval. Évidemment, ça ne débouche sur rien.

C’est à cela que nous devons tourner le dos énergiquement, héroïquement, disons comme nos ancêtres, pour sortir de ce processus meurtrier du « carnavalesque ». Si je devais laisser un testament pour cette génération d’Haïti, ce serait ça :

Sortons ensemble du vieux carnaval qui n’a causé que des malheurs au peuple haïtien.

<small »>Vendredi 16 novembre, soirée consacrée à la revue IntranQu’îllités à la Maison de la poésie de Paris (Passage Moliėre
157, rue Saint-Martin – 75003 Paris) avec James Noël, Nancy Huston, Babx, Arthur H, Marc Alexandre Oho Bambe, Néhémy Pierre-Dahomey, Carole Zalberg, Nemo Perier Stefanovitch, Julien Delmaire, les Femen…
http://www.maisondelapoesieparis.com/events/carnet-sauvage-intranquillites-4////Article N° : 13891


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