Il se joue actuellement quelque chose d’essentiel dans la création chorégraphique africaine. Depuis quelques années, une remise en question et une dynamique sans précédent s’expriment aux quatre coins du continent. À Abidjan, Ouagadougou, Nairobi ou Johannesburg, des chorégraphes cherchent une écriture nouvelle, à l’image de l’Afrique d’aujourd’hui, profondément métisse, réceptacle d’innombrables influences. Un langage neuf du corps pour exprimer, au plus près, la profonde mutation de leurs identités. Qui suis-je ? Aucun artiste africain ne peut aujourd’hui faire l’économie de cette question sans fond. Elle s’impose à lui avec une nouveauté et une urgence brûlantes. Dans chacune de ses créations se joue sa propre définition. Cet enjeu socio-culturel se cristallise particulièrement dans la recherche chorégraphique actuelle.
En quelques années seulement, la création chorégraphique s’est profondément transformée sur le continent. À côté des troupes folkloriques et des grands ballets nationaux qui perdurent, une révolution artistique s’est opérée à une vitesse considérable. Il y a encore peu, la notion de « danse contemporaine » était largement ignorée en Afrique. Représentée jusque là par une poignée de précurseurs (Germaine Acogny, Souleymane Koly, Alphonse Tierou, Koffi Kôkô, Zab Maboungou, Irène Tassembédo, Georges Momboye…), vivant pour la plupart hors du continent, cette dénomination fait aujourd’hui l’objet d’un débat passionné entre créateurs. Qu’est-ce que le contemporain africain ? Continuité ou rupture? Enracinement dans un héritage ou table rase du passé?
Si ces questions attisent tant de passions, c’est bien que s’y joue une question cruciale : celle d’une nouvelle identité des chorégraphes africains. Hier, les artistes qui ont vu naître les indépendances nationales avaient comme souci légitime d’affirmer leur négritude. Aujourd’hui, une nouvelle génération de chorégraphes noirs refuse de se sentir prisonnière d’un carcan racial, d’une origine ou d’un continent. Enfants de l’urbanisation du continent et de la mondialisation, ils se sentent citoyens du monde, artistes autant qu’africains et revendiquent leur universalité. « Je suis Africain, je suis artiste mais je ne suis pas un artiste africain », aime rappeler le jeune Congolais Faustin Linyekula, reprenant à son compte la déclaration du sculpteur Ousmane Sow. Que l’on parle de « danse africaine contemporaine », « danse créative », « danse tradi-contemporaine » ou « danse d’auteur » : toutes ces appellations témoignent du seul et même défi de cette génération montante de créateurs : exprimer un rapport inédit à la modernité, dans toute sa complexité, dans toutes ses contradictions.
Rien n’est simple pour ces chorégraphes, ni matériellement, ni artistiquement. Trop proches des formes traditionnelles, on leur reproche de ne pas innover; mais s’ils leur tournent le dos, on les accuse d’être déracinés. D’où le déchirement, la confusion de certains face à une alternative qui leur semble sans issue. Cette confusion s’exprime à chaque édition des Rencontres de la création chorégraphique africaine. En récompensant de jeunes compagnies novatrices, cette biennale créée par l’association Afrique en créations (désormais intégrée à l’Afaa : Association française d’action artistique/ministère français des Affaires étrangères) a indéniablement stimulé l’émergence d’une nouvelle danse sur le continent. Cette manifestation d’envergure – seul événement panafricain qui allie concours chorégraphique et rencontres professionnelles (la 4ème édition se tiendra à Tananarive du 12 au 18 novembre 2001 – voir interview de Salia Sanou p. 20) – s’est d’emblée avérée un précieux tremplin international pour de jeunes chorégraphes qui trouvent à peine les moyens de vivre et de créer dans leurs pays.
Mais cette réussite ne va pas sans un revers de médaille. Non seulement la notion de création chorégraphique contemporaine s’avère radicalement différente à Paris, Accra ou Tananarive mais en désignant certaines démarches meilleures que d’autres, le concours tend à réduire leur diversité. En Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, les épigones de « N’Soleh » ou « Salia Nï Seydou », lauréats du concours, se multiplient, pensant qu’en les imitant, ils séduiront eux aussi les professionnels qui les ont primés.
Beaucoup de chorégraphes et de chercheurs africains soulignent l’incapacité des Occidentaux à évaluer une danse en pleine mutation. Et s’inquiètent du risque de confiscation à terme de l’imaginaire des artistes. Les plus posés parlent de culture d’assistance, les plus virulents de néo-colonialisme culturel. « Comment peut-on former des artistes africains, voire les juger, avec des outils forgés en dehors de toute problématique africaine, avec des ressources nourries du concept et des expériences de personnes qui, le plus souvent, ignorent presque tout des aspects éthiques, esthétiques et sociaux de la danse, ciment de la culture africaine ? » interrogeait le chorégraphe et chercheur ivoirien Alphonse Tiérou, pourtant responsable des premières Rencontres chorégraphiques en 1995, dans une interview donnée au Monde*.
