Chasse à l’homme

Analyse spectrale de l'esclavage

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De la puissance, nous ne saisissons le plus souvent que les jeux de surface : l’apparat, les rituels, les sacres qui la mettent en scène ; les monuments, les palais, les chroniques qui l’immortalisent. Cependant, il ne faudrait pas oublier qu’à l’origine de toute puissance, qu’elle soit humaine ou animale, il y a un acte de prédation. Même lorsqu’il emploie un langage d’amour, le puissant est toujours un prédateur – la séduction est la plus terrible des armes. Sous le doux euphémisme de l' »intégration », c’est toujours l' »assimilation » du corps étranger qui est visée. Ce n’est donc pas sans raison que Deleuze voit dans l’État un appareil de capture. Mais c’est avec l’esclavage, qu’il soit lié ou non à un État, que le métabolisme de la puissance se révèle à nu : saisir, absorber, digérer. Dans les lignes qui suivent, nous tenterons une analyse « spectrale » du système esclavagiste, une analyse des ombres qu’il projette dans l’imaginaire social. De cette « spectrographie » se dégagera la figure du « nègre marron » : le fugitif par excellence. En ces temps de rafle, de chasse à l’immigré (politique des « quotas d’expulsion »), cette figure de résistance garde toute son actualité.

Bien qu’ils regorgent de morts vivants, les films d’horreur américains (1) n’évoquent jamais le lieu de naissance du « zombi » : la plantation esclavagiste. « Aux moindres velléités d’insubordination de la part d’un zombi, tailladez-lui la peau, écrabouillez-lui la chair, brisez-lui les os, écrasez-lui la tête, jusqu’à la plus complète pulvérisation. Ensuite, désaltérez-vous de son sang » (Les affres d’un défi) ; sous la forme d’une parabole, le poète haïtien Frankétienne nous dépeint ici la pédagogie de l’esclavage – une pédagogie de la cruauté. Si le pouvoir du maître s’apparente au dressage d’animaux sauvages, c’est parce qu’il se manifeste d’abord comme pouvoir de faire couler le sang (latin cruor). Le zombi est le double spectral de l’esclave, l’ombre qui hante les lieux du crime : il naît de la dépersonnalisation, de l’animalisation, de la négation de l’être humain.
Le langage de base de l’esclavage est celui du fouet, de la flagellation. Lorsqu’on « taille un nègre » proprement, chaque coup doit creuser ou approfondir un sillon dans la chair de ce dernier. On procède habituellement en l’attachant à « quatre piquets » ou à une « échelle ». Mais on peut également choisir la méthode du « hamac » – la suspension par les quatre membres -, ou celle de la « brimbale » – la suspension par les mains. On aura le choix entre des lianes coupantes, des « rigoises » (nerfs de bœuf), des cordes de chanvre, et toutes les variétés imaginables et possibles de fibres végétales et organiques. Parmi les supplices prévus (bouche couturée, énucléation, tendons d’Achille coupés, etc.) en cas de fuite, de sabotage, de canne à sucre goûtée, de révolte ou encore d’empoisonnement, celui de la cage de fer n’est pas sans évoquer les raffinements d’un marquis de Sade : « Une cage de fer de sept à huit pieds carrés, à claire-voie, est exposée sur un échafaud. On y renferme le condamné placé à cheval sur une lame tranchante, les pieds portant dans les étriers. Bientôt le défaut de la nourriture, la privation du sommeil, la fatigue des jarrets toujours tendus font que le patient tombe sur la lame ; mais selon la gravité de la blessure et l’énergie du condamné, il peut se relever, pour retomber encore. » (L’isolé soleil, Daniel Maximin).
Dans notre « société de contrôle », la technologie de la « traçabilité » joue un rôle central : elle représente la forme la plus sophistiquée du marquage des corps.
La cruauté joue un rôle essentiel dans tout processus de dressage. Nietzsche l’a décrite comme une terrible « mnémotechnique » : « On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cessera de faire mal est conservé par la mémoire ». C’est une constante, tout pouvoir cherche à imprimer sa marque sur les corps qu’il assujetti. Certes, on pourrait objecter qu’aujourd’hui on n’éduque plus, on ne forme plus, on ne punit plus en ayant recours à la violence physique, et encore moins aux supplices. Mais cette douceur nouvelle dans le gouvernement des hommes recèle des formes d’assujettissement d’autant plus efficaces qu’elles sont précisément indolores. Désormais on va suivre, accompagner, soigner plutôt que punir ou imposer. En témoigne certains projets médico-politiques tels que le « dépistage », dès la petite enfance, des comportements déviants. Au dressage disciplinaire des corps succède ainsi le contrôle normalisateur des conduites.
