La création contemporaine dans tous les domaines artistiques est certainement le lieu privilégié de l’expression de l’identité d’un peuple et le témoin de son évolution. La diffusion des uvres contemporaines au public, la libre circulation des artistes et de leurs productions sont des priorités sur les plans culturel, identitaire, politique et économique et cependant font ici défaut en termes d’accessibilité et de continuité territoriale. En Martinique, comme dans les autres Outre-Mer, les artistes et leurs uvres sont sans cesse pénalisés dans leur circulation par leur enclavement géographique et administratif et par le coût prohibitif des déplacements, mais d’autre part, sur leurs propres territoires, par l’absence de politiques culturelles prospectives et par les compromissions du marché.
Les artistes de l’hexagone peuvent circuler librement sur tout le territoire européen et dans le monde entier, avec leurs uvres ou leurs décors, avec parfois un grand nombre d’acteurs, de techniciens ou de machineries. Ceci est vrai dans toutes les disciplines artistiques, pour les arts collectifs que sont le théâtre, la danse, la musique et aussi pour les arts plastiques et la production audiovisuelle. Cette circulation et la libre diffusion des uvres qui en découle assurent non seulement une viabilité économique aux structures culturelles et aux artistes (vente des uvres et des productions) mais intervient également sur le plan de la nécessaire rencontre-confrontation des artistes, des esthétiques et des imaginaires (échanges artistiques, évolution des techniques, des esthétiques). Au-delà, elle véhicule l’âme, l’identité d’un peuple, d’un territoire. Les artistes des Outre-Mer, de ce point de vue, sont pénalisés sur tous les plans. Sur le plan économique parce qu’ils ne peuvent assurer librement la diffusion et donc la vente de leurs uvres. Sur le plan de l’échange parce que la confrontation et la rencontre dont a besoin l’artiste pour ne pas se perdre en ressassement ne peuvent se faire facilement.
Les artistes des DFA (Départements Français d’Amérique) dont les imaginaires sont ancrés dans la Caraïbe et dans les terres d’Amérique, circulent peu entre leurs territoires propres (Martinique, Guadeloupe, Guyane) et ont peu accès aux échanges avec les pays voisins. Les contraintes administratives et les coûts de déplacement sont un véritable frein au libre-échange des créativités et des amitiés artistiques dans la zone Caraïbe.
Enfin ils sont également pénalisés sur le plan de l’affirmation identitaire parce qu’ils travaillent dans une situation sans cesse tendue entre leur appartenance administrative à la France et leur ancrage géographique et culturel dans un bassin aux imaginaires forts éloignés de leurs statuts. Nombre d’entre eux préfèrent s’exiler et rejoindre les pôles consacrés de la culture et en premier lieu Paris, d’abord en termes de formation puis finalement en termes de carrière. Ces artistes grossissant les rangs de la diaspora parisienne sont toujours encensés de « retour au pays », alors que leur visibilité nationale ou internationale est la plupart du temps confidentielle (peu de reconnaissance du grand public). Mais pour ceux qui restent sur place, convaincus de leur mission de développement culturel sur leur propre territoire et souvent en état de résistance vis-à-vis d’un marché globalisant, la réalité locale est plus dure.
Les causes d’enclavement sont multiples et différentes selon les objectifs. D’un point de vue général et dans toutes les disciplines, le coût des transports humains et matériels est prohibitif, qu’il soit aérien ou maritime, sur n’importe quelle destination : vers les DFA, vers les pays voisins de la Caraïbe, vers la France et l’Europe, vers les territoires d’Amérique. La situation monopolistique des transporteurs, l’absence de volonté de partenariats actifs avec les compagnies de transport expliquent cette réalité, ainsi que les taxes de douane et l’octroi de mer. Pour une compagnie de théâtre par exemple, le déplacement d’un spectacle hors du territoire, comptant quatre comédiens, un technicien et un décor ne peut pas être envisagé hors du cadre d’une tournée, autrement dit sans la vente préalable de plusieurs dates de représentation. Pour un plasticien, les conditions de déplacement d’une exposition en termes de coûts de transport, mais aussi en termes de taxes douanières sur le matériel artistique (les uvres) sont tout aussi difficiles, voire impossibles individuellement. Pour un réalisateur, un tournage extérieur au territoire comportant une équipe et le matériel de travail est inenvisageable en dehors du cadre d’une coproduction solide, impossible à monter avec des financements locaux.
