Cette communication propose, en prenant appui sur une réflexion sur le Black Hist ory Month états-unien et sous forme de manifeste, une analyse des sens multiples que revêt l’émergence des discussions portant sur les identités raciales dans l’espace public français depuis le début des années 2000. En s’appuyant sur la diversité des mémoires des populations noires en présence à la fois sur le territoire et dans l’imaginaire français depuis la traite négrière et l’esclavage colonial jusqu’aux présences plus récentes, cet exposé proposera de passer de la théorie à la pratique en offrant quelques pistes de matérialisation mémorielle.
La France du XXIe siècle est, de fait, multiculturelle. Ce fait est une réalité contemporaine et historique, sociologique et humaine, qui ne peut plus être niée. Cela dit, la prise de conscience de cette réalité par la nation est ce qui peut aujourd’hui poser problème. Ainsi, s’il est devenu courant d’utiliser depuis quelques années le terme « mondialisation » pour désigner le caractère international et transnational des échanges commerciaux et le déplacement des personnes, un petit rappel historique s’impose. Pour l’Occident, l’ère moderne a débuté à la fin du XVe siècle, notamment avec ce qui a été nommé à tort ou à raison les « grandes découvertes », dont celle du « Nouveau monde ». Cette ère moderne a véritablement marqué le début de la mondialisation par le biais fondamental des traites négrières, de l’esclavage et du colonialisme, systèmes indispensables à l’émergence du capitalisme et au développement de celui-ci. Il faut ici garder en tête la thèse développée dès 1944 par Eric Williams, de Trinidad-et-Tobago. Ce phénomène de mondialisation, avec son lot de migrations libres et forcées, va de pair avec les questions liées au multiculturalisme. Il ne s’agit donc pas d’un phénomène récent. La transformation du monde de manière profonde et pérenne ne date absolument pas de la fin du XXe siècle. Depuis le milieu des années 2000 et plus particulièrement à travers le traitement de la révolte des quartiers populaires au cours de l’automne 2005, la question raciale s’est imposée dans l’espace public national et a mis en lumière de manière encore plus affirmée une identité française blanche supposée. Pour ce qui est des discussions publiques, plus récentes, ayant trait aux notions de genre et de sexualité, la France s’est révélée alors masculine et strictement hétérosexuelle.
Qu’induisent ces constatations ? Il s’impose de parvenir à gérer la différence à laquelle la République est confrontée de manière logiquement plus pressante aujourd’hui. Avant toute chose, cette différence doit être reconnue et acceptée comme telle. Il faut ensuite mettre un terme aux visions hiérarchisées du monde, de l’histoire, des individus, des communautés et des cultures. Après tant de siècles jalonnés par des relations politiques de type vertical, n’est-il pas temps de faire place aux relations politiques de type horizontal ? Au final, les questions alors soulevées sont celles très anciennes du partage des richesses et de l’abolition des privilèges. Oui, la justice et l’égalité peuvent être des objectifs visés et surtout complètement assumés. En cela, la politologue Françoise Vergès, par le biais de la rencontre Mémoires croisées qu’elle a organisée en mai 2012 au Sénat, a pris à bras-le-corps les questions souvent douloureuses liées au passé colonial de la nation française. Cette année encore, l’exposition Dix femmes puissantes : portraits de femmes en lutte contre l’esclavage colonial, au Mémorial de l’abolition de l’esclavage de Nantes, coordonnée par Mme Vergès, offre un bel exemple d’initiative institutionnelle sur la question de la mémoire. Ces questions impliquent une refonte et une nouvelle imagination du récit national. Ce dernier, pour se transformer, doit être plus inclusif et plus proche de la réalité. En un mot, ce récit national doit devenir plus juste. Cela est possible, même si de sérieux efforts restent à faire. Néanmoins, n’omettons pas le fait que la nécessité évoquée est garante de l’avenir apaisé de la France, car le monde se trouve dans la France et la France se trouve dans le monde. Tous deux sont en mouvement. Il serait fou, dangereux et totalement irresponsable d’ignorer cela.