Dans notre « société de contrôle », la technologie de la « traçabilité » joue un rôle central : elle représente en effet la forme la plus sophistiquée du marquage des corps. Qu’il le veuille ou non, le « nomade urbain » du 21e siècle circule dans un vaste champ électromagnétique (doublé par la « Toile » du WEB), son corps est équipé d’un nombre croissant de traçeurs : RFID (2), GPS, cartes bancaires, téléphones mobiles, etc. Ces marqueurs virtuels non seulement identifient leurs usagers mais peuvent rendre compte, en temps réel, de leur localisation et de l’historique de leurs déplacements. Parce que virtuel (immatériel et dynamique), ce marquage cybernétique a une extension universelle : il s’applique autant aux marchandises qui transitent par les chaînes logistiques, qu’aux animaux sauvages (balises « Argos ») qui sillonnent les réserves naturelles, qu’aux humains (pass « navigo ») qui empruntent les réseaux de transports urbains. Le film d’anticipation Bienvenue à Gattaca explore les conséquences sociales et politiques de la biométrisation (3) en cours des identités (l’apparition d’une nouvelle forme d’eugénisme) et en tire le constat suivant : « Nous avons fait de la discrimination une science ». Les discriminations et contrôles sociaux à venir (4) reposeront en effet, de plus en plus, sur des technologies furtives (détecteurs, scanners, drones, réseaux de caméras, etc.) activant, à notre insu, des marquages individuels et des démarcations spatiales imperceptibles.
C’est en gravant au fer rouge ses initiales sur l’épaule du nègre que le maître en prend rituellement « possession ».
Mais revenons à la fabrication de l’esclave, à la façon dont le pouvoir esclavagiste marque les corps pour les soumettre. La marque de l’esclave, c’est d’abord le stigmate (grec stigma), ces marques corporelles qui chez les Grecs exhibaient l’infamie, la déchéance, l’impureté de celui qui les portait (esclave, traître, criminel). Le stigmate établit une distance infranchissable entre le maître et son esclave – celle qui sépare l’homme du bétail qu’il marque. C’est en gravant au fer rouge ses initiales sur l’épaule du nègre que le maître en prend rituellement « possession », en devient officiellement le propriétaire : la peau est un parchemin. Dans la plantation, la fonction première de la cruauté est d’imprimer dans les corps et d’exhiber en permanence la loi de l’inégalité, la loi de la domination du maître sur l’esclave. Selon son intensité et les circonstances de son application, la cruauté « dominicale » (du dominus, du maître) oscille entre violence « orthopédique » et violence « exceptionnelle ». Violence orthopédique quand, par l’usage correctif et systématique du fouet, la cruauté maintient l’individu dans le rang (social et spatial), dans l’enchaînement des opérations, dans le rythme de production. Violence exceptionnelle quand, par l’excès des supplices, elle réactive le pouvoir du maître un instant blessé par l’esclave « criminel ». Le supplice qui constitue une pratique pénale exceptionnelle en Europe (relevant de la justice royale ou inquisitoriale) devient en terre d’esclavage une pratique ordinaire. Plus il y a d’esclaves dans une plantation ou dans une région et plus la minorité des maîtres recourt à la terreur pour maintenir sa domination.
L’ordre esclavagiste se confond avec l’ordre même de la sorcellerie.
