En exclusivité française pour Afriscope, une nouvelle en trois parties de l’auteure Aminata Aidara, illustrée par l’artiste peintre/ dessinateur Yves Murangwa.
Leur collaboration parait dans le numéro 41 d’Afriscope (mai-juin-juillet), celui de septembre-octobre et dans le numéro 42 de novembre-décembre 2015. En voici le dernier épisode.
En songeant aux années que nous avons partagées, par contre, j’ai les yeux secs : mes souvenirs, en effet, sont habités par des courants de toute sorte et peuvent aussi être chauds comme des baisers, pas seulement froids comme des frissons qui luttent contre le silence ! Je suis la nageuse inexpérimentée qui se débat à contre-courant : je cherche des zones chaudes pour m’enrouler de paix et je fuis celles qui sont froides, car elles barrent mon chemin. Alors je me souviens et j’oublie. Je me souviens de chaque jour où ma soeur Susan portait les enfants noirs du quartier pour aller déjeuner dans le pavillon bleu, à coté du terrain de foot. En l’accompagnant, je pensais que si elle avait continué à le faire toute sa vie, je n’aurai rien demandé de mieux ; que si être une Black Panther signifiait simplement s’occuper de la communauté discriminée, peut-être que je le serais devenue aussi : amener en voiture les familles des prisonniers qui voulaient leur rendre visite, assister les personnes âgées noires abandonnées. Oui, pourquoi pas. D’ailleurs qu’est-ce qu’il y avait de plus utile, dans un Etat qui voulait nous piétiner, nous étouffer, nous humilier ? Sans parler du premier pistolet que je trouvai entre le matelas et le sommier du lit de Susan, mais aussi ses absences, deux soirs par semaine, quand avec les autres Black Panthers elle s’engageait dans les rondes nocturnes, tandis que le visage de ma mère, en attendant l’aube et son coup de sonnette, s’enfonçait dans les coussins du fauteuil. Et pourtant je n’arrive pas à oublier la sensation qu’aux déjeuners du dimanche auxquels parfois tu participais, nous étions les pions d’un dessein plus grand : mon père, le révérend, héritier de Martin Luther King, prêchait d’attendre sans rage, de se faire valoir dans la non-violence. Les mauvais sentiments, disait-il, corrodent l’intégrité, usent la psyché. Non, nous devions nous tourner vers King, emprisonné quatorze fois mais resté tout de même ouvert au dialogue, les mains nues et tendues vers le prochain, fusse-t-il blanc ou noir. Susan portait alors, sous les réflecteurs de notre attention, Malcolm X et elle criait, dans mille et une nuances : « Les personnes comme toi, papa, sont la meilleure arme que les blancs ont jamais eue ! » pour ensuite se demander, à voix haute, si l’homme allumé par une haine glacée tel que l’avait été Malcolm X aurait approuvé ce que ses camarades et elle étaient en train de faire pour la communauté, si c’était vraiment assez. « Toi et tes pacifistes, papa, vous êtes pires que nos adversaires : vous êtes des traîtres ! ». Mon père, le visage serein, lui disait que tôt ou tard elle comprendrait. Avec leurs références désormais mortes, Susan et papa défendaient deux hommes qui avaient eu le même sort, celui d’être criblé de plomb par la rafale de l’intolérance. Et moi ? Moi, j’étais peut être comme James Baldwin, je détestais les injustices quotidiennes que nous subissons, mais je ne croyais pas aux représailles sanglantes. Et pourtant je savais que les modérés aussi avaient tort, enterrés vivants par leurs bons et vains propos. Je ne voulais pas la séparation, le communautarisme, la religiosité instrumentale des Black Muslims, ni celle de l’oncle Tom qu’adoptaient certains partisans de King. Je n’aurais jamais tendu l’autre joue, ni épaulé un fusil. À ces déjeuners auxquels tu assistais, stupéfait, moi je représentais l’emblème qui croyait dans l’Amérique du futur, métisse, hybride : mes rêves cherchaient à se refléter dans ton visage inquiet et dans tes yeux clairs, au-delà du poulet du dimanche, en face de moi. Ma mère n’avait aucune opinion particulière : miroir en négatif d’Angela Davis, elle ne s’était jamais posée de grandes questions, sauf peut-être : « d’où sortaient deux filles comme nous ? » De temps en temps elle se laissait aller à des commentaires similaires : « Peut-être que dans quelques années ils feront des films dans lesquels nous ne serons plus que des cireurs de chaussures et des bagagistes ». Mais en réalité, dans sa voix il y avait l’écho de réflexions que mon père omettait dans ses prêches à l’église pour s’en débarrasser avec elle, dans la salle à manger : « Il a servi à quoi le Civil Right Act si dans certains cinémas et restaurants on nous fait toujours comprendre que nous sommes quand même indésirables ? » « Quel cinéma ? » demandait Susan, langue de feu, un pied déjà sur la route. Mais mes parents se taisaient.
