Les biographes africains sont rares alors qu’il s’agit d’un authentique genre littéraire. Frédéric Grah Mel vient de publier une quatrième biographie, celle d’un homme politique, Félix Houphouët-Boigny, après celle d’un homme de l’époque coloniale, Marcel Treich-Laplène, celle d’un homme de culture, Alioune Diop et celle d’un religieux, le cardinal Bernard Yago.
D’où vient votre passion pour la biographie, dans une Afrique qui n’est pas connue pour être grande productrice de ce genre de littérature ?
En fait ma préoccupation est, si j’ose dire, universitaire. La biographie est un genre qui n’est pas encore véritablement accepté à l’université, et est d’ailleurs l’objet d’un mépris souverain de la part des universitaires. Est-ce parce qu’elle se situe au confluent de plusieurs disciplines, ce qui la rend à la fois hybride, inclassable et indomptable ? Y a-t-il d’autres raisons ? J’aimerais pouvoir le savoir. J’aimerais consacrer une réflexion à ce genre, mais je ne voulais pas la mener à partir de la seule expérience des autres, plutôt approcher le genre de l’intérieur, par ma propre expérience.
Une question qui relève un peu de l’aporie mais que beaucoup de gens se posent est celle de la cohérence dans la biographie. La vie d’un homme n’est jamais une trajectoire linéaire, perturbée ici ou là par des zones d’ombre qui se donneraient à voir comme des éléments logiques. Or la biographie essaie de reconstituer, à partir d’un récit, une vie qui donne l’impression d’être construite, là où dans la réalité elle ne l’est pas. N’y a-t-il pas là une contradiction ?
Dans la biographie très originale qu’il a consacrée à Chateaubriand sous le titre Mon dernier rêve sera pour vous, Jean d’Ormesson écrit cette réflexion qui me paraît offrir une belle réponse à votre question : » Aucune existence n’est vraiment simple. Le génie consiste à donner au hasard une allure de cohérence qui apparaît, après coup, comme une sorte de destin et de nécessité « . Je partage cette opinion sans réserve. Le matériau fourni au biographe est toujours un matériau disparate et hétéroclite, dans lequel il faut introduire une linéarité, construire une cohérence. Je ne vis pas le travail ainsi réalisé par le biographe comme une contradiction. Je le vis comme un effort de construction. Mais n’est-ce pas la contrainte ordinaire de tous ceux qui écrivent ? Ils ont devant eux un matériau éclaté, un ensemble d’éléments en vrac, dans un désordre total, à partir duquel il faut construire une cohérence. Il ne s’agit plus, certes, d’introduire une cohérence dans la vie désordonnée d’un individu, mais la nature du problème n’est nullement différente.
Venons-en à Houphouët. Il n’a certes pas eu le nombre de biographies qu’a eu Senghor, mais quand même quelques-unes. Pourquoi revenir sur lui ?
Il en a eu deux à proprement parler. En 1975, Paul-Henri Siriex, lui a consacré Félix Houphouët-Boigny l’homme de la paix, réédité en 1986 sous le titre Houphouët-Boigny ou la sagesse africaine. Ce fut ensuite le livre de Siradou Diallo intitulé Le médecin, le planteur et le ministre. Les deux livres étaient des travaux excellents, rédigés par deux hommes qui avaient connu Houphouët à deux époques différentes, et qui étaient capables de nous apprendre quelque chose sur lui. Mais Houphouët est mort voilà maintenant dix ans, et depuis, il n’y a jamais eu de travail de synthèse écrit dans des conditions de liberté comme celles dont on peut jouir après la disparition de l’homme. En principe mon livre devrait être plus complet. Sans parler du regard plus distant que devrait avoir un auteur qui n’a jamais approché Houphouët de son vivant.
Contrairement à d’autres écrits sur Houphouët qui lui attribuent une date de naissance précise, en l’occurrence le 18 octobre 1905, vous avez placé un à la place point d’interrogation.