Au-delà des corps, ce sont les âmes que la machine d’esclavage mutile. De l’âme du nègre, le maître tente de retrancher l’esprit, la mémoire, la personnalité ; ce que les Haïtiens appellent le « ti bon ange » (principe de l’individualité dans la religion Vodou). Il s’agit de décerveler le nègre pour mieux le réduire à la bête de somme. C’est ce qu’exprime clairement, en 1831, un homme politique américain devant la chambre des représentants de Virginie : « Si nous pouvions supprimer leur capacité de voir la lumière, notre tâche serait terminée, ils seraient alors au même niveau que les bêtes des champs, et nous serions en sécurité » (Histoire populaire des États-Unis, H. Zinn). De part et d’autre de l’Atlantique, des côtes d’Angola à celles d’Haïti, le zombi incarne l’esclave idéal : un vivant privé de conscience, un « mort vivant » qui n’offre plus aucune résistance à la volonté du maître. Laënnec Hurbon nous apprend en effet que chez « les Douala [Cameroun], on parle encore de faux morts vendus qui travaillent nuit et jour pour leurs propriétaires dans les régions montagneuses. La description de ces faux-morts esclaves recoupe parfaitement celle des zombis d’Haïti. Un individu est séparé de son ombre ou de son double, il tombe malade et prend l’apparence d’un cadavre ; il est enterré ; un sorcier vient le réveiller pour le mettre au travail comme esclave sur des plantations » (Le Barbare imaginaire). À travers les récits de « zombification », c’est bien sûr le souvenir de la traite des nègres qui perdure. Dans l’imaginaire social des sociétés africaines et créoles, la sorcellerie se présente comme une capture et une dévoration de l’âme, de sorte que l’ordre esclavagiste se confond avec l’ordre même de la sorcellerie. Le zombi, c’est l’être ensorcelé : il est donc indissociable de la figure inverse du sorcier. Le fait d’être « ensorcelé » traduit sur le plan symbolique une situation concrète d’aliénation : être esclave c’est être « possédé » par une puissance étrangère, c’est être dépossédé de soi au profit d’un maître dont on devient la propriété. Ce qu’on a de plus propre, notre corps, notre vie même constitue désormais le bien d’autrui. Si les films de George Romero ont une portée politique et sociale (La nuit des morts vivants, Zombie, etc.), c’est justement parce que derrière l’invasion des zombis se profile toujours la révolte des esclaves, des exploités, des dominés.
Dans les sociétés esclavagistes, la chasse à l’homme est une institution à part entière.
Alors que les zombis apparaissent comme des sous-hommes se déplaçant en troupeaux, des créatures errant entre vie et mort, des ombres sans souvenirs ni espoirs, le vampire représente à l’inverse le surhomme, le prédateur solitaire et extralucide, le maître par excellence, celui qui se nourrit du sang de ceux qu’il traque. Le vampire est un aristocrate qui, comme tous les membres de sa caste, s’adonne au rituel sacré de la chasse. Dans l’Occident médiéval (et même longtemps après), c’est au cours de la chasse que se rejoue et se réactive la souveraineté du seigneur sur la nature et sur ses sujets. Pour les nobles, l’affût et le pistage du gros gibier représente une école de bravoure et de formation du caractère. Mais au gibier animal l’aristocratie surnaturelle des vampires préfère le gibier humain. Ce que le vampire chasse, c’est l’homme. Et c’est en cela que l’esclavagiste lui est apparenté. Les chasses du comte Zaroff, un film de 1932 qui se déroule sur une île de la Caraïbe, nous parle, sans le vouloir, de cette vieille pratique de la chasse à l’homme : un aristocrate décadent épris de chasse provoque des naufrages afin de s’approvisionner en nouvelles proies humaines, futurs ornements de sa salle des trophées. Dans les sociétés esclavagistes des Amériques et de l’Océan indien, la chasse à l’homme est une institution à part entière. Régulièrement des avis de recherche sont placardés et des battues organisées pour traquer les esclaves évadés, ceux que l’on dénomme les « nègres marrons ». L’esclave fugitif et le molosse forment un couple indissociable, autant dans l’imaginaire que dans la réalité de l’esclavage. Les Espagnols de Cuba, éleveurs expérimentés, fournissent toute la Caraïbe en puissants limiers. Le molosse, c’est l’instrument privilégié de l’appareil de capture esclavagiste : il retrace, il poursuit, il saisit le fugitif.
Pour conquérir sa liberté, l’esclave doit épouser la course féline du jaguar, la reptation fluide du serpent, la disparition mimétique du caméléon.
La réussite de l’évasion du marron, son intégrité physique, sa survie même dépend de sa capacité à disparaître, à devenir non seulement invisible mais imperceptible. Dans L’esclave vieil homme et le molosse, Patrick Chamoiseau peint le marron en maître du camouflage : « Mon soin, durant ma course, fut de déjouer son flair. (…) Je m’enduisais de fourmis-santi qui peuplaient les lianes douces, et des grosses termitières vivant de racines mortes. J’utilisais les feuilles du vétiver, des nids de manicou, des boues chaudes qui sentaient le mystère. (…) j’espérai me dissoudre dans cette âme végétale. » Une fugue inaugure toujours un cycle de métamorphoses. Pour conquérir sa liberté, l’esclave doit épouser la course féline du jaguar, la reptation fluide du serpent, la disparition mimétique du caméléon. C’est en modifiant sa forme, son apparaître, en devenant lui-même simulacre, en produisant des leurres, que le marron parvient à déjouer l’appareil de capture. Échapper à ses ennemis, c’est produire sa propre disparition :s’embusquer, brouiller les pistes, faire le mort, disparaître pour aussitôt ressurgir. « Les Espagnols appliquaient primitivement le terme « marron » aux animaux qui, de domestiques, devenaient sauvages (…), et c’est pour cela qu’ils l’ont étendu jusqu’à leurs nègres. Puisque l’on dit cochon marron, pourquoi ne pas dire nègre marron », explique Victor Schoelcher. Retour d’un animal domestique (l’esclave) à la vie sauvage, le marronnage est un processus de « dé-domestication », une sorte d’indocilité créatrice. La fuite de l’esclave présuppose la réappropriation de son corps, son « dé-chaînement », son « ensauvagement ». Et cette libération du corps n’est rien d’autre que l’affirmation d’un esprit, que sa réinvention par-delà la servitude. Des formes culturelles telles que la « soul music » ou le « negro spiritual », dans leur dénomination même, laisse clairement transparaître la revendication d’une spiritualité « noire ». Le marronnage, c’est la conjuration du zombi.
