Afroargentins rayés de l’histoire

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Longtemps obsédée par le  » mythe de l’Argentine blanche et européenne « , l’Argentine a longtemps stigmatisé  » ses noirs  » descendants des nombreux esclaves débarqués sur son sol. Si leur intégration s’est parfois faite dans la douleur et non sans certains renoncements, les jeunes générations revendiquent tout autant leur identité argentine que l’héritage de leurs ancêtres.

Buenos Aires fut l’une des principales portes d’entrée par laquelle accostèrent les bateaux négriers qui avaient enlevé mes ancêtres et les vôtres de notre Mère Patrie, l’Afrique.
 Il n’y avait pas de plantations ou des mines impliquant la présence d’un grand nombre d’esclaves noirs sur le territoire représentant aujourd’hui la République d’Argentine. Cependant, notre pays a servi de passage pour que nos ancêtres soient emmenés vers Potosí, pour la sinistre exploitation minière ou pour travailler à la Casa de la Moneda,  où on peut encore voir aujourd’hui les habitations inhumaines qu’ils occupaient dans la partie supérieure de l’édifice, connus sous le nom de « duenderas ». Beaucoup d’entre eux sont restés sur cette route en tant que servants ou pour réaliser des travaux artisanaux dans les villes fondées par les Espagnols, parmi elles, Santa Fe de la Vera Cruz, qui est l’une de plus vieilles du pays.
Les chiffres donnés par les recensements coloniaux témoignent d’une présence importante d’africains en Argentine. Selon le rapport de 1778, sur un total de  210.000 habitants, au moins 80.000 étaient noirs, mulâtres et « sambos » (mélange noirs et métisses). Dans certaines villes, nous représentions 60% de la population, dans d’autres 45% ou 30% comme à  Buenos Aires selon le recensement de 1810.
Les noirs sont déjà présents à Santa Fe lorsque la ville est établie pour la première fois (Santa Fe la Vieja, 1573. En témoignent les fouilles archéologiques réalisées dans des ruines découvertes par Don Agustín Zapata Gollán qui ont permis d’exhumer des pièces de céramiques extraordinaires (têtes, pipes, etc.) d’origine africaine. Dans son testament,  Doña Jerónima de Contreras, fille légitime du fondateur de Santa Fe, Don Juan de Garay, et épouse du gouverneur Hernandarias de Saavedra, déclare qu’elle possède soixante et quatre pièces de grands esclaves d’Angola, sans compter ceux qu’elle a offert au Couvent Franciscain  de Santa Fe, à Fray Juan de Buenaventura, franciscain qui l’a soutenu elle, ses filles, ses beaux-fils et ses petits enfants pendant plus de 10 ans. Au moment de leur expulsion, les Jésuites de Santa Fe possédaient plus de 700  esclaves.
À défaut de disposer d’une documentation et de recherches profondes, on a toujours dit que le nombre d’esclaves à  Santa Fe était insignifiant. Il  n y’a pas de statistiques(à ce sujet)  sur Santa Fe dans le recensement de 1778 cité plus haut, et les chiffres de 1760 qui nous semblent peu crédibles parlent de moins de 20%. Dame Lina Beck-Bernard raconte dans  « Cinco Años en la Confederación Argentina » le malaise que provoque en chaque habitant de Santa Fe le soulèvement du Général José de Urquiza (possiblement en septembre 1852)  en ce qui a trait à la liberté des esclaves et donne une idée du nombre d’esclaves existants à une époque aussi  avancée du siècle dernier: « Dama était propriétaire jusqu’à ce matin de 30 ou 40 servants, de telle sorte que le soir, elle s’est vue obligée de travailler elle-même dans la cuisine pour préparer le repas, et c’est également le cas pour chaque propriétaire de ces granges dans lesquelles travaillaient jusqu’à 100 esclaves, qui se retrouveraient seuls et abandonnés par leurs manœuvres d’un moment à l’autre. ».