Vous observerez que Siradou Diallo déjà mettait en doute la date de naissance d’Houphouët. On ne peut en réalité aucunement affirmer qu’il est né le 18 octobre 1905. Je produis un certain nombre d’éléments qui le confirment, notamment un rapport d’enquête rédigé en 1913 par Maurice-Pierre Lapalud, alors secrétaire général du gouvernement général de l’AOF à Dakar, où il est dit que le chef du poste de Yamoussoukro venait seulement d’instaurer l’état civil dans son district de Yamoussoukro et que n’étaient inscrits sur le registre ouvert au poste que les décès. Les chefs des villages les signalaient volontiers pour ne pas avoir à payer l’impôt dû par les morts. Ni naissance, ni mariage, ni divorce. Ce que je soutiens pour ma part, c’est que cette date de naissance a été une construction totale, mais avec des matériaux qu’il m’a tout de même semblé intéressant d’examiner. D’abord on peut dire avec plus ou moins de certitude quel jour Houphouët est né. Un mardi. Il a en effet porté, jeune, le nom de Djaa Kouadio. Or dans la culture baoulé, Kouadio, qui est un de ces noms qu’on qualifie de semainiers, est le nom porté par les enfants nés le mardi. Toute sa vie d’ailleurs, le mardi a été un jour sacré pour Houphouët. Et je me suis laissé dire récemment qu’un de ses souhaits les plus ardents était de pouvoir mourir un mardi.
Quant au 18 octobre, le choix de cette date me semble lié à la médecine qui a été le premier métier d’Houphouët avant la politique. Avant la naissance d’Houphouët, ses parents, qui étaient animistes, avaient consulté de nombreux féticheurs pour savoir s’il naîtrait garçon ou fille. Cela les préoccupait pour des raisons contradictoires : Houphouët avait été précédé par deux soeurs, et le père voulait qu’il naisse fille parce que dans sa culture, une femme ayant ses deux premiers enfants du même sexe doit en avoir un troisième du même sexe pour parachever une harmonie introduite dans la famille par la nature elle-même. La mère souhaitait pour sa part qu’il naisse garçon parce qu’il n’y avait pas eu d’enfant mâle dans sa famille depuis plus de vingt ans.
Dans un village de la région, une féticheuse leur avait dit que l’enfant serait un garçon, qu’il voyagerait loin et qu’il soignerait. Le choix du métier de médecin par Houphouët a probablement eu à voir avec cette prédiction. Or le 18 octobre est la fête de Saint Luc, qui est le saint patron des médecins. Je n’ai pas trouvé d’autre explication au choix de cette date.
Et pourquoi 1905 ? A mon avis, deux facteurs : d’abord le livret des baptêmes de la paroisse Saint Augustin de Bingerville où Félix Houphouët a reçu le premier sacrement de la vie chrétienne le 22 avril 1917. Le père Joseph Gorju qui lui a administré le baptême ce jour-là estime son âge à 13 ans, et le fait donc naître en 1904. C’est ensuite le témoignage écrit d’un commandant de cercle de Toumodi, Marc Simon, qui était un grand ami de la grand-tante d’Houphouët Yaa N’so. Dans Souvenirs de brousse 1905-1918, Marc Simon écrit qu’en 1909, il a vu dans la cour de la vieille Yaa N’so à Yamoussoukro un enfant de trois ans jouant dans la poussière, et qui serait, quelque cinquante années plus tard, le président de la Côte d’Ivoire. Houphouët serait donc né, selon ce témoignage écrit, en 1906. Je pense que le concerné a coupé la poire en deux pour retenir l’année moyenne de 1905.
Ayant dit tout cela, il reste à savoir à quel moment Houphouët a aggloméré toutes ces données pour construire cette date. J’avance sur ce point trois hypothèses. Le premier moment serait la période de ses études au Groupe scolaire central (GSC) de Bingerville, c’est-à-dire entre 1915 et 1918. Pendant ces années-là, il était en contact avec des métis qui, eux, avaient une date de naissance précise. On souhaitait que les Français qui allaient aux colonies comme administrateurs y aillent de préférence célibataires. William Ponty a eu un jour cette boutade : un administrateur qui va aux colonies marié est improductif à 50 %. Donc, sans décourager les mariés, on recrutait principalement des célibataires. Et ces jeunes engagés, pauvres solitaires, qui n’étaient pas de bois pour reprendre le mot de Brassens, rencontraient des femmes du cru, et faisaient beaucoup d’enfants que malheureusement ils n’étaient pas autorisés à reconnaître. Les colonies ont donc, assez rapidement, fourmillé de métis, qu’il avait fallu faire étudier, pour ceux de la Côte d’Ivoire, à l’école des métis de Bingerville. Ces jeunes venaient prendre les cours au GSC où étudiait Houphouët. Eux avaient souvent une date de naissance précise puisque leurs pères savaient écrire. Ma première hypothèse est que le contact de ces enfants a pu donner à Houphouët, donc dès Bingerville, l’idée de se construire une date de naissance de naissance précise.
La deuxième hypothèse, c’est quand il est devenu médecin. Dans les instructions que devaient appliquer les médecins africains, figurait le devoir de noter la date de naissance précise des femmes qu’ils devaient accoucher. S’il notait ainsi les dates des nouveaux-nés, pourquoi ne pouvait-il pas songer à s’en construire une pour lui-même ?