Le risque de formatage des productions africaines aux exigences des programmateurs du Nord est réel. D’autant plus que la plupart des chorégraphes africains ne sont acceptés dans leurs pays que s’ils sont d’abord plébiscités à l’étranger.
« Les Africains regardent leur culture avec les yeux des Occidentaux et du marché de l’art », affirme encore Tiérou**, expert de l’anti-consensus. Le Burkinabé Seydou Boro***, co-fondateur de la compagnie Salia Nï Seydou, devenue véritable figure de proue de la nouvelle danse africaine, ne dit pas autre chose lorsqu’il affirme : « Beaucoup de compagnies en Afrique sont démunies et sont tentées de se laisser emmener dans n’importe quelle aventure. Nous avons la chance de ne pas être dans le besoin financier, ce qui nous sauve de pas mal de bêtises. » Comment ne pas comprendre la soif de reconnaissance occidentale qui tenaille la plupart des chorégraphes africains lorsqu’on sait les énormes difficultés qu’ils affrontent dans leur pays ? Pas de soutien financier, peu de reconnaissance, un manque souvent critique de lieux de formation et de diffusion…
Aujourd’hui, malgré une certaine fragilité, une nouvelle danse africaine progresse à grands pas. Débarrassée de tout complexe d’infériorité, elle ne cesse de gagner en maîtrise technique et en inventivité grâce à l’exceptionnelle capacité qu’ont les danseurs à intégrer ce qu’ils apprennent de l’extérieur. Des écritures singulières voient le jour : certaines détournent les codes occidentaux, d’autres réinventent les gestuelles traditionnelles, toutes tentent de synthétiser leurs multiples influences pour mieux les transcender. Leurs créations, souvent en prise avec les réalités du continent (folie du pouvoir, xénophobie, sida, perte des repères, sexisme…) sont animées d’un fort message social, d’une nécessité presque vitale qui manque aujourd’hui à la danse contemporaine occidentale. Les professionnels européens ne s’y trompent pas et programment de plus en plus souvent des compagnies africaines dans des théâtres et des festivals prestigieux (voir Montpellier Danse 2001 : pépinière de talents à l’Atelier du Monde, p.49). Tout comme des chorégraphes du monde entier viennent chercher en Afrique de nouveaux horizons (voir entretiens de Mathilde Monnier et Bernardo Montet, p.32)
Si la danse, comme le dit Bernardo Montet est « un état de conscience », elle a aussi toujours été et reste en Afrique un acte social. Plus que jamais, face aux profonds bouleversements qu’a connu le continent et la perte des repères que cela a entraîné, la danse est une réponse aux crises identitaires que traversent les sociétés. C’est aussi une façon d’exprimer toute l’ambivalence du changement social. Tiérou a raison de dire : « Si sa danse bouge, l’Afrique bougera ». La création chorégraphique est facteur de développement dans la mesure où elle pousse l’individu à s’émanciper, à se libérer des carcans, à se définir comme une nouvelle entité.
Aujourd’hui, partout en Afrique, des initiatives autonomes se mettent en place : centres de formation (au Sénégal, voir p.36, en Afrique de l’Est, au Bukina Faso…); festivals; collaborations artistiques… En juin dernier, des chorégraphes sénégalais ont lancé le premier festival international de danse Kaay Fecc à Dakar, offrant une précieuse vitrine aux jeunes compagnies de plusieurs pays (voir interview de Djibril Diallo, p.24). En décembre prochain, Salia Sanou et Seydou Boro organisent à Ouagadoudou « Dialogues de Corps »****, une manifestation qui propose spectacles, formations, conférences et réflexions. A Kinshasa, Faustin Linyekula monte les studios Kabako (voir entretien, p.27). De même, le Kenyan Opiyo Okach tente de fonder une structure dans son pays (voir entretien p.43).
Au-delà de l’impulsion et de l’influence du Nord, une dynamique semble lancée, qui témoigne sur le continent de l’émergence de nouvelles identités culturelles, à la fois enracinées et sans frontières. C’est pourquoi la création chorégraphique est actuellement l’un des domaines artistiques les plus passionnants en Afrique, l’un des plus controversés aussi. Ce dossier propose un aperçu de sa diversité, ses difficultés, ses enjeux. Les chorégraphes africains n’ont pas fini de faire parler d’eux sur la scène internationale. Comme l’affirme Faustin Linyekula : « C’est à nous de dire qui nous sommes et ce que nous voulons. »
* In « Si la danse bouge, l’Afrique bougera », Le Monde, 9 avril 2000.
** In « La danse, une locomotive pour l’Afrique », Courrier de l’Unesco, oct. 2000.
*** In « Salia Nï Seydou : « Avant tout, garder son âme » », Rézo International, n°4, hiver 2000
**** « Dialogues de corps », du 10 au 22 décembre 2001 à Ouagadougou.///Article N° : 7