Rayés de l’histoire
Mais, tout d’un coup, comme par magie, vers la fin du XIXième siècle nous avions miraculeusement disparu, pour le bonheur de la société en général. À ce sujet, il est intéressant de lire un paragraphe du Recensement de 1895: « Bientôt, elle(l’Argentine)  n’aura qu’une population totalement unifiée, formant une nouvelle et belle race blanche, produit du contact de toutes les nations européennes fécondées sur le sol américain. »
Les historiens essaient d’expliquer la « disparition » des afro argentins en la basant sur la participation massive de ceux-ci à toutes les guerres du siècle dernier. Nos grands-parents étaient de la chair à canon pendant les invasions anglaises de 1806-1807; ils ont traversé, beaucoup d’entre eux enchaînés, les Andes pour intégrer l’Armée Libératrice de San Martín, arrivant même jusqu’ici, à Lima; ils ont participé aux innombrables guerres intestines du pays, et le coup de grâce fut sans doute la néfaste Guerre de la Triple Alliance  contre nos frères paraguayens. Trois autres causes supplémentaires sont à signaler : la forte mortalité,  versus une faible natalité, conséquence des pires conditions de vie  qu’ils subissent (il est important de rappeler l’épidémie de fièvre jaune qui a frappé Buenos Aires et particulièrement les afro argentins); la fin du trafic des esclaves stipulé par l’Assemblée de l’An XIII (même si dans les faits, l’arrivée d’africains se poursuivait. Sous le gouvernement de Don Juan Manuel de Rosas, le commerce des esclaves reprend à deux occasions ); et finalement, on évoque la grand nombre de métissages, le manque d’hommes à cause de leur engagement dans les guerres et l’entrée d’immigrants blancs venus d’Europe. Il ne faut pas oublier le fait que de nombreuses femmes noires se sont mariées avec des blancs pour que leurs enfants aient de meilleures chances, étant donné le niveau élevé de racisme dans la société.
Ces quatre causes, très logiques et très raisonnables, n’expliquent tout de même pas la pire des disparitions.  Ils nous ont rayé de l’histoire, nous n’existons pas, nous n’avons rien apporté. Nous sommes une curiosité exotique. Il est impossible de comprendre cette réalité si on n’analyse pas le mythe de « l’Argentine Blanche », un mythe qui se construit vers la fin du siècle dernier avec ce qu’on a appelé la « Generación del 80 » et qui présente l’oeuvre de Domingo Faustino Sarmiento et Juan Bautista Alberdi comme antécédent et base idéologique .
Le mythe de l' »Argentine blanche et européenne »
Sarmiento voyait bien que les habitants de notre pays n’étaient pas blancs, mais plutôt métisses et mulâtres. Dans cette condition  « inférieure » il crut découvrir l’origine de son (de l’Argentine) incapacité à organiser une démocratie civile. L’immigration est le seul espoir pour l’Argentine . La pensée de Sarmiento est profondément raciste, soutient l’historien Nord américain Reid Andrews: « Même si  Sarmiento est considéré comme le père du système d’éducation argentin, il pensait que les idées et l’éclaircissement(blanchissement)ne s’apprennent pas autant qu’ils s’héritent génétiquement. L’instruction seule ne serait pas suffisante pour sortir l’Argentine de sa barbarie, il fallait qu’il y ait une réelle infusion de gènes blancs ».
Alberdi, dont l’oeuvre « Base y Puntos de Partida para la Organización de la República Argentina » a eu une importance capitale dans la Constitution Nationale de 1853, toujours en vigueur, soutenait que nous les Argentins  « Sommes des européens adaptés à la vie en  Amérique. (…) Tout ce qu’on appelle civilisation en Amérique est européen ». Il se différenciait de Sarmiento au sujet du métissage. Tandis que celui-ci s’y opposait totalement et défendait l’idée d’un développement séparé des races, Alberdi par contre souhaitait le mélange racial, « puisque les gènes blancs sont supérieurs, le mélange des races produirait une amélioration indéfinie de l’espèce humaine ».
Ces idées étaient (et le sont encore dans beaucoup de cas) partagées par l’immense majorité de la population. Cela génère  une société dans laquelle, naître  « différent » ou avoir des habitudes « différentes » qui rompent avec l’uniformité officialisée entraîne des conséquences qui se manifestent de plusieurs manières, mais qui fondamentalement blessent l’auto estime des personnes discriminées, provoquent la honte, la timidité ou conduisent directement à l’aliénation, parce qu’on veut être ce qu’on n’est pas, et qu’on finit par n’être rien du tout…
Le stigmate de notre différence
Dans ce pays fièrement  « européen » et prétendument « blanc », naître avec toutes les caractéristiques et la couleur de nos ancêtres génère un stigmate qu’il faut porter comme un écriteau publicitaire qui vante notre  « infériorité » et notre  « dangerosité  » à mettre en échec et à questionner la  « blancheté » transformée en mythe par notre histoire, et acceptée de manière consensuelle par la société.