Dans une telle perspective, l’an dernier, au mois de février, s’est tenu à Rennes et à Paris une édition française du Black History Month. L’initiative est venue de Rennes, en Bretagne. Pierre-Marie Boisseau (de l’association DOOINIT) est venu me proposer de collaborer avec lui sur l’organisation d’un événement qui à l’origine devait se tenir uniquement dans la ville de Rennes. Cependant, suite à l’engouement très tôt exprimé pour cette initiative, nous avons finalement décidé d’organiser cet événement également à Paris. Le terme « Black History Month » désigne un ensemble de manifestations culturelles qui ont lieu au mois de février aux États-Unis. C’est en 1926 que l’historien afro-américain Carter G. Woodson lance la Negro History Week : une semaine consacrée à l’histoire des Noirs. Cette semaine, jalonnée de conférences et de manifestations culturelles, a lieu en février pour célébrer les anniversaires du militant abolitionniste afro-américain Frederick Douglass, et du président américain Abraham Lincoln, dont le rôle politique fut décisif dans l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. En 1976, la semaine de célébrations est étendue au mois entier. La Negro History Week devient ainsi le Black History Month. Entre ces deux dates, 1926 et 1976, les États-Unis ont été secoués par la lutte pour les droits civiques portée par les Afro-américains et le militantisme du mouvement Black Power. Aujourd’hui, le Black History Month perdure et est devenu une véritable institution qui s’est depuis exportée hors des frontières américaines vers des pays tels que le Canada, la Grande- Bretagne ou l’Allemagne.
Chacun des pays que je viens de nommer s’est entièrement approprié le Black History Month en le célébrant à des périodes différentes, en phase avec leurs références historiques propres. Notre initiative française, en 2012, s’est déroulée en trois temps. En premier lieu, nous avons mis à l’honneur les Black Panthers en invitant la première femme à avoir intégré les instances dirigeantes centrales de ce parti politique, Mme Kathleen Cleaver, à rencontrer le public français et prendre part à un échange sur son expérience et sa mémoire personnelle de cette période politiquement et socialement mouvementée de l’histoire américaine. Nous avons ensuite demandé à trois artistes de partager avec le public leur vision de l’identité noire dans l’espace français. Mais aujourd’hui, je pense que c’est le troisième et dernier temps de cet événement qui doit attirer toute notre attention. En effet, à la suite des interventions de Mme Cleaver et des artistes français, nous avons tenu à organiser une table ronde sur la question noire de France. Pour cela, nous avons décidé de rassembler un historien, un militant, une journaliste et une écrivaine afin de lancer une réflexion collective et grandement diverse dans ses formulations. Un débat avec le public, venu nombreux et extrêmement impliqué s’en est suivi. À Rennes, comme à Paris, le Black History Month à la française a rencontré un énorme succès. Celui-ci a, en définitive, dépassé toutes nos attentes, au point de nous submerger. Tout fut difficile : l’organisation, la gestion de l’engouement du public, le manque de lieux disponibles pouvant accueillir l’ensemble des personnes désireuses d’assister à lévénement, surtout à Paris ! Malgré tout, l’édition 2013 s’est vite imposée comme une nécessité.