Je voudrais parler aussi des lueurs du soleil, mais mes souvenirs ne sont pas lumière. Ils n’éclairent pas les troubles, les incertitudes ! Ils brillent pour eux seuls. Et comme la mer, ils cachent des nacres, des poissons argentés. Ils peuvent accueillir des débris du monde tombé du ciel ou trouvés sur la terre, mais ils vivent de leurs éléments, ils se nourrissent de ce qu’il sont : entiers. Quand je suis partie, je me sentais si forte. Il y avait une lumière diffuse qui explosait entre les contours des maisons, sur la surface des feuilles. Je marchais, les bras libres et les yeux figés sur les objets de la rue. Ma bouche était fermée, merveilleusement fermée. J’ai toujours pensé qu’il aurait été tragique de partir. Je me voyais avec le visage perlé de larmes, froide et tremblante, emprunter des voies inconnues, le regard fou et les mains contractées de peur et de regret. Mais au contraire, tout fut beaucoup plus facile : j’ouvris le petit portail de la maison, je le refermai délicatement et je marchai pendant des heures, jusqu’où New Orleans se perdait dans les champs de blé. L’horizon devenait orange et je sentais dans l’air des promesses de joie. Je me voyais voler, embrassée par les nuages et puis serrée dans l’étau de la nuit, comme piégée et alors je me tranquillisais avec des sourires tirés et des rires soudains, des sanglots. Je ne pouvais plus te voir, te parler. Depuis que Susan purgeait une peine que je lui avais prédite, j’étais devenue Susan. Depuis que Susan se taisait, je ne parlais plus. Depuis que Susan jeunait, je maigrissais. Il y a longtemps, je m’étais disputée avec elle, avec la famille de Francis, avec beaucoup d’amis – pour toi. Je pouvais le supporter, peut-être, mais alors que ces faits s’accumulaient, je me disputais aussi avec moi-même. Voir ma soeur derrière les barreaux et penser, que par ta négligence, le petit Francis aurait grandi et serait devenu adulte dans six mètres carrés, tout cela était en train de me tuer à petit feu Je ne t’ai jamais écrit, malgré toutes ces années, parce que Susan, en sortant de prison, m’a demandé de ne plus jamais ouvrir ce chapitre de notre vie. Alors j’ai cherché à oublier. Aux amis avec lesquels je suis restée en contact, j’ai demandé de ne plus me parler de toi. Parce que même si j’ai essayé de te voir comme un atome fou dans un univers encore plus dégénéré, même si j’ai essayé de m’affranchir des pleurs qui me perçaient les tympans dans la nuit, ceux des mes grands-parents, capturés par des foules déchaînées et ensuite pendus, arrosés d’essence et brulés… Même si il y avait toute cette bonne volonté, l’histoire c’est nous qui la faisons. Et tu as eu ton moment pour prouver que t’étais différent. Tu l’as eu, Steve. Ceci dit je ne suis pas arrivée en Afrique parce que je rêvais, comme d’autres leaders et intellectuels noirs, de me reconnecter aux aïeux. J’étais simplement curieuse de savoir si je pouvais assumer sur moi quelque chose de plus cosmique, qui expliquerait aux obscures régions de mon esprit comment on avait pu arriver à tant d’injustice. Tu te rappelles une des poésies que l’on charriait ? Celle de Bernard Dadié qui disait: « Je Vous remercie, mon Dieu, de m’avoir créé Noir / d’avoir fait de moi /la somme de toutes les douleurs » ? Et l’histoire qu’il avait inventée ? Il écrivait que quand Dieu créa les hommes, il les mit à cuir dans un four. à partir des premières flammes, les Blancs s’enfuirent, puis au fur et à mesure que la température augmentait les autres aussi. Juste ceux qui seraient devenus les hommes noirs, à ce qu’il parait, résistèrent jusqu’au dernier moment, avec courage. Et ils le firent pour prouver à Dieu qu’il avait créé des hommes dont Il pourrait être fier. Même si ce conte a sans aucun doute aidé beaucoup de personnes, je le trouve encore odieux, comme toutes les pensées qui trouvent une revanche dans la souffrance. Il n’a pas été écrit pour moi ! Ma vie a avancé à force de négation et elle peut sembler une vie triste, implosée, tandis que c’est en continuant à dire « Non » que maintenant je peux dire « Oui ». Un « Oui » plein, conscient. Oui, c’est toi le djinn caché de ma vie. Oui, avec cette lettre je t’offre la possibilité de retourner fidèle à l’enfant que tu étais. Oui, je te demande de m’aider à défendre les causes dont je vais te parler dans la prochaine lettre : ce pays est plein de gens qui ont besoin de toi, de ton expérience. Oui, je crois que tu as toujours attendu, au fond de toi, une rédemption, une parole de moi. Les plages sont bondées, à l’île de Gorée. Lorsque les bateaux de touristes arrivent, les enfants plongent pour récupérer, comme des petits poissons, les pièces qui sont lancées dans l’eau. Certains soirs, moi aussi je voudrais plonger, mais ce serait dangereux. Parce que les souvenirs doivent rester une pensée secrète qui murmure au loin. Je n’ai pas besoin de les traverser pour comprendre qu’ils sont là : je ne pourrais plus retourner à la surface. J’ai besoin de les sentir. Moi je suis la plage qu’ils lissent avec douceur, qu’ils caressent de mélancolie. S’ils me mouillent, je deviens plus belle, s’ils s’éloignent, je me dessèche de nostalgie. Et pourtant je ne peux qu’être une terre. Ni sirène, ni étoile marine – l’eau ne m’appartient pas. Cet océan qui nous sépare symbolise les choses que nous ne nous sommes pas dites, Steve, les silences qui nous ont des fois noyés d’espoir, d’autres fois de résignation. L’Atlantique est notre histoire. Pour ça je te demande de me répondre. De m’aider à dompter ce passé si résolu, traître, charmeur. Seulement ensemble, on réussira à nager, et donc à vivre. Et puis, peut-être, s’il n’est pas trop tard, on pourra aussi oublier.
Cindy
///Article N° : 13321