Ce stigmate devient une partie de nous, mais une partie refoulée, douloureuse, quelque chose dont on (ne) peut parler. On se rend peu à peu compte qu’on est « différent », la brebis noire dans le troupeau, une espèce de « vilain petit canard », que presque personne ne traite comme un être égal aux autres. Pour emprunter les mots de James Baldwin: « Les gens nous regardent comme si nous étions des zèbres. Et vous savez, il y a des gens qui ont de la sympathie pour les zèbres et d’autres non. Mais personne ne traite les zèbres comme des personnes… »
Dans la rue, on nous regarde comme une chose curieuse, étrange. Au moins, une fois par jour, une dame blonde ou un monsieur bien éduqué me demandent : Et vous, d’où venez-vous ? D’autres essaient de t’aider (répétant le schéma familier) en te traitant comme un animal de compagnie ou en te touchant les cheveux, car ils disent que  « ça porte chance ».
Le mythe sexuel est le plus traumatisant : être noire, c’est être chaude, c’est toute une garantie de plaisir érotique, quelque chose que tout le monde accepte. Lorsque j’étais plus jeune je me demandais souvent pourquoi les blanches ne montraient jamais leurs seins à la télévision, alors qu’on exhibait toujours les femmes noires et aborigènes avec leurs grosses et belles poitrines à l’air. Il faut aller chercher l’origine de ce mythe dans les viols que nos grands-mères esclaves subissaient systématiquement et en silence, non seulement dans les plantations, mais aussi dans les maisons familiales où elles travaillaient.
On essaye dès lors de trouver des semblables, on cherche l’égal. Ce phénomène se produit à deux niveaux, l’un général, en se regroupant et en sympathisant avec d’autres « différents », qui portent aussi le stigmate; et l’autre spécifique, en essayant de nous joindre à d’autres noirs, qui en général  sont seuls et abandonnés, errant aussi démunis et désorientés que nous.
Une série de conséquence en découlent. Tout d’abord, on commence à s’informer, à se rendre compte que nous avons une identité ethnique, que nous avons une histoire à reconstruire progressivement, puisque  dans celle   « officielle » nous avons mystérieusement disparu. Sans laisser de traces.
À cela il faut ajouter le fait aggravant que généralement, nos parents, sous prétexte d’une intégration supposée nous ont transmis peu de chose ou rien du tout de cette appartenance ethnique.
À cette étape, on commence à élaborer une réflexion intellectuelle,  on commence à réconcilier notre corps et nos sensations avec notre esprit, et à prendre conscience de qui nous sommes, de ce que nous sommes.  C’est un peu comme trouver le remède contre ce symptôme douloureux généré par le stigmate.  On peut désormais parler, dire qu’on est noir, on peut crier que nous sommes.
De là, on arrive à un troisième stade, la fierté, la récupération de l’auto estime, la cicatrisation de cette plaie ouverte et de ce malaise qui nous accompagne depuisl’enfance. Cette fierté, le fait de sentir que nous sommes belles, beaux, porteurs d’une culture millénaire et descendants de ces braves esclaves qui se sont toujours et sans cesse battus pour la liberté et la dignité.
Tout cela entraîne la destruction du stigmate, la revalorisation de la personne même, qui va permettre l’épanouissement individuel et le plus important, aide à ne pas s’isoler dans son coin, mais à mettre en place toute une action de diffusion, de militer pour la négritude, pour pouvoir retrouver l’équilibre, pour pouvoir récupérer quand on nous dépossède et pouvoir mettre fin à la répétition du schéma, pour pouvoir par cet engagement militant acquérir un savoir, qui n’est plus seulement intellectuel, mais qui s’est transformé en un savoir plus large, qui ne reste pas seulement niché dans notre esprit, mais qui est également vivant dans chaque pore de notre peau.

*Lucía Dominga Molina est membre de la Casa de la Cultura Indo-Afro-Americana de Santa Fe, Argentina (Maison de la Culture Indo-Afro-Am/ricaine de Santa Fe, Argentine) Traduit de l’Espagnol par Guy Everard Mbarga
cet article a été publié sur : http://alainet.org/active/show_text.php3?key=1006
Ce document est tiré de  « Afroamericanos: Buscando raíces, afirmando identidad », serie Aportes para el Debate No. 4. (Afro américains : recherche des racines, affirmation de l’identité).///Article N° : 4446

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