Une troisième hypothèse touche à la période où il est devenu chef de canton à Yamoussoukro à partir de juillet 1939, dont une des attributions était de veiller à ce que fussent notées les dates de naissance des administrés. Pourquoi n’aurait-il pas pu, là aussi, se construire une date, surtout à un moment où il sentait son entrée sur la scène publique proche ?
Que pense un biographe d’une telle incertitude ? Jubilation devant la trouvaille ou doute et stupeur face au tremblement de terre qu’on risque de soulever ?
On peut avoir le sentiment d’être tombé sur des vérités qui ne sont pas bonnes à dire. L’exigence que je m’impose personnellement est d’en savoir le maximum possible sur le sujet que je traite. Je ne me tolère pas à moi-même de travailler sur un sujet en en ignorant certains aspects objectivement accessibles. S’il s’agit ensuite de ce qu’on va mettre dans le livre qu’on écrit, le biographe, comme tous les écrivants je suppose, est soumis à une exigence de sélection. Selon l’environnement dans lequel il vit, selon le public pour lequel il écrit, il y a des choses qui peuvent apparaître comme à dire ou à ne pas dire. Cela relève vraiment du jugement du rédacteur.
Je voudrais ajouter que cette question se pose à tout le monde dans la vie de tous les jours. Elle ne tient pas d’une spécificité du biographe : dans la vie de tous les jours, ce n’est pas tout ce qu’on sait qu’on porte sur la place publique. On peut considérer comme un devoir pour chacun d’élargir sans cesse la base des informations qui constituent son savoir. Ce n’est pas une raison pour crier tout de suite tout ce qu’on sait sur tous les toits.
Parlons un peu des relations d’Houphouët et de Senghor, deux grosses têtes de l’AOF auxquelles vous consacrez un chapitre que j’ai lu avec plaisir. Il y avait également Lamine Guèye. Qu’est-ce qui fait qu’ils ne viennent pas, en octobre 1946, à la création du RDA à Bamako ?
C’est simple : ils ont reçu des instructions de la SFIO pour ne pas y aller. Députés au Palais-Bourbon, ils étaient apparentés à la SFIO, et ce parti, qui était au pouvoir, désapprouvait le soutien donné par les communistes aux nationalistes vietnamiens. Ceux-ci réclamaient l’indépendance avec Ho Chi Minh, et s’apprêtaient à entrer en lutte contre la France pour cet objectif. Or Houphouët, au Palais-Bourbon, appartenait à un petit parti, le MUR, qui était apparenté au Parti communiste. Les socialistes français craignaient que les communistes n’encouragent les élus africains à importer en Afrique les agitations du Vietnam, et à affaiblir ainsi, inconsidérément, l’Empire français, qu’on appelait alors l’Union française, qui était à cette époque l’objet de toutes les convoitises.
Senghor aurait regretté d’ailleurs, plus tard, sa docilité face aux instructions de la SFIO, quand il s’apercevra du service rendu par le RDA à la lutte pour l’amélioration des conditions d’existence des populations africaines.
Mais vous dites que jusqu’au dernier moment, Houphouët croyait qu’ils viendraient.
Bien sûr, la majorité des huit députés africains au Palais-Bourbon avaient souscrit au Manifeste du Rassemblement africain, le texte qui donnait au RDA, si j’ose dire, son acte de naissance. C’était un texte par lequel ils s’engageaient à lutter ensemble pour obtenir, selon les termes mêmes du document, le mouvement des peuples d’outre-mer vers la liberté. Senghor l’avait ratifié, même s’il n’avait pas participé, le 12 septembre 1946, à la réunion où Houphouët et d’Arboussier, rédacteurs du Manifeste, étaient allés le présenter à leurs pairs, dans la propriété de Lamine Guèye à Ermont. Seul le député camerounais Douala Manga Bell s’était tenu à l’écart des développements qui avaient abouti à l’élaboration du Manifeste. Lui seul devait donc, en principe, être absent plus tard à Bamako. Tous les autres devaient prendre part au congrès constitutif du RDA dans la capitale du Soudan français : Jean-Félix Tchicaya, député du Gabon Moyen Congo, Marcellin Sourou Migan Apithy, député du Dahomey-Togo, Yacine Diallo, député de la Guinée, Lamine Guèye et Senghor, députés du premier et du deuxième collège du Sénégal, Fily Dabo Sissoko, député du Soudan français, et bien sûr Houphouët, député de Côte d’Ivoire.
