Big In Jazz Collective : place à la biguine

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Ensemble pancaribéen, le Big In Jazz Collective (BJC) naît à l’initiative de Thomas et Manuel Boutant, avec pour ambition de devenir la principale vitrine du Biguine Jazz Festival, du jazz caribéen et de la musique afro-caribéenne à travers le monde. Avec leur premier album, Global, le BJC nous rappelle que la biguine est une des cousines germaines du jazz.

Au cœur de la pandémie Covid, la montagne n’aura pas accouché d’une souris. On connait cette expression soulignant l’insignifiance du résultat final d’une annonce qui présentait un projet comme très important. Eh bien à la Martinique, la Pelée aura accouché d’un Titan. Il y a un an, alors que la crise sanitaire s’étiole progressivement et que les institutions amorcent la relaxe des populations des carcans et autres cordons sanitaires, est annoncée l’apparition prochaine d’un collectif de musiciens sur nos écrans de poche et sur les scènes de nos festivals : le Big In Jazz Collective de Thomas et Manuel Boutant, également membre de la famille fondatrice du Big In Jazz Festival, à la fin des années 1990. « Pensé et élaboré sur une stratégie à long terme », selon le site du collectif, « le BJC a pour vocation de devenir la principale vitrine du Biguine Jazz Festival, du jazz caribéen et de la musique afro-caribéenne à travers le monde.  Sur la base d’ateliers de compositions démocratiques, le BJ Collective se réunira une à deux fois par an dans le cadre de résidence de création et d’expérimentation, dans le but de réaliser un travail d’arrangement sur l’artiste ou le projet « hommage » sélectionné ». 

La première résidence réunit la crème de la musique franco-caribéenne et se déroule en Martinique en août 2020 à la Villa Chanteclerc avec une restitution  à l’Appaloosa Aréna le 25 du même mois. Une génération de musiciens qui naviguent entre les Europes et la diaspora africaine : le saxophoniste Haïtiano-canadien Jowee Omicil, le bassiste Stéphane Castry et le batteur-percussionniste Sonny Troupé de la Guadeloupe, le batteur Tilo Berthelot et le trompettiste Ludovic Louis de la Martinique ; et entre deux eaux, Guadeloupe-Martinique, le guitariste Ralph Lavital et le pianiste Maher Beauroy. En effet, avant de conjuguer leurs alchimies dans cet ensemble orchestral, chacun d’eux avait déjà exploré les richesses de l’Atlantique Noir — au sens gilroyen du terme— en servant leurs notes créoles ou bleues d’une rive à l’autre, en valorisant leur patrimoine traditionnel respectif de leurs parts de Caraïbe à l’Amérique du Nord en passant par l’Afrique : Sonny Troupé, enfant du sérail Gwoka n’a jamais renoncé à son héritage paternel, primitif de son expression, tout en acquérant une maitrise d’autres techniques rythmiques et jazzistiques. Incontournable, l’usufruit de l’école Troupé est devenu l’un des vecteurs de la virtuosité guadeloupéenne. On a adoré un LUMINESSENCE signé avec un autre virtuose martiniquais Grégory Privat, lui aussi enfant d’un sérail : Malavoi. Autre singularité forte : Maher Beauroy. De l’Académie de musique de Martinique à Berklee College of Music en passant par le Conservatoire Maurice Ravel et la Sorbonne en musicologie, il nous a ému d’un INSULA, son second album, hommage à Frantz Fanon. En découvrant cet opus, ce sont les dunes d’Algérie qui se profilent dans nos esprits, et les luttes d’indépendances qui résonnent qui résonnent jusque dans les fonds de nos îles. L’amour est important ! Essentiel ! C’est ce que souffle Jowee Omicil dans les jouissances de ses saxophones. Love Matters and Bashes into your ! comme une explosion en pleine figure, un Sit-in en bonne et due forme aux creux de nos oreilles. « Le jazz ça vient de la Guinée ! Le Jazz vient de l’Afrique ! Haïti ! Martinique ! Guadeloupe ! Partout ! C’est le jazz Africain ! » clame la voix d’un griot en introduction du Mendé Lolo du prophète aux volutes vodouistiques. Envoutantes et comme un raz-de-marée qui amène la fête dans son sillage comme en devant de scène.  Stéphane Castry lui amène ses arrangements chamaniques, ses savoirs glanés çà et là au gré de ces collaborations et accompagnements. D’Asa à Imany en passant par Sandra Nkaké, Cunnie Williams, Sinclair ou Kassav, il absorbe l’essence de la musique pour colorer le monde. Il est un peu ‘toutcouleurs’, touche-à-tout : funk, jazz, raï, RnB and more. Les autres ne sont pas en reste : la maestria est indubitablement l’essence la mieux partagée dans cette fraternité.

Le BJC est un groupe de tisserands qui nous rappellent ici que la biguine est une des cousines germaines du jazz.