L’édition 2013 s’est tenue le samedi 18 mai à Paris au Comptoir Général. Organisée en partenariat avec tRIBa Prod, un collectif de Françaises d’origines diverses qui se sont expatriées à New York depuis plusieurs années, nous avons décidé de traiter de la thématique de l’hybridité. Entre 2012 et 2013, des transformations majeures avaient été opérées dans notre mode de fonctionnement. En effet, premièrement, le terme américain « Black History Month » a été transformé par « Africana » (tiré du latin et qui signifie : tout ce qui touche à l’Afrique, et pour nous : tout ce qui y touche de près ou de loin). Black History Month a néanmoins été conservé pour l’appellation de l’association que nous avons fondée et que je préside. En second lieu, alors que l’événement s’était tenu en février l’an passé, en hommage au calendrier américain, nous avons décidé qu’Africana devait avoir lieu au mois de mai, de façon à mieux cadrer avec le calendrier français qui, conformément à la loi Taubira-Delanon de 2001, célèbre le 10 mai la commémoration nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Si la dette envers les luttes de libération afro-américaine s’est initialement imposée d’elle-même,également riche d’enseignements, de figures et d’événements qui peuvent et doivent être célébrés. C’est dans cet état d’esprit que nous avons principalement invité des artistes dont le travail sur la question de l’hybridité (thème que nous avions sélectionné) nous semblait pertinent. Parmi ceux-ci : l’artiste rap Casey (d’origine martiniquaise), le plasticien franco-russe-brésilien Alexis Peskine, et l’acteurdramaturge Jean-Baptiste Phou, d’origine cambodgienne. Rythmée par de la musique, avec la participation des chanteuses Otuawan Nyong et Zaharia, et la présentation du site Internet Vie de Renoi, crée par Cynthia Tocny dans le but de rassembler et diffuser des anecdotes liées à l’expérience du racisme rencontré par les populations noires de France, la soirée, qui a réuni près de 200 personnes a, encore une fois, rencontré un vif succès.
Un Black History Month français est aujourd’hui tout simplement indispensable. Tout d’abord, il répond à un besoin réel qui émane de la population française. Je parle ici de l’ensemble de la population de notre pays : qu’il soit question pour les uns de reconnaissance ou pour d’autres de culture, dans les deux cas, il est impératif de lever le voile sur des périodes encore trop méconnues de notre histoire commune. Ensuite, le Black History Month français doit devenir réellement français. Oui, nous devons en transformer le nom et ainsi ne plus avoir peur de ne serait-ce que prononcer le mot « noir ». Nous devons intégrer cette reconnaissance et mise en valeur de cette histoire des Noirs de France et Noirs en France à notre propre calendrier. Nous avons notre propre histoire que nous devons regarder en face et assumer avec courage. La République, en 2001, s’est distinguée des autres nations occidentales en votant à l’unanimité, et c’est tout à son honneur ! la loi Taubira-Delannon qui déclare, je cite son premier article :
La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du XVIe siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.
Reconnaître cela, c’est accepter de joindre les actes à la parole républicaine. Accepter, par ailleurs, l’idée que cette entrée dans l’ère moderne par l’Occident, dont la République fait partie, a produit des identités nées de processus de racialisation fortement hiérarchisants et fondamentalement inégalitaires dont les effets perdurent aujourd’hui encore, notamment dans les imaginaires et les rapports sociaux, politiques et économiques. En d’autres termes, il est temps de réparer. Oui, la demande d’un débat public sur la question des réparations, tout récemment lancée par le Conseil Représentatif des Associations Noires est de rigueur. Il est temps de corriger. Il est temps de célébrer la mémoire tant dans les Outremers qu’en France métropolitaine. Ainsi, si le 10 mai de cette année, le Président de la République a officiellement annoncé la création d’un mémorial de l’esclavage en Guadeloupe, il est impératif qu’un véritable lieu de mémoire voie également le jour dans l’Hexagone.
Le Mémorial de Nantes n’est qu’une ébauche et son appellation même pose problème. La cérémonie du 10 mai, très solennelle, formelle et officielle, qui se tient au Jardin du Luxembourg de manière encore trop confidentielle doit devenir véritablement populaire si la République est désireuse de lui donner un sens. En d’autres termes, il est temps de donner véritablement corps à notre idéal universaliste républicain. Prenons connaissance et reconnaissons l’histoire afin de mieux la dépasser et afin de mieux la vivre au présent de manière décomplexée. Les cultures et les histoires du ou des monde(s) noir(s), c’est évident, ne se limitent pas à l’histoire de l’esclavage, du colonialisme et de leurs abolitions. Il reste encore tant de chapitres à révéler au plus grand nombre. Le chantier est immense.
L’objectif est néanmoins clair et affiché : oeuvrons pour qu’enfin nous puissions devenir Français ensemble, de manière libre, égale et fraternelle. C’est une question de justice. C’est une question d’égalité.
///Article N° : 12879