Une chose est surprenante dans votre écriture : on sent, en vous lisant, une évidente distance vis-à-vis de votre sujet. Mais cela ne parvient pas occulter une certaine sympathie, même si elle peut paraître froide. Quand on vit avec une si grande, une si forte personnalité de l’Afrique et du 20ème siècle, comment se sent-on ?
Quand on fait une biographie, je pense qu’il faut avoir un minimum de sympathie pour son sujet. Je travaille sur ce sujet depuis 1999 et je vais le traîner encore jusqu’à 2005, date de parution du tome 2. Cela fera six ans. Je n’imagine pas que je pourrais vivre une demi-douzaine d’années dans le voisinage, voire l’intimité, d’un homme que je hais.
Comment expliquez-vous, dans ce cas, cette distance que vous mettez visiblement, dans votre texte, entre Houphouët et vous ?
Elle est normale ! Je ne peux pas imposer au lecteur mes vues. Ce n’est pas parce que je pourrais, sur tel ou tel point, être amené à avoir un peu de sympathie pour Houphouët, qu’il me faut le rendre forcement sympathique au lecteur même là où il ne le mérite pas. Je pense qu’il faut, autant que possible, respecter la liberté du lecteur. Le lecteur est majeur, il ne faut jamais le traiter comme un enfant. Mais cela n’est pas une tâche si difficile pour le biographe, puisqu’il ne s’agit pour lui que d’exposer les faits, et non de les fabriquer ou les dénaturer.
Quelles sont les qualités d’homme d’Etat que vous avez aimées chez un Houphouët, par rapport par exemple à un Senghor ou un Lamine Guèye ?
Houphouët m’apparaît avant tout comme un immense combattant. Dès le berceau, il porte le signe du combattant. Dans la première partie du livre qui s’intitule « Houphouët avant Houphouët « , j’entre dans un grand nombre de considérations et de détails qui pourraient, je le crains, rebuter le lecteur non africain, mais l’intérêt de ces données est de projeter un homme qui est un combattant dès les langes. Houphouët aurait dû être mis à mort à la naissance, mais il sort vainqueur de l’adversité prénatale à laquelle il est immédiatement confronté. Il se lance, par la suite, dans la politique qui est un milieu où on prend beaucoup de coups. Il en a pris, il en a également donné, en grand nombre, en confirmant sans cesse et jusqu’au bout cette image du combattant.
Il y a une deuxième chose sur laquelle j’aimerais insister : il s’est montré au total comme un homme d’une extrême intelligence. Il était intelligent à un double point de vue. D’abord par la très grande culture qu’il avait engrangée. Houphouët a été un esprit ouvert à tous les vents. Une curiosité boulimique l’a amené à étudier et à connaître les cultures africaines jusqu’au bout des ongles, mais à se verser également dans la culture occidentale avec la même intensité. Il a avalé le maximum d’aliments culturels, et surtout il les a assimilés. Et je crois que cela a été le premier pilier de sa grande intelligence. Il s’est ensuite montré supérieurement intelligent dans sa pratique. C’était un homme qui analysait froidement les choses, qui réfléchissait toujours mûrement avant d’agir, qui n’agissait en tout cas jamais au pied levé. Le résultat a été souvent heureux. Houphouët aurait pu être écrasé en Côte d’Ivoire déjà par des hommes qui étaient beaucoup plus diplômés que lui au moment où il se présentait à l’élection à la Constituante en 1945. Un Alphonse Boni par exemple, qui avait fait le lycée d’Angoulême avec François Mitterrand et qui était docteur en droit dès 1933, ou un Kouamé Binzème, lui aussi docteur en droit, avocat stagiaire en 1945 à Paris, étaient bien mieux placés qu’Houphouët pour émerger. Je ne vois aucune autre explication véritable à sa réussite que sa très grande intelligence.
Ouezzin Coulibaly était aussi une forte personnalité, mais qui semble avoir eu un destin assez trouble.
Non, son destin n’a pas été trouble du tout. Houphouët a été un grand ami de Ouezzin. A l’inverse des personnes que je viens de citer, Ouezzin Coulibaly a été d’une dévotion totale à Houphouët, sans faille. Mais sa carrière devait se poursuivre en Haute-Volta, après le divorce entre ce territoire et celui de la Côte d’Ivoire en septembre 1947. Il y a eu donc séparation entre eux, mais il n’y avait là rien de trouble entre deux hommes qui ne s’étaient connus que sur le tard, seulement quelque temps avant l’élection à la première Constituante en 1945, mais qui avaient été tout de suite liés par une amitié solide. Ouezzin était un caractère entier, un homme fougueux : on l’appelait à juste raison le lion du RDA. J’ai été surtout frappé par son style : c’était une très belle plume ; il écrivait des articles non seulement sensés, mais dans un style absolument remarquable. C’était certainement un homme d’Etat, courageux, déterminé, astucieux et capable, hélas disparu trop tôt, pour le malheur à la fois de la Côte d’Ivoire et de la Haute-Volta.
