Amours silenciées : pour un décentrement de la réflexion féministe

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Dans Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges, publié aux éditions Daronnes, la journaliste Christelle Murhula propose un décentrement du regard et une remise en question de la nouvelle vague féministe qui s’est développée en France depuis le premier confinement.

À partir de nombreuses statistiques et de références aux travaux féministes ainsi qu’à des œuvres cinématographiques, mais aussi à partir de son expérience personnelle, Christelle Murhula, journaliste indépendante, collaboratrice pour Médiapart, Le Monde ou encore Télérama, montre dans ce premier essai que la « révolution romantique » en cours ne concerne en réalité qu’une part minime de la population, et que les productions féministes françaises excluent de leur analyse, dans l’immense majorité des cas, les femmes de milieux défavorisés, les femmes noires et plus généralement racisées, et toutes celles qui ne correspondent pas aux standards de beauté considérés comme universels (c’est-à-dire des femmes claires de peau, valides, minces). La notion de « révolution romantique » fait référence à l’article de la journaliste Costanza Spina,  paru le 14 octobre 2020 dans le magazine queer Manifesto XXI, intitulé « Nous sommes à l’aube d’une révolution romantique intersectionnelle ». Elle s’appuie en particulier sur les travaux de Mona Chollet, autrice de Sorcières, la puissance invaincue des femmes, publié en 2018, ou, plus récemment, de Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles (2021).

 « Qui a droit à la parole ? « 

Christelle Murhula propose d’abord un bref historique des réflexions féministes développées depuis les années 70, principalement à partir de travaux publiés en France et aux États-Unis, pour démontrer non seulement l’absence de représentation des minorités dans le discours féministe, mais aussi leur manque de légitimité dans l’inconscient collectif, conclusion qui rejoint les réflexions de Gayatri Spivak dans son célèbre essai Can the Subaltern Speak?, non cité mais présent implicitement dans le titre du premier chapitre « Qui a droit à la parole ? ». Elle souligne ainsi que, même dans le courant du lesbianisme politique initié en particulier par Monique Wittig à la fin des années 70 et qui a pour objectif de déconstruire le modèle hégémonique de l’hétérosexualité, « les femmes noires en particulier et les femmes racisées en général n’existent même pas » (p. 35), qu’elles sont complètement invisibilisées.

Cela mène l’autrice à se focaliser, dans la deuxième partie de son essai, sur la question de la désirabilité et de la représentativité des femmes noires, notamment à travers l’utilisation du concept de misogynoir, forgé par Moya Bailey pour désigner, dans une optique intersectionnelle, les violences spécifiques subies par les femmes noires. Ce concept permet d’analyser les phénomènes d’hyposexualisation (rejet lié à une représentation des femmes noires comme non féminines et non désirables) et au contraire d’hypersexualisation et de fétichisation (liées en particulier à un phénomène d’exotisation, en même temps qu’à un désir de transgression, dans les relations amoureuses et/ou sexuelles avec des femmes noires). Dans cette optique, le black love pourrait apparaître comme l’unique solution à une « réappropriation de l’amour » (p. 72) pour les personnes noires. Cependant, même dans ce cas, le colorisme, « discrimination qui consiste à favoriser les personnes les plus claires d’une communauté racisée » (p. 72) conduit à un nouveau rejet d’une partie des femmes noires en dehors de la sphère de désirabilité.

Dans la troisième partie de cet essai de cent trente pages, la journaliste poursuit son analyse à travers cette fois le prisme de la classe sociale. Elle y montre comment la recherche de l’amour et la possibilité de la remise en cause du système patriarcal sont un luxe, que peuvent se permettre les femmes qui ont le temps et les moyens économiques suffisants pour assumer leur indépendance économique et affective. Pour autant, elle constate également, à partir notamment de données statistiques et de manière étonnante, que les femmes de classes défavorisées, malgré les difficultés économiques qu’elles connaissent, se satisfont plus fréquemment que les femmes de classes moyenne supérieure du fait d’être célibataire.

Pour une « critique des normes amoureuses […] plus profonde et plus diverse ».

La dernière partie de l’ouvrage permet de démontrer une fois de plus la nécessité d’une remise en question, voire d’une déconstruction du couple hétéronormatif, au sein duquel la situation de codépendance est propice aux violences de toutes sortes à l’encontre des femmes. De manière plus novatrice, Christine Murhula souligne à de multiples reprises le retour de bâton que constitue la nouvelle injonction pour les femmes à être en relation avec un « mec bien », soit en l’ayant choisi comme tel, soit en l’ayant patiemment guidé, dans une « mission civilisatrice » (p. 24), sur le chemin de la remise en question des normes hétérosexuelles et de la masculinité toxique. Cette injonction a également pour effet, selon la journaliste, de favoriser une nouvelle forme de concurrence entre femmes. Après avoir souligné la rivalité féminine induite par le couple hétérosexuel monogame en termes de désirabilité, elle note en effet une cause supplémentaire liée à la recherche du conjoint le plus ouvert, le plus bienveillant, bref le plus déconstruit possible.

Cet essai offre ainsi un nécessaire décentrement du regard qui, sans dénigrer les productions écrites et audiovisuelles féministes de ces dernières années en France, invite, encore et toujours, à se demander d’où et à qui l’on parle, afin d’éviter les généralisations (à partir du modèle intériorisé de la femme blanche, de classe moyenne supérieure, mince, valide, considéré comme neutre et universel) et la non prise en compte de toutes les autres femmes, qui correspond à une nouvelle forme de rejet, non plus seulement de la part des hommes, mais aussi de la part de celles qui devraient être des alliées, les femmes féministes.

L’analyse proposée dans Amours silenciées. Repenser la révolution romantique depuis les marges s’appuie fréquemment sur des autrices féministes afro-américaines essentielles, comme bell hooks ou Audre Lorde, ce qui fait apparaître en creux le manque d’ouvrages liés au féminisme noir dans le contexte français. Cet essai constitue ainsi un premier pas pour tenter de remédier à cette absence et proposer une réflexion féministe aussi large que possible, une « critique des normes amoureuses […] plus profonde et plus diverse ».

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