La circulation légitime des artistes caribéens français dans leur région s’avère tout aussi difficile sinon davantage que la diffusion vers l’hexagone. L’échange entre les artistes de la Caraïbe ou d’Amérique et les artistes des DFA passe essentiellement par des accords diplomatiques entre la France et les pays voisins, via les Alliances françaises, des accords de coopération régionale ou par le jumelage de deux communes : Le Lamentin et Santiago de Cuba par exemple. Ce qui implique une intervention politique et institutionnelle systématique dans les projets artistiques. Une résidence croisée d’artistes entre Cuba et la Martinique par exemple, ne pourra voir le jour que dans la mesure où elle est culturellement, c’est-à-dire politiquement pertinente. Ceci non seulement en raison des financements publics nécessaires à son élaboration, ce qui est le cas de la majorité des projets artistiques, mais aussi parce que la circulation s’effectue dans le cadre de la réglementation des frontières propre à chaque pays. Par exemple, dernièrement la compagnie martiniquaise professionnelle, le théâtre des Corps Beaux était invitée en Equateur mais ses deux directeurs Ludwin Lopez et Ricardo Miranda sont cubains et à ce titre n’obtiennent que difficilement les visas pour les Etats-Unis. Ils ont dû pour se rendre à Quito effectuer le parcours suivant : Fort de France / Paris / Madrid / Quito au lieu de Fort de France / Miami / Quito.
Même si les accords de coopération régionale sont a priori constants avec Sainte Lucie, la Dominique, Cuba, la circulation des artistes peut être entravée pour des raisons administratives. C’est souvent le cas dans les formations musicales ou chorégraphiques constituées de plusieurs nationalités ainsi que dans l’organisation de festivals internationaux comme le Festival des Sens à Sainte Lucie, le Festival de Jazz à Fort-de-France ou les Théâtres d’Outre Mer en Avignon. L’intervention diplomatique y est régulièrement nécessaire.
La diffusion de ses uvres sur son territoire est la mission première de tout artiste professionnel. Elle est nécessaire en termes de développement culturel du territoire et d’action culturelle au sens de la formation et de la sensibilisation des publics. Or, les artistes martiniquais par exemple ont le plus grand mal à sortir de Fort-de-France et des outils institutionnels de diffusion, type Atrium ou théâtre municipal. En dehors du fait que les communes sont déficitaires sur le plan des équipements de diffusion, les collectivités en général ne raisonnent pas en termes de politiques culturelles et sont taxées de clientéliste par la plupart des artistes. On sait que dans le cadre du fonctionnement actuel de la culture en France, sur le territoire hexagonal, l’action culturelle est en majorité financée par les collectivités locales, communes, communautés de communes, Région, Département. Mais, par exemple, en Martinique paradoxalement, sur la plupart des projets professionnels, c’est le Ministère de la Culture qui intervient majoritairement avec ensuite la Région au niveau de l’emploi et de la création et le Département principalement impliqué sur les équipements de diffusion. Il n’y a pas au niveau des communes et encore moins au niveau des communautés de communes de politique culturelle définie. Il y a peu d’achat de spectacles, d’expositions ou de formations professionnelles, les collectivités préférant investir dans les manifestations « populaires » : les fêtes votives ou les spectacles comiques comme si le registre de la création contemporaine était cantonné à un élitisme inabordable, ce qui est, en fait, contradictoire avec la fonction de l’artiste.
Par ailleurs, les artistes parlent d’un déficit en ressources humaines et déplorent le manque d’écoute ou d’accueil professionnel au sein des offices culturels. Enfin, l’étroitesse du territoire sur le plan des relations humaines engendre parfois des fâcheries préjudiciables à l’artiste dans son rôle de critique social et inversement facilite les copinages intéressés. On ne compte pas les exemples de carrières pénalisées, brisées ou éloignées en Martinique par l’exercice non distancié du pouvoir, le nombre de portes fermées ou rendues inaccessibles, le nombre de tracasseries administratives et financières infligées à celui qui dans son rôle d’artiste se sera moqué de l’institution
Cela est vrai dans tous les domaines artistiques et ce genre de comportement inconséquent et sans complexe de la part des décideurs culturels se décline à tous les niveaux du pouvoir. Dans la même veine, les « bagarres » politiques entre ou dans les collectivités engendrent régulièrement une incohérence sur les projets structurants importants. Il est difficile dans un financement de projet par exemple de faire figurer au même titre, des instances politiquement opposées : l’Etat et la Région / Le Conseil Général et la Ville de Fort-de-France. Dans ces conditions, les artistes finissent par s’interroger sur l’opportunité des financements publics accordés aux projets extérieurs quand ils ne se sentent pas soutenus dans l’exercice de leur profession par leurs collectivités, même si l’accès au travail de l’autre est nécessaire. A ce sujet, la production audiovisuelle dans le rapport aux collectivités locales se sent particulièrement lésée. Les réalisateurs déplorent le fait que la Région ne se soit pas engagée dans la convention avec le CNC qui double les subventions attribuées par les Régions à la production audiovisuelle. Ils dénoncent les préférences faites souvent aux projets audiovisuels venant de la diaspora parisienne, financés en partie par les fonds locaux. Derniers exemples, le James Bond en Martinique, la Baie des Flamboyants en Guadeloupe. Par ailleurs, ils regrettent le peu de participation des médias dans le financement de leurs productions. RFO par exemple ne dispose pas de budget pour la production locale hormis l’apport en industrie et surtout ne dispose pas de fond pour sa diffusion. Paradoxalement et particulièrement dans le spectacle vivant, la création contemporaine en Martinique se trouve souvent mieux pourvue en termes de financement public que les artistes de l’hexagone. Il est d’autant plus regrettable qu’aucune stratégie culturelle de la part des pouvoirs locaux ne vienne structurer la profession.
