Avec son nouveau roman Deux Alma, Fantah Touré imagine deux femmes d’une même lignée, la grand-mère et la petite-fille, prénommées toutes deux Alma, et qui ont tissé un lien fort au fil des années. Au soir de sa vie, l’aïeule raconte des bribes de sa vie à son homonyme. Un texte intime et féminin porté par une écriture maîtrisée. Une réussite littéraire pour un roman captivant.
Alma, la grand-mère, est le vilain petit canard d’une famille bourgeoise du Nord de la France à la fin des années 60. Destinée à de longues études, elle se veut artiste. Promise à un mariage de son rang, elle tombe amoureuse de son voisin de palier, un étudiant ivoirien en médecine. La famille appréhende avec crainte ses rêves d’art comme cette union mais laisse faire l’enfant rebelle, en espérant que cela ne dure pas. Pourtant Alma épouse « l’homme de couleur », Semi, puis naissent promptement les deux premiers enfants. Une fois diplômé en pédiatrie Semi rentre à Abdjan pour obtenir la place qu’il mérite et bientôt femme et enfants le rejoignent. Alma devient professeur d’arts plastiques dans le secondaire en terre d’Eburnie nouvellement indépendante. Pour cette Française, il s’agit d’apprivoiser ce nouvel endroit. Tout est différent pour elle. Tout reste à construire. Mais au lieu d’être un appui, Semi devient fuyant, préférant sa carrière à son foyer, sa grande famille à celle qu’il s’est voulue et dans laquelle naissent encore deux enfants. Les deux amants parisiens ne parviennent pas à retrouver le feu de leur passion. Toutefois Alma est guidée par sa belle-mère, Nana. Celle-ci, femme agnie analphabète, veuve très tôt, fait fortune grâce aux terres agricoles de son défunt mari et grâce à son commerce de pagnes. Elle porte la famille avec son regard tendre et son caractère autoritaire. Tous l’écoutent et se plient à ses attentes. Alma s’en fait une indéfectible alliée pour apprivoiser les rues africaines, élever ses enfants et tenter de trouver sa place.
Elle m’a pilotée dans les différents étalages [du marché de Treichville], présentée à toutes ses amies, et elle m’a appris à faire les courses le plus économiquement possible. (…) C’était une grande faveur que me faisait Nana car normalement, elle aurait dû confier mon initiation à quelqu’un de la même génération que moi (…). Mais je crois qu’elle voulait amortir le choc de tant de nouveautés pour moi. (p.76)
Pourtant, Alma demeure tout au long de sa vie entre deux mondes, moins française à mesure que les années passent, mais jamais tout à fait ivoirienne car sa couleur de peau rappelle celle du colon et empêche une intégration totale.
Alors surgit Alma, la seconde, née à Abidjan, trentenaire, institutrice, qui a une affection particulière pour cette grand-mère avec laquelle elle a toujours passé beaucoup de temps. Les deux femmes décident de rendez-vous réguliers durant lesquels la première se raconte à la suivante.
« Il était convenu entre nous que je ne te poserais aucune question : je te faisais réentendre au début de chaque séance la fin de la précédente puis j’appuyais sur « Enregistrer » (…) je me suis autorisée, lors de la transcription de tes paroles à rajouter des passages de mon cru, comme un écho à tes paroles… » (pp10-11)
Ce dispositif narratif singulier livre ainsi le discours alterné des deux Alma à la première personne, bien que le récit de l’aïeule soit quantitativement bien plus important que celui de sa petite-fille, laissant essentiellement à la nouvelle génération le soin de réagir face au témoignage de l’autre et à se positionner par rapport à sa généalogie. Ces deux récits enchâssés, l’un en italique pour se distinguer de l’autre voix narrative, permettent d’élaborer une saga familiale essentiellement féminine allant de Nana à Alma, de Alma à Myriane, sa fille, de Myriane à Alma, la petite-fille, chacune incarnant un personnage singulier : la villageoise forte, la Française deterritorialisée, l’Ivoirienne médecin tournée vers sa réussite, la plus jeune à l’orée de sa propre existence. Néanmoins, nulle caricature dans ces êtres de papier façonnés de manière complexe, montrant les failles comme les qualités de chacune, leurs échecs comme leurs victoires grâce à un regard rétrospectif.
Je découvre à quel point il est facile de te raconter des épisodes de ma vie que j’étais jusque là la seule à connaître. Piètre épouse, donc, je l’ai été, boudeuse, peu bienveillante et accueillante à mon époux. Enfermée dans une union somme toute conventionnelle, qu’est-ce qui distingue ma vie de celle de ma mère, si ce n’est le changement de continent ? (pp.136-137)
Deux Alma est enfin un roman qui permet de restituer une époque pas si lointaine durant laquelle il fallait douze jours pour rallier Bordeaux à Abidjan par bateau, où partir en Afrique en tant qu’Européenne signifiait renoncer à sa famille car les moyens de communication restaient chers et limités ; une époque durant laquelle ce type de voyage faisait de vous, pour toujours, « l’aventurière » de la famille, une sorte de marginale. Alma, la grand-mère, est ainsi vouée à la solitude au long de sa vie. Elle devient « la mère de… », « la femme de… » mais jamais tout à fait une femme considérée pour elle-même. Alors ce roman permet de sortir de l’invisibilité toutes celles qui ont eu un parcours comparable et de leur donner une voix intime sans stéréotype ni morale.
Ce faisant, Deux Alma est un roman introspectif et historique, biographique et mémoriel, nécessaire dans le champ littéraire francophone pour les voix qu’il donne à entendre, unique par sa prose finement ciselée, fruit d’une autrice amoureuse des mots, à coup sûr. Gageons que ce texte rencontrera un large public sur ses deux continents d’attache.
Emmanuelle Eymard Traoré
Deux Alma de Fantah Touré – ISBN : 978-2-70871026-9