(Dé)peindre les travailleurs migrants en photographie

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En marge des luttes qui agitent depuis des décennies gestionnaires, militants associatifs et collectifs de résidents, des photographes s’introduisent dans la poudrière des foyers de travailleurs migrants pour porter un regard sensible sur cet habitat collectif. Quelles images leurs objectifs façonnent-t-ils ou défont-ils du foyer et de ses habitants ? Une question qui se pose à la rencontre d’Olivier Pasquiers, Vincent Leroux, Catherine Rechard et Mara Cannobio. Chacun à leur manière, ces artistes ont mené un travail photographique au long cours, en amont de la transformation d’un foyer de travailleur migrant.

L’Objet de mémoire, enjeux de mémoire
Plus qu’un autre habitat, les foyers de travailleurs migrants témoignent de l’Histoire. Histoire coloniale, histoire ouvrière, histoire du rapport de la France à ses étrangers. Dans le cadre du vaste plan de réhabilitation des foyers engagé à Paris (1), de nombreux foyers construits dans les années 1970 sont démolis ou réhabilités pour devenir des résidences sociales. Inscrites sur les murs abîmés du foyer et sur les corps usés des travailleurs migrants, ces histoires refont alors surface. Les pouvoirs publics, pour qui la question mémorielle est sensible, soutiennent parfois la production d' »objets de mémoire », hommages à des vivants peu visibles.
En 2010, Olivier Pasquiers, photographe du collectif Le bar Floréal, a été approché par la Ville de Clichy-La-Garenne (92) pour recueillir les témoignages d’une trentaine d’habitants d’un foyer en voie de démolition. Dans son ouvrage (2), les portraits des hommes en noir et blanc sont ponctués de récits de leurs vies de travailleurs. L’Agence nationale de la Rénovation Urbaine (ANRU), qui coordonne la réhabilitation des foyers, a financé le projet sur des crédits dits « mémoire » et les portraits des résidents ont été exposés dans les jardins de l’Hôtel de Ville de Clichy, en mars 2012, en pleine compagne présidentielle. Cette visibilité inédite de travailleurs de l’ombre dans un espace public et institutionnel a été permise dans un contexte politique où les enjeux de migrations sont sensibles.
Si le projet d’Olivier Pasquiers a été initié par le haut, d’autres naissent d’entreprises artistiques personnelles. Soutenu par le gestionnaire de foyers Adoma, Vincent Leroux, photographe du collectif Temps Machine, a voulu inscrire la réhabilitation du foyer Commanderie (Paris 19e) dans le cadre d’une réflexion sur la relation de l’homme à son territoire. Une démarche faisant écho à la préoccupation du gestionnaire de soigner par un objet de mémoire la transformation délicate et voulue exemplaire de ce grand foyer, au cœur de conflits entre gestionnaire, résidents et municipalité. Catherine Rechard et Mara Cannobio, de l’association Contre-Champ, ont elles aussi proposé leur projet au gestionnaire Adoma, en installant un studio photographique dans la cuisine du foyer Procession (Paris 15e). Sensibles au thème de l’habitat et de son appropriation, elles ont réalisé une série de portraits de résidents au cours d’une année de présence dans ce foyer. Si elles peinent à trouver le temps, le cadre et le soutien nécessaire pour exposer ou produire un ouvrage, elles tiennent aussi à ne pas trahir leur projet dans ce qui pourrait être une célébration de la réhabilitation du foyer. Photographe engagée, Catherine Rechard souligne en effet la tendance qui fait que les réflexions artistiques sur l’habitat se mêlent parfois à des enjeux politiques : « Le problème avec ce type d’habitat est qu’on le laisse se dégrader pendant des années, puis on met en avant la misère du lieu pour montrer à quel point la rénovation est une belle action. C’est gênant. »
Faire de « l’inutile indispensable »
L’intention qui réunit ces différents photographes est d’apporter une visibilité aux travailleurs migrants. Une visibilité absente dans l’espace public, qui vaut ici reconnaissance. Ce pourrait être un micro tendu vers eux, mais c’est un objectif qui veut mettre au jour l’humilité d’inconnus qui ont construit la France. Chaque artiste a son mot pour exprimer cette intention. Lorsqu’Olivier Pasquiers dit « Merci » aux travailleurs venus de loin, Vincent Leroux veut montrer « des hommes debout » et Catherine Rechard veut rendre « la beauté » des hommes qu’elle a rencontrés. Les portraits lèvent l’anonymat de ces travailleurs du petit matin en invitant notre regard à s’attarder sur leurs visages, sur un éclat dans leurs yeux, sur des mains croisées noblement.