On parle beaucoup de la diffusion de nos artistes sur le marché national depuis une dizaine d’années. L’initiative de Greg Germain en Avignon (2) a fait des vagues et a occasionné des prises de conscience à propos de la visibilité sur le plan national, des artistes d’outre-mer et de leurs uvres, même si sur le plan local l’offre artistique, notamment dans le domaine du spectacle vivant n’était pas forcément prête à affronter les rigueurs d’un marché normatif. En effet, dans l’expérience d’une diffusion hexagonale, au-delà des difficultés matérielles liées à l’éloignement, se sont révélées les difficultés structurelles liées à l’enclavement ou à la situation culturelle spécifique de l’artiste caribéen : manque de formation, manque de réseaux de travail ou de diffusion, niveau de travail dans le contexte d’un marché européen global, différences des critères esthétiques et humains
Aujourd’hui la diffusion professionnelle sur le plan national ou européen comme dans la Caraïbe et sur le territoire américain d’ailleurs, ne peut se passer d’un fonctionnement en réseau d’échange et de diffusion pour des raisons évidentes d’ordre économique et artistique. Dans le domaine de la musique (Kassav, Difé, Eric Virgal
) et des arts plastiques (Hector Charpentier, Henri Guédon, Louis Laouchez, Habdaphaï
) les réseaux de diffusion et d’échanges nationaux et internationaux existent depuis longtemps, notamment élaborés par la diaspora parisienne établie ou de passage et souvent éloignés des réseaux institutionnels. Pour la danse et le théâtre, quelques artistes et compagnies ont créé leurs propres réseaux d’échanges entre leurs territoires et l’Europe, depuis presque trente ans, c’est le cas notamment de la compagnie KS and CO l’une des plus anciennes des DFA avec l’Europe de l’Est et de la Compagnie guyanaise Norma Claire avec les réseaux de danse contemporaine, de Roger Robinel avec le théâtre
Mais ces volontés artistiques n’ont jamais pu s’adosser à une réelle et structurante volonté politique qui aurait pu définir des stratégies culturelles et les développer. Aussi, aujourd’hui, la question de la visibilité des artistes d’outre-mer se pose plus que jamais. En effet, au moment où la notion de diversité est la tendance de rigueur dans les milieux culturels français et où le marché déjà investi par les créateurs du monde entier commence à s’ouvrir timidement à la création issue de l’émigration, la création contemporaine des DOM se heurte à l’étroitesse de ses marges de manuvre et à l’absence de réflexion prospective de ses politiques. La pensée artistique est un acte éminemment politique, un monde où elle ne circule pas est un monde sans voix.
1. Une première version de cet article est paru dans Antilla n°1361, 23-30 juillet 2009, sous le titre « Les problématiques de diffusion de la création contemporaine en Martinique » en introduction d’un dossier qui donne largement la parole aux artistes martiniquais.
2. T.O.M.A, Théâtres d’Outre Mer en Avignon, vitrine des créations théâtrales d’outre-mer pendant le festival d’Avignon. Cette manifestation initiée par l’acteur guadeloupéen Greg Germain a lieu au Théâtre de la Chapelle du Verbe Incarné, devenu l’un des lieux phares du Festival Off d’Avignon. Voir article d’Alvina Ruprecht dans cette publication.///Article N° : 9374