» Cultures immigrées  » ou diversité à la française ?

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L’immigration africaine ne cesse de bousculer les habitudes culturelles françaises, avec la perspective d’un nouvel imaginaire rimant forcément avec la diversité tant défendue dans les débats actuels sur la mondialisation. Un phénomène que la culture dominante digère assez mal.

La situation des créateurs immigrés de  » souche  » africaine, portant le vécu culturel du pays d’origine sur leur dos et composant avec celui du pays d’accueil, sont souvent confrontés à la ghettoïsation. Les plateaux de télé et les pages des journaux les plus en vue leur sont refusés. Les programmateurs de salle et les chaînes de diffusion culturelle réfléchissent à deux fois, avant de leur faire une petite place. Marginalisée, cette création issue de l’entre-deux, (1) dans lequel s’inscrit la migration, regorge d’idées novatrices. Les écrivains et les artistes de cette migration africaine, en puisant à plus d’une source culturelle, devraient pouvoir s’offrir un immense champs des possibles dans un contexte de vie sans doute plus porteur que dans leur pays  » déserté « .
Mais aux yeux de la culture dominante, ils paraissent  » inassimilables « . Le sacrifice d’un Senghor (2) n’aurait servi à rien, entend-on répéter ici ou là dans la grande fratrie immigrée. Lorsque les  » enfants  » de cette migration africaine, qui se revendiquent donc français (3) se lancent sur le marché. Les portes leur claquent au nez dès qu’ils apparaissent. L’exercice de ghettoïsation se complique alors davantage, dans la mesure où ces derniers souhaitent, non pas représenter une culture  » étrangère  » en France ou francophone au sens du pré-carré politique et historique, mais plutôt intégrer la grande scène culturelle française, sans souffrir la moindre exclusive.(4)
La critique joue à les cantonner dans des cases, comme quand on parle des cultures  » immigrées  » de leurs parents ou de leurs grands-parents. Label consacré ? Artiste ou écrivain de l’immigration ! Et les stéréotypes continuent… L’ayant compris, certains de ces créateurs étiquetés  » immigrés  » se sont mis à  » banaliser  » leurs contenus, (5) en cherchant autant que possible à montrer que leurs vécus ne diffèrent en rien de celle des enfants français dits de souche. (6) Par souci de sur-intégration, ils sont allés jusqu’à gommer la référence aux origines culturelles parentales dans leur écriture, en laissant planer le doute par moments sur leurs intentions. On les a ainsi accusés de vouloir se renier sur certains coups. (7)
Dans l’autre sens, quelques créateurs ont fortement cultivé le repli communautariste. D’autres sont tombés dans la schizophrénie artistique, passant d’une rive à l’autre, instituant des coupures entre une culture et l’autre, tout en essayant de se recomposer une identité d’individu hors-case. Les plus audacieux se sont contentés de revendiquer simplement le statut de créateur, tout en assumant pleinement leur vécu d’enfant issu de la diaspora.
C’est le cas des principaux acteurs du mouvement hip-hop français. Apparu dans le béton des cités-ghetto, issu de l’Amérique et non de l’Afrique, chargé de référents relatifs à une culture populaire, jeune et branchée, le hip-hop est principalement fondé sur une douleur sociale, à travers laquelle s’exprime la pauvreté et la misère de petites gens évoluant dans leur quotidien comme des citoyens de seconde zone. La jeunesse française ne s’y est pas trompé. Gosses de riches ou fils et filles d’ouvrier, ayant vécu en cité ou non, d’origine africaine ou pas, ils sont nombreux à y trouver leurs  » marques « .
Générant des plus values inattendues, il a fini par défoncer les portes et inonder le paysage culturel hexagonal. Tout en insistant de temps à autre sur ses  » excès « , les médias ont fini par s’y faire. Les chiffres de vente ont forcé le respect. Pour cela, ils l’ont intégré dans la mouvance des  » cultures urbaines « . Les cultures d’entre-deux des parents sont immigrées, celles de leurs enfants sont urbaines. Un qualificatif imprécis qui rejoint le vocabulaire utilisé pour décrire la  » violence  » des cités-ghetto ou pour  » indexer  » d’autres formes de création, (8) et qui permet de creuser un véritable fossé entre ce monde, majoritairement noir et arabe, et la bonne tradition de la variété française. On parlera du rap ethnique, à travers lequel émergent de jeunes talents comme ceux du Bisso Na Bisso. Les danses hip-hop deviennent des  » danses urbaines « .
Il en va ainsi d’un cinéma de  » cité  » ou  » beur « , d’une littérature de  » banlieue « , alors même que la plupart des créateurs issus de la migration refusent ces dénominations mais sachant aussi que d’autres se réapproprient ce langage par souci de commodité.