« Ces gens-là sont invisibles, mais lorsque ceux qui nettoient nos trottoirs font grève, c’est le grand bazar. Dans mon livre, on voit leurs visages mais on ne connaît toujours pas l’identité de ces hommes, comme lorsqu’on les voit travailler dans nos villes. Mais en lisant leurs récits, on connaît un peu leur histoire ». Olivier Pasquiers a ainsi choisi de garder l’anonymat des résidents, comme pour interpeller le passant que nous sommes le jour où nous reconnaîtrons un de ces visages dans la rue. Pour dire en métaphore sa gratitude envers ces travailleurs venus de loin, il a réfléchi son ouvrage de portraits comme un passeport : « c’est un format carnet de voyage, qu’on peut mettre dans sa poche car pour moi, ce sont eux les véritables voyageurs, au sens des aventuriers du XIXe siècle. On restreint leur mobilité, lorsque c’est plus simple pour moi d’aller à Bamako que de prendre un thé à la menthe dans un foyer ». L’objet final, le livre, devance ainsi la photographie et se fait objet de mémoire en ce qu’il peut « faire en sorte que les histoires de ces hommes puissent traverser l’Histoire. Et le seul lieu que je connaisse qui permet à un témoignage de traverser le temps, c’est le livre ». Conscient que cette réflexion ne va pas de soi pour tous les hommes qu’il a rencontrés, il donne tout le sens à son travail dans cette démarche de transmission qu’il qualifie d' »inutile indispensable ».
Habitées par ce même besoin d’inverser le regard sur ces travailleurs fantômes, Catherine Rechard et Mara Cannobio ont de son côté choisi la mise en scène photographique pour dégager aux résidents un espace d’où leur dignité peut rayonner. Elles se sont inspirées du photographe Seydou Keita pour improviser dans la cuisine du foyer Procession (Paris 15e) un studio où chacun est invité à poser librement, de manière solennelle, avec les apparats qu’il souhaite. Une ambiance est créée autour de chaque portrait, une intention l’habite, celle notamment d’envoyer le portrait à un proche vivant au pays.
Dans l’ouvrage « Commanderie » (3), le respect que porte le photographe Vincent Leroux envers les résidents s’exprime tout autrement, dans une esthétique épurée et contemplative. Les hommes sont montrés tout en sobriété et retenue, dans l’intimité de leur chambre. Des photos du lieu de vie, du béton, avant, pendant ou après les travaux ponctuent leurs témoignages. L’habitat en mutation est mis en dialogue avec les souvenirs et les paroles des hommes.
L’artiste ou l’étranger
Si la manière de lier l’habitat aux souvenirs des hommes varie ainsi d’un artiste à l’autre, un élément commun dans leurs démarches est le choix du portrait. Comme si trop était déjà dit sur les conditions de vie dans les foyers, le reportage étant l’attribut des médias. Les photographes cherchent à tutoyer le singulier lorsqu’on finit par confondre l’homme avec sa condition de travailleur et de migrant, lorsque l’individualité disparaît derrière le collectif « des » résidents et « du » foyer. Le sociologue Georges Simmel l’a ainsi formulé : « Nous ne considérons pas les étrangers comme individus, mais surtout comme des étrangers d’un type particulier » (4).
Les réhabilitations sont des contextes sensibles où les travailleurs migrants voient leur cadre de vie évoluer du très collectif en foyer au très individuel en résidence sociale. Leur parole est alors souvent diluée dans des revendications collectives, tant de la part de représentants des résidents que des militants associatifs. Vincent Leroux, puisqu’il s’est intéressé à la relation entre l’homme et le foyer, s’est trouvé face à ces réalités : « Je me suis rendu compte qu’il y avait énormément d’enjeux autour des foyers. Je ne suis pas un militant, ni un travailleur social, je porte un regard différent de celui qu’on les acteurs du « milieu » associatif ou gestionnaire. J’étais présent à quelques réunions pendant la rénovation, j’avais l’impression d’assister à une bagarre avec les Blancs de l’institution face aux Blancs des associations militantes ». Avec le regard sensible et distant de l’artiste, qui est aussi celui de l’étranger, le photographe peut amener de la complexité là où les clivages du « milieu » lissent la réalité.
