L‘Antigone qui a été présentée au Théâtre de la Commune du 12 au 31 janvier dernier est la première création du Mandéka Théâtre, une toute jeune compagnie africaine que Sotigui Kouyaté, Habib Dembélé, Jean-Louis Sagot-Duvauroux et Alioune Ifra Ndiaye viennent de fonder à Bamako et qui se veut ouverte sur le monde, désireuse d’impulser une dynamique artistique de la confrontation culturelle et esthétique. La rencontre avec la tragédie de Sophocle était au coeur de cette ambition, au point de devenir l’entreprise fondatrice du Mandéka Théâtre.
Une Antigone africaine ? Non ! L’antagonisme universel. Le jour et la nuit. La force solaire de l’adolescence fougueuse et effrontée contre l’inertie aveugle de l’autorité déjà cendre. Le soleil et la poussière… C’est là d’ailleurs le sens de cette scénographie tellurique imaginée par Kandioura Koulibaly et Esther Kouyaté et dont l’économie fait toute la force : un disque d’or mat à peine couché, presque suspendu en lévitation au dessus du sable anthracite qui couvre l’ensemble du plateau et scintille légèrement sous les projecteurs.
Et sur cette aire de jeu solaire et minérale, des personnages sortis des temps mythiques de l’Afrique ancestrale. Le cheveux sculpté d’or à l’égyptienne, tout de jaune et d’ocre vêtue, comme Ismène sa soeur et les femmes qui la suivent, Antigone porte la couleur du soleil et celle aussi de la terre nourricière ; Antigone rayonne de cette lumière solaire insupportable au maître et qu’il faudra emmurer, cette lumière du regard qui refuse de se baisser devant l’autorité et reste levé noble et droit. A côté d’Antigone, Créon est l’ombre du pouvoir, l’aveuglement de la certitude.
Tandis que les femmes brillent des lumières du jour, les hommes ont revêtu le bleu de la nuit et les artifices de la guerre : rayonnement des filles et des mères face aux ténèbres de l’autorité mâle. Opposition des sexes ? Non pas ! Opposition des pouvoirs, opposition des forces. Les femmes défendent l’ordre de la nature, la vie et la mort ; les hommes défendent l’ordre politique, ce pouvoir prométhéen qui laisse croire à l’humanité qu’elle peut tout dominer et que tout n’est que rapport de forces. La démesure de l’orgueil de Créon l’empêche d’entendre Hémon, l’empêche d’entendre Ismène et il y perdra femme et enfant.
Sensibilité, pleurs et vibration contre raideur, silence minéral et sclérose guerrière : Créon fait taire les chants des femmes comme il fera emmurer Antigone. Le pouvoir bascule dans la tyrannie quand il devient aveugle et sourd. Le pouvoir s’enlise dans les sables sombres de la stérilité.
Sotigui Kouyaté, qui interprète Créon et a aussi assuré la mise en scène, a structuré son spectacle autour d’une approche très chorégraphique de ce plateau circulaire couleur de feu que les personnages occupent comme les figurines d’un jeu de société, ou peut-être comme les poupées fétiches d’un vaste rituel sacré. La mise en scène relève d’un vrai travail plastique et cinétique, les personnages prennent en effet sur ce disque d’or des places qui paraissent calculées et symboliques, comme si leurs positions étaient celles des étoiles sur un ciel astrologique. L’aire de jeu se fait palette de couleurs et de vie, perdue au milieu d’une mer de cendres grises. C’est le théâtre qui émerge du néant et renoue avec sa tradition cosmogonique.
Si Habib Dembélé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, qui signent l’adaptation, ont emprunté le mythe à Sophocle, ils ont puisé la dramaturgie du spectacle dans la tradition des veillées de conte africaines. On retrouve en effet dans cette Antigone les inflexions, la rythmique et l’imaginaire d’A vous la nuit, un spectacle entièrement construit autour d’un conte Dafin (éthnie du sud du Mali) et que Habib Dembélé a présenté en 1997 au Festival de Limoges puis aux Bouffes du Nord à Paris. (voir Africultures n°2, pp. 56-59). Le tragique d’A vous la nuit jouait aussi de cet antagonisme ontologique entre le féminin et le masculin. Manifestement, la dramaturgie tragique de cette Antigone puise sa force dans la tradition rituelle africaine, et retrouve ainsi une esthétique qui parvient à rendre la dimension sacrée du tragique et cette solennité qui n’appartient plus à la scène moderne. Le Coryphée tragique qu’interprètent Hamadoun Kassogué et Habib Dembélé a plié sa parole selon les plis et replis du phrasé griotique et convoque sur cette aire de jeu déjà solaire, le cercle sacré et magique de la fiction narrative. Le spectacle se fait alors universel. Et même sans connaître ni la langue des chants traditionnels, ni tous les codes linguistiques et gestuels, le spectateur entre dans un univers acoustique et plastique où les perceptions suffisent à construire le sens, tandis que le Coryphée-Conteur déplie, en suivant plis et replis, le long ruban de l’histoire.
Sotigui Kouyaté, Habib Dembélé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux ont inventé ici une approche de la tragédie grecque qui sacrifie le texte aux forces telluriques et à la matière brute du mythe. Le mystère poétique se recharge de l’intérieur et l’artifice tragique cède la place à l’évidence, le spectacle se fait initiatique… simplement.
Adaptation : Habib Dembélé et Jean-Louis Sagot-Duvauroux
Mise en scène : Sotigui Kouyaté
Décors et costumes : Kandioura Koulibaly et Esther Kouyaté
avec Djénéba Koné (Antigone), Sotigui Kouyaté (Créon), Hamadoun Kassogué (le Coryphée), Habib Dembélé (Le Coryphée), Oumou Diawara (Ismène), Fily Traoré (Hémon), Kary Coulibaly (Le Garde), Mamadou Sanguaré (Le Témoin), Hélène Diarra (Tirésias), Fatoumata Diawara (L’Enfant)
Choeur des femmes : Djénéba Diawara, Fatoumata Diawara, Diarrah Sanogo, Mariétou Kouyaté, Oumou Diawara.
Choeur des hommes : Kary Coulibaly, Toumansé Coulibaly, Mamadou Sangaré, Fily Traoré.///Article N° : 746