La vieille France a bien du mal à reconnaître que des fils de nègres et des filles de bicot apportent un souffle nouveau à son patrimoine contemporain, qu’ils participent à  » l’effort de guerre  » le maintenant en vie. C’est d’autant plus pénible qu’ils exigent de revenir sur la mémoire trouée, sur l’histoire qui les a fait naître là, sur la déportation des peuples noirs et sur son incidence dans la puissance économique de ce pays, sur les  » chairs à canons  » des premières et deuxième guerre mondiales et sur la manière dont leurs parents ou grands-parents ont été  » abusés  » par le maître d’hier.
Ne serait-ce pas la raison du discours récent sur la diversité ? Le mot en tout cas a l’avantage d’être moins connoté que  » métissage « , longtemps utilisé par la gauche à l’heure du melting-pot impulsé par SOS Racisme, pour gérer positivement la différence culturelle, ce qui, au final s’est toujours soldé par une mise à distance des vrais concernés. On aura beau célébrer les mélanges, le lourd passif de l’histoire coloniale demeure :  » Métissez, métissez, il (en) restera toujours quelque chose de cette autre histoire rétive à tout mélange, mixage, syncrétisme ou hybridation : histoire où il est question des vainqueurs et des vaincus, du noyau du pouvoir… de politique en somme « . (9)
Une idéologie black-blanc-beur a elle aussi sévi, d’une manière un peu plus ludique. Mais la supercherie est vite apparue : le discours sur le métissage n’a servi qu’à juxtaposer des éléments culturels, sans s’interroger sur ce qui fonde véritablement la relation, à savoir l’histoire commune, faite aussi de sang versé et de dépossession de l’autre. Un vécu sciemment ignoré :  » Pour tout ce qui concerne spécifiquement les désastres, les exterminations, les génocides […] l’usine culturelle – à la fois une fabrique et un incinérateur– doit être définie comme ce site où l’élément non-dialectique de l’Histoire […] est retraité, puis représenté et diffusé sous la forme sublime  » (10) . La culture sert alors à faire le deuil du passé. Et c’est bien là le problème. Si ces artistes, dont l’œuvre se nourrit entre autres de la migration africaine, subissent des formes d’ostracisme, s’ils ne sont pas conviés à l’avant-scène ou dans les prime-time du PAF, (11) ce n’est pas que leurs formes de création seraient moins inspirées mais que certains d’entre eux exigent que l’on accepte de reparler du passé. Situation qui se complique davantage, dès lors qu’ils cherchent à s’interroger sur leur situation même d’étranger ou d’enfance issue de la migration africaine. (12) C’est aussi pour cette raison que le métissage  » mécanique  » (Glissant) semblait être une manière intelligente de contourner le tort subi par les vaincus d’hier, les colonisés, et par ceux d’aujourd’hui, ces immigrés que le capitalisme triomphant a dépossédé de leurs forces et de leurs âmes. Le métissage est une célébration des couleurs, forcément joyeuse, dans un contexte où personne ne veut entendre parler du  » mépris d’hier  » au journal de 20h00.
Ainsi les altermondialistes français ont-ils raison de penser que la France et son ouverture culturelle pourraient aller dans le même sens que leur combat pour  » un autre monde « . Mais ils auraient tort de s’arrêter à leur propre discours, torts de ne pas s’aventurer plus loin dans le débat, en exigeant un autre rapport du Français face à ses minorités  » visibles « , qui contribuent forcément à son essor culturel. La diversité à la française n’est possible qu’à ce prix :  » La mondialité [qui recoupe cette diversité dans les discours sur la mondialisation], c’est l’aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre, dans un monde qui pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, se conçoit à la fois multiple et unique, et inextricable. C’est aussi la nécessité pour chacun d’avoir à changer ses manières de concevoir, de vivre et de réagir, dans ce monde-là «  écrivait Edouard Glissant.
Changer ses manières de concevoir, de vivre et de réagir… C’est le prix à payer, si la France souhaite vraiment s’offrir un nouvel imaginaire, qui soit en rapport avec cette poétique du divers. (13) C’est le prix à payer pour que les processus d’intégration engagés à grands frais par l’Etat français prennent enfin sens. Dès lors, le mot  » intégration  » (14) cesserait peut-être de déranger…

1. Situé entre la culture d’origine et celle du pays d’accueil, cet espace d’où émerge des potentialités énormes génère de nouvelles pratiques culturelles. Cf. notamment Alain Moreau, qui insiste sur le fait que ces pratiques culturelles sont constituées de  » multiples éléments contradictoires, coexistant tant bien que mal dans un équilibre transitoire, constamment remis en question « . Ce qui explique selon lui le côté  » mouvant «  du processus. Moreau pensent que ce sont ces pratiques, qu’il nomme, lui,  » culture de l’entre-deux « , qui vont  » permettre, généralement, de passer progressivement d’un monde à l’autre sans sombrer dans la folie  » [in Immigration et intégration/ l’état des savoirs, Collectif, La découvertes]].
2. Senghor le sénagalo-français, qui écrivait dans Hosties noires en 1948 :  » Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques/ Qui m’invite à sa table et me dit d’apporter mon pain, qui me donne de la main droite et de la main gauche enlève la moitié « .