La traite des nègres est une migration sans retour, hors de l’Afrique et hors de l’humanité, une déportation.
Lorsque les migrants Européens s’embarquent pour les Amériques, ils emportent avec eux leurs habits, leurs outils, leurs bibles, leurs icônes, leurs religions, leurs langues. Durant la traversée de l’Atlantique, Anglais, Allemands, Français, ont la possibilité de parler et de vivre avec leurs compatriotes. Dans les premières grandes villes américaines, ils reconstituent leurs communautés d’origine : quartiers italiens, grecs, irlandais, etc. À l’inverse, les esclaves Africains partent pour le « Nouveau monde » séparés des leurs (de ceux qui parlent leur langue) et dépouillés de tout, y compris de leur humanité : la traversée de l’Atlantique commence en effet par une mise à nu et un marquage au fer. Les captifs ne sont plus « personne », ils n’ont plus de nom, seulement une cicatrice ; celle qu’a laissée sur leur peau le rougeoiement incandescent des initiales du navire. Les nègres sont des « migrants nus » (Glissant) : des hommes, des femmes, des enfants dénudés et réduits à la « vie nue » – à la vie strictement biologique – du ventre du bateau négrier. La traite des nègres est une migration sans retour, hors de l’Afrique et hors de l’humanité, une déportation. Le négrier ne transporte pas des personnes, il aligne, enchaîne, juxtapose des corps, qu’il laisse macérer dans leurs propres effluves. Ceux qui ne résistent pas à la faim, ceux qui ne résistent pas à la folie, ceux qui ne résistent pas aux maladies sont, au fur à mesure de la traversée, reversés à la mer. L’Européen débarque en Amérique comme un pionnier, le nègre lui y échoue comme un rescapé.
L’esclave n’est humble que parce qu’il se sent humilié ; l’estime de soi est le premier moment de la résistance.
Aux yeux de l’Occident, la nudité des peuples Africains, Océaniens ou Amérindiens constitue le premier indice de leur sauvagerie : « Voyez, ils vivent encore à l’état de nature ! » Mais comment des corps tatoués, scarifiés, incisés, peints, huilés, perforés, parés de plumes, pourraient-ils être nus ? Dans les sociétés dites « primitives », le marquage est d’abord un acte de stylisation de soi qui, à travers un « langage corporel » collectif (de la scarification à la sculpture, on retrouve les mêmes codes esthétiques), manifeste des appartenances culturelles. Pour les « sauvages », un corps ne devient humain qu’à partir du moment où il est modifié par l’homme : un corps qui n’est pas sculpté est un corps vide de sens, sans identité et sans statut. De ce point de vue, c’est le Chrétien qui paraît « nu » : sous ses vêtements pudiques sa chair a la nudité d’une page blanche. « Et vous ne vous ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort, et vous ne ferez pas de tatouages », commande la Bible (Lévitique 19, 28).