BJC : l’insularité archipélique, héritage des Kassav’

Avec le Big In Jazz Collective, il s’agit donc de prendre aux mots les penseurs martiniquais, et de rompre avec une insularité que l’on prétend moribonde ou phagocytaire, voire limitante. Le BJC est une vraie entorse à ces règles stéréotypiques prêtées aux corps et aux pratiques des afrodescendants. L’insularité se fait archipélique, et Global, comme invitait d’ailleurs Edouard Glissant, chacun.e de ses compatriotes en écrivant :  « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ». Avant le BJC, il y eut Kassav. Première formation orchestrale qui crée de toutes pièces un nouveau genre avec  des emprunts qui vont du gwoka au compas, en passant par des sonorités rock ou blues. Kassav disait déjà la puissance syncrétique de ces territoires. La force des terres fondées dans la colonialité est la grande résilience de la réinvention, du marronnage. Je tiens en certitude depuis que j’étudie ces formes et problématiques que le marronnage est d’abord une réinvention du monde, continuelle, exponentielle. Sur les habitations, au fond des plantations, au bout des rues cases-nègres, les calendas et les bamboulas permirent aux esclavagisé.e.s de réinventer leur sort. En dansant et en donnant du poumon aux tambours, par des frappes qui exorcisaient la douleur, ils et elles réécrivaient le quotidien, le destin. Transcendant la douleur du joug infernal, ce sont les musiques tambourinaires qui se réinventent, from scratch, des reliquats des musiques rituelles ancestrales, emportées avec les souvenirs et les semis, dans l’ADN. Et sans cesse, la musique et la danse sont nos renaissances.

La biguine, cousine germaine du jazz

C’est dans cette continuité que s’inscrivent alors Manuel et Thomas Boutant en mé-tissant les voix pour cette première expérience ces fils nomades de la caribéanité. Ils retinrent initialement 20 titres de biguine et autres musiques traditionnelles qu’ils soumirent aux musiciens jusqu’à les réduire à une sélection de 6, plus une composition internationale à biguiniser et une composition originale. Le Collectif BJC signe donc un premier album : Global. Ce dernier est l’épitome du rhizome caribéen. À parcourir l’album, on peut discerner un profond sens de la tradition — certainement nourri par 18 années de Big In Jazz Festival — et de l’innovation. On crée ici une contemporanéité propre à l’espace caribéen. Druidiques compositions, les titres qui se succèdent sur les plages de cet album font bourgeonner les mémoires. Serpent maigre la biguine d’Alexandre Stellio, apparemment inspirée du ragtime américain, est aujourd’hui rendu à une part de son génome, en se teintant de ruptures et de breaks. Le Concerto pour la fleur et pour l’oiseau de Marius Cultier que l’on connaît interprété par Jocelyne Beroard sous les arrangements symphoniques des cordes de Malavoi retrouve une rythmique biguine plus enlevée, en arrière-plan d’un piano délivrant une mélopée de jazz créole. Le BJC est un groupe de tisserands qui nous rappellent ici que la biguine est une des cousines germaines du jazz. Les oublieux qui diraient de la biguine qu’elle est trop doudouiste ou trop démodée, ignorent l’histoire de cette musique. Elle naît dans les bals créoles (ou coloniaux) dans les cafés parisiens, après-guerre, notamment le Bal Blomet. Les biguines sont les blues des Antillais. Rescapés de la guerre, on vient s’enjailler chez l’Auvergnat Jean Rezard-Desvouves, et les Ernest Léardée, Alexandre Stellio ou Archange Saint-Hilaire composent un répertoire qui fait aujourd’hui la richesse de la Martinique, et de la Guadeloupe. Un patrimoine déjà partagé par les deux territoires.

Le BJC participe de la définition de l’art contemporain franco-caribéen, en s’adressant au monde par, avec et depuis ses diverses influences ethnoculturelles.

Ces musiciens sont encore parvenus à métisser les musiques traditionnelles et classiques de la diaspora africaine : un nouveau syncrétisme, qui amalgame les syncrétismes antérieurs. Le 21 janvier 2023, j’assistai au concert du BJC à L’Artchipel. Le public est happé par leur force centrifuge. Un jeu et une présence sur scène qui s’affranchissent des conventions. On ne sait s’ils sont rappeurs ou Emcees, la gestuelle est audacieuse et provocante, allègre et avenante, explosive et séduisante. Elle est volcanique, éruptive et la scène est un dancehall. Nous sommes entre le salon du Blue Note et les dancehalls jamaïcains. Lorsque l’on parle de contemporanéité, on ne parle jamais d’un temps possédé en propre par les territoires caribéens de langue française, mais d’une ère française. Le BJC participe de la définition de l’art contemporain franco-caribéen, en s’adressant au monde par, avec et depuis ses diverses influences ethnoculturelles. Sur scène comme dans son développement, le BJC est unique et confirme notre saillance civilisationnelle. L’économie bleue[1] peut aussi s’incarner dans l’industrie de la musique et du concert. Le BigIn Jazz festival produit sans pertes pour conquérir tous les mondes — virtuels ou physiques — en rhizomant sa propre écologie. La conclusion du poème de Sonny Rupaire me revient en mémoire « Entends-tu dans le vent cette voix qui te dit de garder l’espérance ? ». Oui, Sonny, mais dans les alizés, plus que l’espérance,il y a la foi…

Stéphanie Melyon-Reinette

[1] Cette économie bleue inspirée des travaux de l’économiste belge Gunter Pauli invite les entreprises à penser leurs développements à travers des dispositifs et des filières qui éradiquent le déchet.


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