Cette compilation incendiaire est la suite du fameux « Africa wants to be free » (2004), produit par et pour l’association Survie.
Entre les deux, il s’est passé beaucoup de choses : d’abord la polémique autour du projet de loi inique sarkozien du 23 février 2005 « reconnaissant les bienfaits de la colonisation » ; puis, quatre mois après, le décès du Président-fondateur (vingt ans plus tôt) de Survie : l’économiste-pamphlétaire François-Xavier Verschave, infatigable et intarissable dénonciateur du néocolonialisme, auteur notamment de « La Françafrique » (Stock), de « Noir Silence » et de « Noir Chirac » (Les Arènes).
C’est bien sûr à lui qu’est dédié « Décolonisons » : le titre éponyme qui ouvre l’album commence par un extrait d’entretien sur fond de kora. Il y a un contraste assez fascinant entre la voix calme et douce de Verschave déclinant ses analyses le plus souvent objectives et pertinentes, et le ton enflammé, indigné, parfois hélas désespéré des artistes – en majorité des rappeurs, issus d’une dizaine de nations africaines – qui participent à ce projet.
On retrouve ici nombre de ceux qui figuraient déjà dans « Africa wants to be free » : notamment le Sénégalais Didier Awadi, le slameur congolais Akpass, le reggaeman ivoirien Tiken Jah Fakoly et le « posse » malien Tata Pound. La moitié des dix-huit titres sont inédits.
Parmi les autres, certains sont déjà devenus des classiques, comme le beau duo de Bernard Lavilliers avec Tiken Jah « Questions de peau ». On découvre la version originale et intégrale de « Yelema » (Tata Pound) qui avait été censuré lors de sa sortie à l’occasion du sommet françafricain de Bamako en 2005.
Il est sans doute légitime de critiquer la dénonciation quasi-exclusive du rôle de la « Françafrique », comme si les autres puissances impérialistes, ex ou néo-colonisatrices étaient indemnes de toute responsabilité dans les malheurs du continent. Il semble en outre discutable de transformer en icônes intouchables des personnages de l’Afrique précoloniale qui n’étaient certes pas des humanistes – comme le féroce chef de guerre esclavagiste Samory Touré !
Cependant malgré quelques exagérations et falsifications historiques, le discours sans concession de Survie repose sur un constat de faillite irréfutable de la « décolonisation arrangée », et il trouve un relais idéal dans la conscience, l’éloquence et souvent l’inspiration d’une nouvelle génération d’artistes qui a fait table rase des mièvreries désuètes d’une variété africaine complaisante et décadente. « Décolonisons » est entre autres choses une parfaite démonstration de la combativité et de la maturité du hip-hop en Afrique et dans la diaspora.
Il existe de multiples signes du fait que ce discours rebelle atteint ses cibles. On se souvient du procès intenté par Sarkozy à La Rumeur. De son côté, reprenant à sa façon la démarche de Boris Vian dans « Le Déserteur », sur fond de Marseillaise et de sirènes de police, le Lillois d’origine marocaine Axiom rappe « Ma lettre au Président » avec un mélange ironique de brutalité et de courtoisie qui lui a valu une réponse écrite de Chirac – dont on aimerait bien connaître la teneur !
D’un point de vue strictement musical, « Décolonisons » révèle de vraies perles, comme « Adama den Ko » (Kwal & Adama Yalomba) où une fois encore le rap acclimate parfaitement les instruments traditionnels africains, comme Akpass & Hamé (dans « La victoire des vaincus » le font pour les riffs du jazz et de la soul. Les amateurs de ragga seront eux aussi ravis à l’écoute du revenant ivoirien Kajeem ; de son compatriote Komandant Simi Ol, au débit indigné et irrésistible dans « Où est la justice ? » (pamphlet contre l’intervention de l’armée française en RCI) ; et encore plus du fiévreux rasta franco-congolais Jahwise (« Désamorcer ») dont la diction joyeusement délirante contraste astucieusement avec sa virulence dénonciatrice.
En effet, si la « Françafrique » n’est pas belle à voir, si Casey déclame « tu peux me croire, y’a pas d’espoir, y’a qu’la douleur à voir dans nos histoires », sa désespérance pathétique est très minoritaire parmi les propos incendiaires de cet album-brûlot, qui pourrait être écouté comme une bande-son positive, révolutionnaire à défaut d’optimisme utopique, des émeutes des cités et du sort tragique de l’Afrique.
Le mot « survie » y apparaît presque partout en filigrane, il pourrait aussi s’écrire « sur-vie », avec pour objectif ultime la réalisation du rêve dont François-Xavier Kerschave avait fait le seul but de sa propre vie et le magnifique slogan de son association : « donner valeur de loi au devoir de sauver les vivants. »
Décolonisons ! (Survie / Say It Loud / harmonia mundi)///Article N° : 5912