Bien sûr, chaque photographe donne à voir une représentation qui est sienne. Mais la marge d’interprétation reste large, comme en témoigne la réaction très vive d’Olivier Aubert, photographe engagé par ailleurs au COPAF (Collectif pour l’Avenir des Foyers) face au travail de Vincent Leroux (5). Ce dernier a reproché à son collègue de célébrer la norme d’un mode de vie individuel, en filigrane derrière la réhabilitation du foyer. Voilà ce qu’il écrit : « Rien de ce qui fait la vie si particulière dans un « foyer africain » ne nous est donné à voir. C’est pourtant dans les interstices que ce qui se vit dans les couloirs, salles, halls, cours, donne lieu en permanence à résistance et à batailles avec les gestionnaires et les pouvoirs publics ». En voulant avertir le photographe d’un risque de partialité, Olivier Aubert tombe dans ce même écueil en réduisant le travailleur migrant à son collectif. Cette focale sur le « vivre ensemble », la lutte et l’opposition qui définirait l’habitant du foyer semble dire que le regard du militant parle ici devant le regard sensible de l’artiste.
Cette controverse sur la posture du photographe aborde des questions essentielles sur la représentation de l’altérité. Dans cette position si particulière où l’un est devant, l’autre derrière un objectif, comment veiller à ne travailler « sur » le migrant ? Si l’œil du photographe est empreint de gratitude, comment ne pas glisser vers un regard qui n’infériorise pas l’homme ? Les photographes sont inévitablement face à ces questionnements lorsqu’ils finissent par se sentir eux-mêmes étrangers, eux-mêmes « autres » dans ce travail d’immersion. Car tous ont fait l’expérience inconfortable de l’altérité en découvrant le foyer, son organisation interne et ses luttes. Ils ont dû ajuster leur regard à des réalités qui se prêtent facilement aux assignations identitaires, comme lorsque Vincent Leroux découvre un foyer qui lui évoque « Grosny ». Ils ont dû aussi adapter leur projet à une temporalité très longue. Après avoir obtenu l’accord de l’instance de représentation des résidents (le comité), de longs mois de déambulation dans les couloirs et chambres du foyer leur sont nécessaires avant de sortir l’objectif et faire des prises de vues. Vincent Leroux exprime avec une sensibilité à fleur de peau les difficultés de posture auxquels il a été confronté tout au long du projet. « Quand je débarquais un samedi matin, que je courrais partout, au milieu de toutes ces familles, des marmites, dans les couloirs après le comité de résidents, j’avais l’impression d’être un Martien, et j’étais vraiment un Martien !« . Cet habit de Martien a longtemps maintenu le photographe dans l’idée qu’il était en échec dans son projet, ne pouvant capter l’attention du collectif des résidents et être ainsi accompagné dans sa démarche. Aujourd’hui, il retourne cette difficulté comme un atout qui lui a permis d’entendre des paroles individuelles brutes, délivrées et détachées de logiques collectives. L’atout certain de son travail, comme dans celui de tout artiste ou tout sociologue investissant la question de l’altérité, est en tout cas une capacité fine de réflexivité sur cette position si délicate face à l’étrange(r).

1. Le plan national de traitement des foyers de travailleurs migrants est engagé depuis 1997. Il porte sur la réhabilitation de 326 foyers en France. À Paris, en 2006, la ville de Paris a repris la conduite du plan de réhabilitation des foyers, auparavant géré par l’État.
2. Merci aux travailleurs venus de loin, Créaphis, mars 2012
3. Commanderie, Temps Machine, décembre 2010
4. Georg Simmel, « Digressions sur l’étranger », dans Grafmeyer, 1990, p. 9
5. Article d’Olivier Aubert du 4 mai 2011, « Commanderie », sur Lesmotsontimportants.net
///Article N° : 11320

Les images de l'article
© Vincent Leroux
© Catherine Rechard
© Olivier Pasquiers
Merci aux travailleurs venus de loin d'Olivier Pasquiers © Créaphis, 2012
© Vincent Leroux
L'ouvrage Commanderie © Vincent Leroux, 2010





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