Comment se fait-il qu’un homme qui avait la vaste culture dont vous venez de parler, qui avait en tête de léguer un héritage aux Ivoiriens voire aux Africains, n’ait pas écrit – même si sa pirouette sur Jésus et Mahomet qui sont les hommes les plus lus au monde alors qu’ils n’ont pas écrit une ligne est astucieuse ?
Il avait tout de même fini par accepter de faire rédiger ses mémoires par le journaliste français Patrice Vautier, mais ils n’ont pas eu le temps de travailler. Ils ont fait des enregistrements qui ont donné un petit livre d’une centaine de pages et qui ne portait que sur les années de jeunesse d’Houphouët, Mes premiers combats. Mais mon sentiment est que fondamentalement Houphouët est un homme de la tradition orale. Il est allé jusqu’à répugner à laisser à sa famille un testament écrit. Je pense que, dans le fond, c’était un homme d’une époque où la parole donnée avait du sens. Ce n’était pas un homme de notre époque où on parle de tout et de rien à la légère. Je pense qu’à ce sujet, une ou deux choses se sont passées sous nos yeux qui mériteraient notre méditation. Deux Ivoiriens étaient les héritiers politiques immédiats d’Houphouët. C’est le lendemain du jour où l’un a aménagé dans la résidence privée d’Houphouët à Cocody qu’a eu lieu le coup d’Etat de 1999. Le second brigue le pouvoir depuis la disparition d’Houphouët, dans un environnement marqué au coin de la tragédie. Est-ce que les deux hommes ont marché dans le respect de la parole donnée ? On peut se le demander. Donc, voyez-vous, l’écrit est certes une chose utile, mais ce qui est vraiment utile, n’est-ce pas plutôt le respect de la parole donnée, que celle-ci soit écrite ou orale ?
Terminons par un mot sur votre écriture. On dirait qu’il n’y a jamais un mot de plus dans ce que vous formulez. Tout semble être à l’économie du mot, voire à l’économie tout court, parfois avec une froideur qui fait peur. A quoi cela est-il dû ?
Vous m’embarrassez un peu. Vous m’embarrassez parce que vous m’obligez à me juger, ce que je ne peux pas faire sans mal. Permettez-moi en tout cas de prendre ce que vous venez de dire comme un compliment. Personnellement, quand j’écris, mon principal problème est celui de ma compréhension par mon lecteur. Vous êtes vous-même un éminent critique littéraire : vous devez donc connaître l’expérience de cette difficulté. Vous devez savoir que toutes sortes de facteurs risquent en permanence d’enfermer celui qui écrit dans une certaine opacité : les références qui nourrissent son écriture peuvent ne pas être connues du lecteur, la culture qu’il a ou qu’il n’a pas peut être un obstacle à sa compréhension. Et j’ai le sentiment que ces difficultés sont plus importantes pour l’écrivain africain que pour l’écrivain français. Il suffit en effet que ses références soient puisées dans la culture occidentale pour qu’il courre le risque de se couper du lecteur africain moyen. Qu’il les puise dans la culture africaine et sa compréhension par le lecteur non-africain devient difficile. Tout cela fait que je me pose sans cesse le problème du partage de mon discours. Vous savez, je n’écris pas de la poésie qui est un genre dans lequel la polysémie est de règle, dans lequel on peut cultiver l’ambiguïté, le flou, dans lequel il est normal d’attendre qu’on se fasse comprendre après commentaire. L’approche est différente en prose, et plus encore dans le récit d’une vie. J’ai donc un souci permanent de la clarté de mon discours. Si par conséquent un lecteur comme vous trouve que ce que j’écris est clair et surtout accessible, que les fioritures verbales ne sont pas mon propos, qu’on sent sous ma plume le souci du mot juste, du mot précis, je ne peux que me réjouir. Je vous en remercie. Mais sachez que je travaille beaucoup, beaucoup, pour ce résultat. Je travaille beaucoup pour essayer d’être clair : cela me paraît essentiel quand j’écris. Si ça marche tant mieux. Si ça ne marche pas, il faut continuer l’effort.
Frédéric Grah Mel, Félix Houphouët-Boigny. Biographie. Tome I, Editions Du Cerap Maisonneuve & Larose, 2003, 869 pages, 30 euros.///Article N° : 3214