« Congo ayant les dents pointues et des marques du pays formant une croix sur chaque sein » ; les colons appellent « marques du pays » ces motifs indélébiles que présentent les corps des Africains à leur arrivée dans les Caraïbes. Ces scarifications sont les seules traces visibles que les « Bossales » (esclaves nés en Afrique) conservent de leur terre natale. Le corps est surface d’écriture : la culture laboure les corps pour mieux s’y incorporer. Un corps scarifié constitue d’emblée un « corps-mémoire » : une surface où se déploie l’écriture d’un peuple (Kongo, Haoussa, Yoruba, etc.), le récit singulier d’une vie (la première chasse, l’entrée dans la caste des forgerons, etc.), la généalogie d’un clan. Les scarifications représentent donc le premier obstacle à la mise à nu, à la dépossession de l’esclavage. Dans les sillons, les crevasses, le relief accidenté de sa chair, l’esclave Africain trouvera toujours l’assurance de son humanité : d’où il vient (le territoire de ses ancêtres) et qui il est (son histoire). L’esclave n’est humble que parce qu’il se sent humilié. De l’aube au crépuscule résonne dans la plantation le mot « nègre », un mot qui dénigre (latin denigrare : noircir), souille, rabaisse tous ceux qu’il touche. Se souvenir que l’on se nomme « Kounta Kinté » (personnage de la série Racines), c’est déjà résister au « dénigrement » : au raturage du nom et de la mémoire. L’estime de soi est le premier moment de la résistance.
C’est toujours en chuchotant que nous fomentons nos projets d’évasion.
Des Caraïbes à la Louisiane en passant par le Pérou, les « nègres marrons » incarnent le refus de la servitude, une soif absolue de liberté. Le prix de cette liberté : de terribles représailles pour les fugitifs capturés et, pour les autres, une existence périlleuse dans un environnement inhospitalier. Fuir demande beaucoup de courage et un grand art, l’art de la fugue. Par leur fugue sous le couvert des forêts, les nègres marrons n’ont cessé de « faire fuir » la société esclavagiste, entraînant dans leur sillage toujours plus d’esclaves indociles et révoltés. Dans maintes régions des Amériques, ils ont pu recréer des sociétés, réinventer des cultures qui aujourd’hui encore sont bien vivantes : celles des Bushinengués de Guyane et du Surinam, des Maroons de Jamaïque, des Garifunas d’Amérique centrale, des Quilombolas du Brésil ou encore des Palenqueros de Colombie. Mais le marronnage commence déjà dans les échappées nocturnes des esclaves, quand, profitant de l’ombre, ceux-ci s’esquivent des plantations pour, au rythme des tambours, communier dans les danses, les joutes orales des contes, les cultes mystiques et les serments secrets. C’est ainsi que sont nées les cultures créoles des Amériques, des cultures qui en créant des espaces de liberté au sein même de l’ordre esclavagiste n’ont cessé de subvertir ce dernier.
Du chuchotement peut naître un monde, un refuge, une utopie. C’est toujours en chuchotant que nous fomentons nos projets d’évasion. Chuchoter c’est adresser une parole à un acolyte de telle manière qu’elle ne puisse être interceptée : une parole furtive qui scelle le secret d’une communauté à venir. Paroles buissonnières, les chuchotis chiffrent, travestissent, font bruisser la langue. La fugue naît toujours d’une variation créatrice (5)…

1. A lire sur l’imaginaire des zombies dans le cinéma américain, « Le retour des morts-vivants », le Monde diplomatique, S. Meininger, mars 2008.
2. Radio Frequency Identification : technologie qui permet à de minuscules puces électroniques implantées sur des objets de transmettre, par ondes radio, des informations à des capteurs à distance.
3. La réduction des identités personnelles à des marques biométriques. Biométrie : technique d’identification et d’authentification des personnes à partir du « bios », des éléments du corps considérés comme inchangeable : iris, rétine, voix, empreintes digitales, ADN, etc.
4. À la pointe de cette évolution, l’intrusion croissante des entreprises dans la vie privée de leurs employés ou de leurs clients.
5. « La fugue (latin fuga, fuite) est une forme de composition musicale dont le thème, ou sujet, passant successivement dans toutes les voix, et diverses tonalités, semble sans cesse fuir. », Encyclopédie Universalis
///Article N° : 7407

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Les images de l'article
Scarifica Scarifications chez les marrons Boni. Photo et croquis de Jean Hurault, Africains de Guyane
Scarifications chez les marrons Boni. Photo et croquis de Jean Hurault, Africains de Guyane
Saramakas, descendant d'esclaves rebelles du Surinam. Photo de Richard Price (1989) in Les arts des marrons, éd. Vents d'ailleurs
Gravure de William Blake (1790) : "Un nègre pendu vivant par les côtes" Illustration de Capitaine au Suriname : " Récit d'une campagne de cinq ans contre les Nègres Rebelles "
Affiche du film de Romero "La nuit des morts-vivants" (1968). Le héros est Black ce qui accentue la portée politique du film (la ségrégation était encore appliquée un an auparavant). Seul survivant, il sera abattu par la police à la fin du film et exposé comme un trophée de chasse...





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