3.  » On nous pose aussi souvent cette question fatidique.  » D’où tu es, toi ?  » Alors nous répondons :  » de Lyon !  » Généralement, ce type de réponse fait sourire. On ne l’attendait pas.  » Non, je veux dire, de là-bas ?  » Alors nous sommes obligés de préciser :  » Ah ! Mes parents, tu veux dire ? Oui ! D’algérie. De Sétif « . Dans ce type de dialogue, l’Origine sert moins à fonder pour comprendre qu’à marquer une limite entre moi et l’autre  » [Azouz Beggag et Abdellatif Chaouite, Ecarts d’identités].
4. Certains observateurs insistent sur le fait que des jeunes, issus de la migration africaine, revendiquent la culture du pays d’origine des parents comme étant leur seule référence digne. Ils oublient de préciser parfois que cela devient le seul moyen pour eux de  » conquérir un espace social admis «  [Juliette Minces]. Ce qui les entraîne à adopter des positions supposées ambiguës, en accusant la France de les rejeter d’un côté et de l’autre en réduisant leurs interrogations identitaires à l’éloge d’un pays fantasmé [qui serait celui des parents].
5. Cf. Mehdi Charef, dont le film, Le thé au harem d’Archimède, raconte l’histoire de Madjid, fils d’immigrés maghrébins, et de Pat,  » Français de toujours  » (1985) .  » La caméra de Charef disait la réalisatrice Farida Belghoul, c’est l’œil de Big Brother […] Ses personnages ne vivent pas entre eux. Ils se montrent. Au détour de chaque scène, on sent la présence d’un certain public. C’est un public extérieur aux banlieues qui fait la loi dans ce film […] Tout le film est hanté par le désir d’être aimé de la bonne (au sens de bonté) société. Il en oublie d’être vrai : c’est le prix de cette quête d’amour «  [citée par Alec G. Hargreaves, in Immigration et intégration/ L’Etat des savoirs, ouvrage collectif paru chez La Découverte, sous la direction de Philippe Dewitte].
6. Un chroniqueur de Beur FM, média communautaire dédié aux enfants de la seconde et troisième génération de diaspora maghrébine.  » Vous avez beau vous raser, porter le veston, la cravate… vous avez beau mijoter votre Bourguignon, parler le Français à l’imparfait du subjonctif, renier votre foi, manger du halouf, épouser Jeannine, fêter Noël et jour de l’an, et même voter Le Pen… Vous ne vous appelez pas Dupont-Durand, et même si vous changez de nom, il vous faudra une chirurgie esthétique pour ne plus avoir une tête d’Arabe. Michael Jackson l’a fait… Voyez le résultat ! «  Extrait de Sucré-Salé/ Chroniques franco-algériennes de Saïd Yahia-Chérif, Syc. Prod.
7.  » Aux yeux de Farida Belghoul, le problème fondamental des artistes issus de l’immigration est de  » maintenir les relations avec [leur]milieu d’adoption, tout en lui opposant un milieu de contre-références «  [Cité par A. G. Hargreaves, ibid.]
8. Les raves, où selon l’idéologie officielle, circulent les drogues, n’ont-ils pas également été cataloguées phénomènes urbains, y compris sur le plan musical ?
9. Alain Brossat, in Métissage culturel, différence et disparition [Revue Lignes, octobre 2001, éditions Léo Scheers].
10. Cf. A. Brossat. Op. cité.
11. Paysage audiovisuel français. Les seuls moments où l’on veut bien les inviter, c’est quand ils contribuent à renforcer les idéologies en place, à nourrir le discours contre leurs communautés.
12. Cf. Abdelmalek Sayad dans La double absence (Seuil) :  » Réfléchir sur l’immigration revient au fond à interroger l’Etat, à interroger ses fondements, à interroger ses mécanismes internes de structuration et de fonctionnement ; et interroger l’Etat de cette manière, par le biais de l’immigration, cela revient, en dernière analyse, à  » dénaturaliser  » pour ainsi dire ce qu’on tient pour  » naturel « , à  » re-historiciser  » l’Etat ou ce qui dans l’Etat semble avoir été frappé d’amnésie historique, c’est-à-dire à rappeler les conditions sociales et historiques de sa genèse. Toutes choses que le temps contribue à faire oublier ; mais pas seulement le temps, car le temps ne réussit cette opération de refoulement que parce que nous y avons intérêt et que l’Etat lui-même a intérêt à l’oubli de son histoire « .
13. Edouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 2001.
14. Abdelmalek Sayad, toujours :  » L’invite à l’intégration, la surabondance du discours sur l’intégration ne manquent pas d’apparaître aux yeux des plus avertis ou des plus lucides quant à leur position au sein de la société et en tous les domaines de l’existence, comme un reproche pour manque d’intégration, déficit d’intégration, voire comme une sanction ou un parti pris sur une intégration  » impossible « , jamais totale et jamais totalement et définitivement acquise « .
///Article N° : 3217

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